Balaoo

IV – INCONVÉNIENTS DE CERTAINE AUDACIEUSEENTREPRISE

Mais ce n’était pas à la foule qu’allait larancune de Patrice. Le sentiment qu’il nourrissait, à cette heure,à l’endroit de Coriolis, était dénué de la moindre tendresse. Dansl’auto, le jeune homme se jurait bien que le singulier vieillardlui paierait cher les tristes heures qu’il venait de passer.

Maintenant, Coriolis avait une figure deréflexion sévère. Cette sévérité devait être dirigée contrelui-même, car il prononça une étrange phrase :

– Je touche peut-être au châtiment !Que la volonté de Dieu soit faite si je l’ai offensée.

Madeleine, qui rouvrait les yeux, ne putentendre ces paroles sans frissonner, et ses bras fragilesserrèrent contre elle celui qui les avait prononcées.

Comme la voiture entrait dans la rue deJussieu, Madeleine dit :

– Rassure-toi, papa ; ce n’estplus une bête sauvage.Je lui parlerai et il comprendra. Notretort a été de le fuir comme une bête sauvage ; et c’estcertainement cela qu’il ne nous pardonne pas. Mais, si je luiparle comme on doit parler à un homme, il agira en homme.

Gertrude dit simplement :

– Oui, il se tuera comme unhomme !

Ils arrivèrent à l’hôtel. Événementincroyable : Madeleine paraissait avoir retrouvé toutes sesforces. Ce fut elle la première descendue, et sans l’aide depersonne. Patrice, stupéfait, la regardait : tout de même,elle était aussi blanche que sa robe.

Patrice exigea que l’auto attendît. Sur letrottoir, ils examinèrent le visage de la maison. Il était clos.Coriolis avait des clefs. On entra. Le jeune homme avait pris lebras de Madeleine presque de force. Il sentait trembler ce bras surle sien. Elle avait peur !… Elle avait peur !… Alorspourquoi était-elle revenue ? Pourquoi avait-elle voulurevenir ? Elle dit tout haut, après avoir écouté le silence dela maison :

– Il n’est pas là !

C’était donc pour lui qu’elle étaitrevenue.

Patrice souffrit atrocement, et cependant ilne doutait point que Madeleine ne l’aimât. Tous avaient l’oreilletendue vers le silence de la maison. La jeune femme, avec unsoupir, dit encore :

– Ils ne sont pas rentrés. Zoé lui aurafait peut-être entendre raison ! Mon Dieu, si elle avait pu ledécider à faire un tour au jardin d’Acclimatation ! (Coriolisavait défendu, une fois pour toutes, à Balaoo, le jardin desPlantes qu’il trouvait trop près.)

– C’est bizarre, je ne vois pas généralCaptain !

Justement, comme elle disait cela, généralCaptain apparut sur la dernière marche du premier étage.

L’oiseau-concierge avait un drôle d’air.

D’abord, il ne leur demandait pas s’ilsavaient bien déjeuné. Il ne leur demandait rien du tout : ilne parlait pas, ce qui était tout à fait anormal pour généralCaptain. Et il balançait sa petite tête verte d’une façon régulièreet désolée :

– Général Captain a quelque chose !remarqua tout de suite Gertrude qui le connaissait bien.

Silencieux, au fur et à mesure qu’ilsavançaient, il reculait, par petits bonds, toujours en lesregardant et toujours en balançant la tête.

– Il y a quelque chose ! Il y aquelque chose ! reprit Gertrude.

Patrice sentit trembler davantage, sur sonbras, la main de Madeleine. Elle était de l’avis deGertrude :

– Suivons-le, dit-elle, vous voyez bienqu’il nous appelle.

Tout cela était enfantin et sinistre. Cetoiseau vert, à la démarche mystérieuse et au balancement de têteincessant… leur apparaissait au milieu de ce vaste escalier, oùhésitaient leurs pas inquiets, comme la mauvaise fée de l’hôtelfroid et sonore.

Il les conduisit à travers des corridors,jusqu’au haut de la galerie de service qu’ils avaient prise lematin même pour échapper à la curiosité de M. Noël ; etlà, ils découvrirent, tout en haut des marches, étendue, les brasen croix et le visage couvert de sang, Zoé ! Ils crièrentd’effroi. Coriolis, qui s’était précipité sur ce corps inerte,releva sa figure effarée.

– Elle a reçu un coup terrible à la tête,fit-il, mais elle n’est pas morte !

On la transporta dans sa chambre. On l’étenditsur son lit ; Coriolis lui fit respirer de l’éther. Elleouvrit les yeux. À la vue de cette jeune femme en robe de mariéequi la soignait, elle fut secouée comme d’une déchargeélectrique :

– C’est toi, Madeleine !… Toi,ici !… Ah ! va-t’en !… va-t’en !…va-t’en !… Ma petite Madeleine, va-t’en…

On essaya de la faire taire, de la calmer,mais rien n’y fit. Elle était animée d’une force incroyable pourrepousser Madeleine :

– Va-t’en ! Il va venir !… Ilva venir !… et il te tuera !…

Ils virent qu’elle délirait, mais les parolesde son délire les affolaient.

– Oui, il te tuera !… Quand il a vuque tu étais partie avec Patrice, que tu t’étais enfuie durestaurant, rien n’a pu le retenir. Il m’a frappée, parce que jevoulais le retenir ! Je lui ai crié, en râlant, que vous étiezà la gare de Lyon. Alors, il n’a fait qu’un bond jusqu’à la fenêtremais il va revenir !… Il va revenir !… Et comme je lui aimenti… il me tuera ! Tant mieux… Je ne suis revenue ici quepour cela… mais la force, la force m’a manqué au haut des marches…Ah ! qu’il me tue avec son poing terrible, puisqu’il nem’aimera jamais !…

Madeleine essuya doucement le sang quicouvrait le jeune et douloureux visage de sa petite amie, et ellel’embrassa sur le front en pleurant.

– Fuyons ! dit Patrice, fuyons cemonstre que vous avez recueilli chez vous ! et qui n’a plusrien d’humain.

– Oui, partez, ordonna la voix lugubre deCoriolis… Partez !… Tu vois, Madeleine, ce qu’il a fait deZoé… Partez !…

– Eh ! mon père, vous savez bienqu’il ne peut entendre la voix de Zoé, mais qu’il a toujours obéi àla mienne !…

– Emmenez votre femme, Patrice !ordonna Coriolis.

– Vous n’avez donc plus foi dansvotre œuvre, mon père ? demanda Madeleine, de sa voixharmonieuse et calme.

Coriolis fit quelques pas dans la pièce enproie à une mystérieuse agitation ; mais il s’arrêta en facede Madeleine et la regardant bien dans les yeux :

– Et si nous n’avions pas tué labête ?

Madeleine ne baissa pas les yeux :

– Je vous jure qu’elle estmorte ! Pourquoi n’avez-vous pas voulu me croire ?Tout ceci aujourd’hui ne serait pas arrivé. Il a droit à desparoles d’homme !

Mais la voix de Zoé s’éleva,éperdue :

– Partez ! Partez !… Il varevenir… et il tuera… Il tuera tout avec sa mainterrible !…

– Non, fit Madeleine, en s’asseyant auchevet de Zoé, il ne tuera pas, parce que je resterai et que je luiparlerai.

Mais Zoé, malgré les bras qui voulaient laretenir, avait glissé du lit… et, à genoux, suppliait Madeleine etPatrice de fuir au plus vite.

– Il vous tuera tous les deux !…Vous ne savez pas ! vous ne savez pas !… Ce n’est pasde sa faute si Patrice n’est pas déjà mort !… Il letuera comme il a tué Blondel, comme il a tué Camus !… comme ila tué Lombard… et…, un autre… un autre que vous savez bien !…C’est lui !… C’est lui qui les a tués tous !… Je t’aimenti, Madeleine, ce n’est pas Élie qui criait dans la nuit :Pitié ! Pitié ! à la maison d’homme !… c’était…C’ÉTAIT BALAOO !…

Délirante, elle se traînait sur les genoux etMadeleine reculait devant cette voix épouvantable, cette voix quevoulait faire taire maintenant Coriolis à toute force !… àtoute force !… Ah ! les poings de Coriolis sur la bouchede Zoé : « Tais-toi !… Tais-toi !… », cerâle de Coriolis… la figure de cent ans de Coriolis… et la tête defolle de Madeleine… les yeux fous… la bouche ouverte… muetted’horreur… Mais on n’arrête plus la voix de Zoé… « Il voustuera !… comme il les a tués tous !…tous !… » Et les mains de Zoé agrippent Madeleine,la tirent dehors, la poussent dans la galerie, lui jettent unmanteau :

– Vous tuera !Partez ! Partez ! Partez !… Il n’est quetemps !… vous tuera !

Zoé réclame du renfort, et maintenant lesmains de Zoé, de Patrice, de Coriolis, de Gertrude, toutes lesmains poussent Madeleine hors de la vieille maison…

Ils fuient, les deux jeunes mariés, ils fuientdans la nuit commençante, dans l’orage qui éclate sur la ville. Aufond de l’auto, Patrice croit tenir dans ses bras une morte,cependant que, dans le ronflement du moteur, la trépidante machinesemble répéter éternellement : « Balaoo !…Balaoo !… Balaoo !… »

*

**

« Balaoo ! » Ces trois syllabesremontent du fond de son tragique souvenir…

Patrice donne un coup de poing dans lavitre : l’auto stoppe devant une boutique. Cinq minutes après,le jeune homme remonte.

– D’où reviens-tu ? lui demandeMadeleine, ressuscitée par l’arrêt brusque de la voiture.

– Je suis allé acheter un revolver.

– Pourquoi faire ?

– Pour tuer votre Balaoo.

– C’était bien inutile. On ne tue pas unanthropopithèque avec ce que tu viens d’acheter là !

– Un quoi ?…

– Un anthropopithèque…

*

**

Enfin seuls dans le train qui les emporte,Patrice a écouté Madeleine. La jeune femme est arrivée, d’une voixblanche, au bout de son récit. Patrice n’ignore plus rien !Courbé sur ses mains qui étreignent sa pauvre tête et cachant sonhonteux visage, il laisse, entre ses doigts, passer des mots quivont frapper Madeleine au cœur comme des petits coups de marteaudur : toc ! toc ! toc !

– Voilà ce que c’est, dit la voixmétallique et sèche et si lointaine de Patrice… Voilà ce que c’estque d’avoir un oncle qui a des idées de génie.

Madeleine se renverse en arrière sur labanquette, manquant d’air, pâmée. Il ne la voit même pas, mais iltermine sa pensée :

– Nous nous retrouverons tous en courd’assises… Ton père est un assass…

Quelque chose lui roule entre les jambes,comme un bagage tombé du filet. C’est le corps blanc de Madeleineque ballottent les cahots du train d’Auvergne.

– Le dîner est servi ! lance dans lecouloir du wagon la voix du maître d’hôtel. Une glace baissée, del’air, des sels, un corsage entrouvert, des baisers et des pleurs,et Madeleine revient à elle.

– Ô Madeleine chérie ! Pourquoi nem’avoir point parlé de ces terribles choses plus tôt ?

– Mon amour ! Mon amour ! Je tejure que, si j’avais pu songer une seconde que cet horrible Balaoofût capable de commettre les crimes dont a parlé Zoé, je t’auraistout dit avant d’être ta femme ! Et si j’avais cru qu’il leseût commis, j’aurais refusé ta main ! Mais je ne crois pas,non, je ne crois pas ce que dit Zoé. Zoé a voulu se venger deBalaoo. Je n’aurais pas pensé cela d’elle !

– Mais elle a dit qu’il a encore tuéquelqu’un que vous savez bien ?

– Oh ! cela, c’est quand ilétait tout jeune et ça a été un accident. Il a serré trop fort aucou un monsieur qui en est mort. Balaoo ne connaît pas la force desa main. Il a une main d’assassin sans le savoir. Mon amour, il nefaut pas croire ce que dit Zoé… Balaoo n’a commis qu’un homicidepar imprudence…, ça peut arriver à tout le monde… Maintenant,depuis qu’il est à Paris, il sait qu’il ne doit plus toucher auxcous d’hommes avec sa main terrible… Il sait ce qu’il en coûte…Papa l’a mené voir une exécution capitale, et il en est revenu toutà fait impressionné, je t’assure… mon Patrice… à quoi penses-tuencore ?… Te voilà tout rêveur !…

– Eh bien ! nous voilàpropres ! fait Patrice avec vulgarité…

– Patrice !…

– Madeleine !…

– Le second service,messieurs !…

Les deux jeunes gens ont faim.

Ils n’ont pas déjeuné, il est huit heures dusoir ! Et les émotions, ça creuse !…

Ils se dirigent vers le wagon-restaurant. Ilss’assoient à une petite table de deux.

Le second service a rempli les deuxcompartiments qui sont séparés par une glace, par une simple glace.Là-bas, c’est le compartiment des fumeurs. Mais on y dîne à toutesles tables !…

– Oh ! Madeleine… si tu voyais…c’est trop drôle… non, ne te retourne pas… Mais tout à l’heure, turemarqueras… là-bas, tout au fond, il y a une dame avec unchapeau !… Oh ! un chapeau !… Il inspirerait généralCaptain… Tu verras, c’est une dame qui est à droite, à côté… àcôté… de… de… Oh !… Madeleine !…

– Qu’est-ce qu’il y a, Patrice ?…Mais, dis-moi ! Qu’est-ce qu’il y a ?… Mais c’est toi,maintenant, qui vas te trouver mal !…

– Madeleine, dit la voix sourde dePatrice… la personne qui dîne à côté de la dame au chapeau… jecrois bien que c’est Balaoo !…

– Ah !…

– Ne te retourne pas !… Ne teretourne pas !… Il est penché… Je ne puis bien voir… Sonchapeau de feutre lui cache les yeux… Ah ! il les lève surnous !… Il nous regarde !… C’est lui !

Madeleine ne put s’empêcher de se retourner.Patrice ne s’était pas trompé. Elle reconnut Balaoo. Celui-ci avaitbaissé brusquement la tête dès qu’il s’était aperçu que Madeleinele regardait.

– N’aie pas peur, dit-elle à son mari, ilest déjà dompté. Son coup de brutalité est passé, il baisse déjà latête, il n’ose plus me regarder.

Patrice, qui était devenu extrêmement pâle,dit :

– Si je tremble, c’est du désir d’enfinir d’un coup avec cet horrible personnage.

– Tais-toi, mon ami, et passe-moi lacarte.

– S’il vient, je sais ce qu’il me reste àfaire.

– S’il vient, tu le laisseras venir,déclara Madeleine d’un ton sec et qui déplut singulièrement aujeune homme.

– Un bon coup de revolver dans l’oreillele ferait se tenir tranquille, tout comme unautre !

– Patrice, si tu m’aimes, tu vasm’obéir… D’abord, laisse ton revolver dans ta poche.

– Ensuite ?

– Ensuite, quand le service sera terminé,tu t’en iras avec les autres voyageurs et tu me laisseras seule iciavec Balaoo…

– Cela ! Jamais !

– Ah ! s’exclame Madeleine,inquiète… Il se lève, il va s’en aller, il va nous échapper… Tuvois bien qu’il a peur. Suivons-le. Il faut lui parler, coûte quecoûte… Il faut savoir ce qu’il veut !…

– Oui, répète Patrice, savoir… savoir cequ’il veut… nous ne pouvons pas continuer ce voyage avec cettechose autour de nous.

Ils s’étaient levés. Patrice voulut passerdevant Madeleine, mais celle-ci le repoussa derrière elle assezbrutalement, et ils traversèrent rapidement les deux compartimentsdu wagon-restaurant avec l’allure cahotée de gens ivres et enquerelle. Ils étaient l’objet d’une curiosité générale et leurattitude prêta à rire. Balaoo, qui n’avait pas encore quitté lapasserelle reliant le wagon-restaurant à la voiture adjacente, seretourna furieux, croyant certainement qu’on se moquait de lui.

Patrice fut comme aveuglé par la double flammede ce regard de bataille… et il frissonna jusqu’aux moelles. Ilvenait de reconnaître le regard du monstre au masque noir de lacôte du Loup.

Madeleine avait pressé le pas derrière Balaooqui venait de gagner le couloir, précipitamment. DerrièreMadeleine, Patrice arma son revolver… et ils se poursuivirent ainsitous les trois. Madeleine, d’une voix sourde, appelait :« Balaoo !… Balaoo !… » L’autre, certainement,entendait, mais ne tournait plus la tête… tout à sa fuite le longdu corridor… Il glissait comme une ombre entre les voyageursstupéfaits, qui suivaient de leurs yeux effarés une poursuite quiavait l’air d’un jeu…

– Balaoo ! ordonnait la voix deMadeleine ; mais c’est en vain que cette voix se faisaitautoritaire à l’instar de celle d’un maître de cage qui se prépareà fouailler ses bêtes… l’autre n’obéissait plus !…Alors, comme il gagnait du terrain, la voix de Madeleine se fitdouce, cette fois, et suppliante… et elle lança leBalaoo ! qui l’avait toujours ramené, gémissant, àses pieds, aux pires heures de révolte de son cerveau sauvage… MaisBalaoo ne parut même pas l’avoir entendue et se jeta dans lecorridor de la troisième voiture. Quand ils arrivèrent, ils ne levirent plus… et c’est en vain qu’ils fouillèrent tout le train…dans une inquiétude galopante, Balaoo avait disparu !… Et celaleur parut plus effrayant que de l’avoir en face d’eux, dînantsournoisement à une table de wagon-restaurant, faisanthypocritement tous les gestes d’un de la Race qui commande sonrepas, cependant qu’en dessous se préparent, pour le bondissementassassin, les bons jarrets d’un de la forêt de Bandang !…Patrice et Madeleine se retirèrent anéantis dans leur compartimenthâtivement fermé, verrouillé, mais si peu défendu contrel’entreprise d’un Balaoo. La jeune femme ne se faisait plus aucuneillusion ; puisque sa voix avait été impuissante jusque dansla prière, ils étaient à la merci du monstre. Qu’allait-il advenird’eux, avec cette pensée abominable de l’anthropopithèque autourd’eux ? Ils pensaient que chacun de leurs gestes était épié,d’un endroit qu’ils ne pouvaient découvrir, mais où avait bien suse réfugier la malice d’un anthropoïde.

Yeux hagards de Patrice et de Madeleine, enhaut, en bas, autour. Où est-il ? C’est épouvantable de ne passavoir où il est, car ils sentent ses yeux…

Le train va à une vitesse qui leur ferait peurs’ils pouvaient avoir peur, en ce moment, d’autre chose que desyeux qui les regardent… Ils se rapprochent peu à peu,inconsciemment, instinctivement, l’un de l’autre… Ils s’entourentde leurs bras timides et ils frissonnent éperdument sous le regardqui les tue… Le train brûle toutes les stations avec dessifflements qui déchirent les voiles noirs de la nuit comme de lasoie. Quelquefois, le train fait un bruit de tonnerre… C’est qu’ilpasse sous un tunnel… justement voilà le bruit de tonnerre, dans lemoment qu’ils ont le plus peur !… Et alors ! Etalors !… Ils aperçoivent les yeux qui les regardent… derrièrela glace !… la glace de la portière toute noire, sous letunnel et formant cadre noir à la tête formidable de Balaoo qui lesregarde !…

Patrice a fait le geste qui les délivrera. Sonbras s’est détendu comme un ressort, son bras armé du revolver, etc’est en vain que Madeleine lui a jeté le cri de sa pitiésuprême !

– Ne tire pas !

Patrice a tiré entre les deux yeux…

Le train fait un tel bruit de tonnerre sous cetunnel qu’ils ont été les seuls à entendre le coup de feu qui doittuer Balaoo.

C’est avec tous les signes du désespoir queMadeleine regarde… Elle a voulu se jeter sur la glace, ouvrir laportière, au risque de se faire écraser sous le tunnel. Patricedoit user de toutes ses forces pour la retenir, et maintenant, ilsassistent, haletants, au drame qui se passe derrière la glace…

La balle a fait un petit rond bien net dans laglace de la portière et un autre petit rond moins net à cause dusang à la naissance du nez de Balaoo… ; derrière la portière àlaquelle, désespérément, il s’accroche, Balaoo regarde Madeleine deses yeux qui se ferment… Et jamais Madeleine n’a vu, même dans lesyeux des meilleures bêtes, un regard plus humain,au momentde mourir… même dans les yeux des chiens de chasse, quand ilsmeurent entre les bras de leurs maîtres qui les ont frappés parmaladresse… Et Balaoo lâche la portière et disparaît dans le trounoir retentissant.

Madeleine étouffe. Mais Patrice commence àrespirer.

*

**

Or, c’est dans le moment que l’on se croitenfin à l’abri du sort, que celui-ci se retourne contre vous avecla cruauté la plus funeste. Ainsi en arriva-t-il pour PatriceSaint-Aubin. Sa chère petite Madeleine étant quasi expirante pourla troisième fois, dans cette misérable journée de noces, ilrésolut d’abréger ce premier voyage. Ils abandonnèrent le train àMoulins et se firent conduire à l’ancien hôtel de la gare.

Là, Patrice retint un appartement dont iln’eut point le temps d’apprécier tout le confort, car, comme ilétait descendu pour donner des ordres à l’aubergiste, il entenditun cri effrayant poussé par Madeleine : « Ausecours !… » Tout ce qu’on peut mettre de terreur dans uncri se trouvait dans celui-là. L’aubergiste et Patrice sentirentleurs cheveux se dresser sur leurs têtes. Ils bondirent jusqu’à lachambre de la malheureuse. La jeune femme n’y était plus ;mais la fenêtre était grande ouverte sur la nuit.

Madeleine avait dû tenter une défense suprême.La marque de ses doigts ensanglantés fut retrouvée sur les drapsarrachés du lit. Enfin une traînée de sang conduisait du lit à lafenêtre.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer