Balaoo

IV – L’ALBINOS

– Je ne comprends pas ce que tuveux dire, Patrice… C’est un orage de chaleur, ajouta-t-elle, caron ne voit pas de nuages. On ferait peut-être bien de rentrer…

– Tu te rappelles que, la dernière foisque je suis venu, je prenais, avant de vous quitter, congé de voussous la voûte. Ton père me dit : « Allons,embrasse-la ! » Je vais pour t’embrasser. Pan ! Uncoup de tonnerre, comme si la foudre était tombée sur lamaison !… Et je n’ai pas pu t’embrasser… Ton père m’alittéralement jeté dehors en me criant : « Va vite !Va vite !… L’orage. Cours à la gare ! » et il m’afermé la porte sur le nez… Dehors, il n’y avait pas d’orage dutout !…

– Oh ! fit Madeleine, en jouantnégligemment avec une fleur qu’elle venait de cueillir, chez nouson n’y fait pas attention. Il tonne souvent, à propos de rien, ducôté des Bois-Noirs. C’est la forêt qui veut ça. Papa dit que c’estl’électricité forestière.

– L’électricitéforestière ! Je n’ai jamais entendu parler de cetteélectricité-là.

– Papa a voulu me l’expliquer, mais jen’y ai rien compris. À ce qu’il paraît qu’à Java, les forêtstonnent comme ça tout le temps… Écoute, l’orage s’éloigne…Entends-tu, Patrice ?…

Et ils tournèrent la tête du côté de lagrille, à travers les barreaux de laquelle on apercevait la lisièredes Bois-Noirs. Aussitôt, ils virent, contre les barreaux, unefigure extraordinairement blonde, couverte de taches de rousseur,dans laquelle s’ouvraient deux yeux d’or d’albinos. Cette figure,immobile, les observait sans remuer, avec une obstinationindécente. Le jeune homme, outré, avait fait déjà un mouvement versla grille quand la voix de l’albinos le cloua sur place :« Monsieur Patrice ! »

Ces mots, qui lui ordonnaient de ne pasbouger, la façon dont fut prononcé son nom Patrice, sonnèrentsi formidablement aux oreilles du jeune homme qu’il s’arrêta, lecœur battant, le sang aux tempes. Madeleine lui avait pris la mainet ne bougeait pas plus que lui, observant l’albinos.

Celui-ci, tranquillement, allongea, entre lesbarreaux de la grille, le canon de son fusil et tira dans leurdirection. Les jeunes gens poussèrent un cri horrible…

Un merle tomba à leurs pieds.

– Eh bien ! qu’est-ce que vousavez ? demanda avec une grande sérénité le chasseur. Vousn’êtes pas blessés ?…

– Non ! Mais on n’a pas idée detirer comme ça sous le nez des gens ! fit Madeleine encolère…

– Eh ! je n’ai jamais manqué moncoup… De quoi avez-vous peur ?…

Patrice, encore tout frissonnant, s’étaitbaissé pour ramasser l’oiseau.

– La pauvre bête ! murmura-t-il.

– Je l’offre aux amoureux pour leurdéjeuner… ; adieu, mademoiselle Madeleine ; adieu,monsieur Patrice.

Et comme Patrice voulait lui jeter l’oiseau àtravers la grille, la jeune fille l’arrêta prudemment dans songeste brutal :

– Adieu, monsieur Élie et merci !fit-elle d’une voix sourde.

L’albinos avait déjà disparu derrière le mur.Patrice allait parler. Mais Madeleine lui mit sa petite main sur labouche. Cette main tremblait affreusement. Elle l’ôta seulementquand on n’entendit plus le bruit des pas de l’autre sur lescailloux de la sente…

– Oh ! fit-elle, qu’il m’a fait peuravec son fusil !…

– Et avec sa phrase !… soufflaPatrice…

– C’est que je vois encore le fusilpasser au travers des barreaux, dit Madeleine… Tu sais, mon chéri,s’il avait tiré sur nous, c’est moi qu’il frappait la première… Jem’étais mise devant toi…

C’était vrai. Patrice ne s’était pas renducompte de ce mouvement héroïque, tout d’abord. Il prit Madeleinedans ses bras. Quelqu’un toussa derrière eux. C’était Noël queCoriolis envoyait au-devant des jeunes gens :

– Le maître appelle, dit-il, de sa voixtoujours un peu enrouée…

Et il s’en retourna, les mains dans les pocheset l’échine triste. Ils le suivirent du côté du verger.

– Quelle existence est la tienne !reprit Patrice, entre ton père monomane, la vieille Gertrudestupide, et ce garçon que je n’ai jamais vu rire (il montrait lasilhouette penchée de Noël). Ils ne sont pas gais, les naturelsd’Haï-Nan, et ce n’est pas la culture de la plante à pain quisemble devoir les réjouir…

– Tu ne connais pas Noël, fit Madeleine…Quand il veut, il n’y a pas plus gai compagnon que lui. Demande àGertrude. Il y a des jours où il nous fait rire comme desfolles.

– Tant mieux ! mais moi, je l’aitoujours vu triste à pleurer…

– Quand il y a du monde, il est comme ça.Il est timide…

Ils étaient arrivés à la porte du verger.Noël, qui paraissait de plus en plus affligé, la leur tenaitouverte, bien humblement. Ils passèrent.

– Il n’a pas embelli ! dit Patrice àMadeleine.

– Oh ! fit vivement Madeleine, tu letrouves laid ? As-tu regardé ses yeux ? J’en ai rarementvu d’aussi intelligents.

– C’est vrai ! acquiesça Patrice,peu contrariant.

Coriolis était devant eux, sur la porte de laserre. Il n’avait pas l’air enchanté…

– Je vous ai fait appeler par Noël, ditle vieux Coriolis en fronçant le sourcil (geste qui lui étaithabituel et qui n’effrayait plus que Noël) parce que j’ai cruentendre qu’il faisait de l’orage… mais je me suis peut-êtretrompé… À mon âge, on commence à ne plus être sûr de sonoreille…

Patrice l’écoutait, stupéfait du ton surlequel il parlait de l’orage… ; son étonnement ne connut plusde bornes quand il entendit Coriolis leur demander avecbrutalité :

– Enfin !… vous !… Vous nevoudriez pas me tromper !… A-t-il tonné, oui ounon ?

– Moi, je n’ai rien entendu,répondit Madeleine avec la plus grande effronterie. Et elle avaitfait un geste discret vers Patrice, pour que celui-ci ne ladémentît point. Malheureusement, le jeune homme disait déjà, sansdissimuler son ahurissement :

– S’il a tonné ?… Mais je pense bienqu’il a tonné !… J’ai cru que le tonnerre était tombé sur lamaison !

Madeleine était devenue rouge jusqu’à laracine des cheveux ; Coriolis la menaçait de son indexsévère :

– Tu as tort, Madeleine !… Tu saisque je n’aime pas ça !… Où irions-nous si jet’écoutais…

– Mais papa, moi, je t’assureque je n’ai pas fait attention au tonnerre… ce doit être à cause ducoup de fusil d’un albinos qui m’a bien effrayée…

– Encore Élie, sans doute… bougonnaCoriolis…

– Oui, papa, Élie… Il a eu le toupet detirer un merle dans le jardin, pendant que nous yétions !…

– Le voilà ! dit Patrice en montrantl’oiseau qu’il avait apporté.

– Le bandit !… murmura l’oncle… Ilfaudra que je lui dise d’aller garder notre gibier un peu plusloin, s’il lui plaît… On voit trop sa figure à celui-là depuisquelque temps…

Madeleine, dont l’embarras n’avait pas cessé,dit :

– Tu as bien raison, papa, mais je le luiai fait déjà dire par Zoé.

– Qu’est-ce que tu lui as faitdire ?…

– Qu’il aille chasser un peu plus loin…que ses coups de fusil me faisaient peur… Il a fait répondre par sasœur qu’il veillait sur nous de plus près, parce que, depuis lesassassinats, le pays n’était pas sûr…

– Et qu’est-ce que tu as répondu,toi ?

– Rien ! Je lui ai fait porter unlitre de rhum. Il y avait longtemps qu’on ne lui avait donnéquelque chose.

– Tu as bien fait, Madeleine !…Encore un peu de patience avec tous ces vauriens… Tu n’as pas dit àPatrice ?…

– Non, papa, je ne lui ai rien dit,répondit, avec un aplomb enchanteur, la jeune fille…

Patrice pensa : « Comme ellement ! » Et il ne la trouva que plus charmante.

– Eh bien ! apprends-lui que nousallons prochainement nous installer à Paris… Oui, mon cher Patrice,à Paris…

– Vous avez donc fini de travailler laplante à pain, mon oncle ?

– Oui, mon neveu, elle estmajeure !… Allez faire un petit tour avant le déjeuner…J’ai un mot à dire à Noël…

Les jeunes gens quittèrent le verger… Patricefut étonné, en repassant auprès de Noël, de voir le pauvre garçontrembler comme une feuille.

Cinq minutes plus tard, comme Patrice etMadeleine entraient dans la cuisine de Gertrude pour s’intéresserau déjeuner, ils entendirent de lointains et terribles cris dedésespoir.

– Qu’est-ce que c’est ? interrogeaPatrice, en frissonnant.

– Rien, fit Madeleine, la bouche un peupincée… C’est Noël qui aura fait encore quelque bêtise et papa lecorrige.

Patrice, étonné, tourna la tête du côté de lavieille Gertrude et vit qu’elle pleurait :

– Mon Dieu ! il va le tuer !fit-elle en se mouchant… Ça n’est pas raisonnable de battre ungrand garçon comme ça…

– C’est extraordinaire !… ditPatrice, outré, et jamais je n’aurais cru que mon oncle…

– Ton oncle sait ce qu’il a à faire avecun vaurien comme ce Noël, répliqua Madeleine. Il n’y a pas d’autresfaçons de se faire obéir des boys d’Extrême-Orient, et puis papaest très énervé chaque fois qu’il entend le tonnerre !ajouta-t-elle rapidement. Elle semblait bouder Patrice et étaitpresque aussi émue que Gertrude.

– C’est donc cela, fit Patrice, que tu mefaisais signe et que tu mentais à ton père avec le tonnerre…

– Oui, c’est cela, Patrice…

Le jeune homme allait s’excuser, mais il futinterrompu par l’arrivée d’une gamine de treize à quatorze ans,noire comme une taupe, avec des yeux magnifiques. Elle était vêtued’une méchante petite jupe rapiécée qui laissait voir des molletsde coq. Elle dit, haletante :

– C’est Noël qui crie encore commeça ? Monsieur le bat encore !

– Oui, Zoé… fit Gertrude… C’est unepitié !…

– Oh ! j’ai bien pensé qu’il yaurait encore du grabuge de ce côté-là, quand j’ai entendu letonnerre, fit-elle.

– Viens donc m’aider à récurer mescuivres, dit Gertrude.

Ainsi, dans les ménages de Saint-Martin, onoccupait, de temps à autre, cette petite gamine de Zoé pour sefaire bien voir des Trois Frères.

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