Balaoo

I – LA TABLE DE FAMILLE

Patrice ne trouva personne qui l’attendît surle quai de la gare, quand il arriva à Paris par le train de septheures quinze du soir. Il en fut tout étonné, bien que, depuistrois ans que son futur beau-père avait quittéSaint-Martin-des-Bois, Coriolis se fût conduit avec lui de tellesorte qu’il eût dû ne plus s’étonner de rien !

D’abord, on l’avait tenu éloigné de Madeleine.Si celle-ci était venue deux ou trois fois à Clermont avec sonpère, le jeune homme, en revanche, n’avait jamais été invité àvenir à Paris.

Au bout de deux années, comme Coriolisretardait toujours, sous des prétextes inadmissibles, l’échéance dumariage, les Saint-Aubin s’étaient montrés curieux de ce quipouvait bien se passer chez leur parent. Ils avaient eu recours àune agence de police privée qui avait bientôt donné desrenseignements si absurdes qu’on regrettait des les avoir payésd’avance.

Cependant, à la longue, certains de cesrenseignements se confirmaient. C’est ainsi qu’il était exact queCoriolis ne sortait plus sans le jeune Noël et qu’il semblait surle tard s’être pris pour ce garçon timide et taciturne d’uneaffection insensée. Il lui faisait faire sondroit !

Son droit ! Parole ! Noël étaitétudiant libre à la faculté, et Coriolis l’accompagnait à tous lescours !

Qu’est-ce que cela signifiait et que pouvaitbien cacher cette suprême fantaisie de l’ex-consul deBatavia ? C’est dans le moment que les Saint-Aubin, deClermont, se posaient cette question avec anxiété et consternation,que le mariage de Patrice et Madeleine fut décidé, tout d’uncoup.

Coriolis hâta les choses avec frénésie. Lesnoces auraient lieu à Paris ; mais le vieil original n’avaitpoint permis à Patrice de faire sa cour à Madeleine. Il trouvaitcette vieille mode ridicule.

Le jeune homme ne devait venir à Paris quequarante-huit heures avant la cérémonie, qui aurait lieu dans uneintimité d’autant plus stricte que les Saint-Aubin, retenus àClermont par la goutte du père, n’y pourraient assister.

Seulement, le soir même des noces, lesnouveaux époux devaient prendre le train d’Auvergne et allerembrasser les vieux avant de partir pour l’Italie où ilspasseraient leur lune de miel.

Et Patrice arriva donc à Paris au train desept heures quinze, comme le lui avait recommandé Coriolis.

Et il ne trouva personne à la gare.

Il en eut le cœur serré.

Sa malle sur une voiture, il donna l’adressede la rue de Jussieu. C’est là que le vieil original s’étaitinstallé dans un antique hôtel sur les confins du quartier desÉcoles ; c’est là qu’il avait fait transporter sa fille, savieille domestique, son boy et tous ses travaux sur la plante àpain.

Quand il fut rue de Jussieu et que la voiturel’eut déposé devant l’hôtel de son oncle, la paix du quartier luiplut. Il aurait pu se croire en province.

L’éclairage rare, le pavé sonore au pied d’unpassant lointain et la solitude où il se trouvait le reportèrentpar la pensée dans certaines rues de Clermont où il avait accoutuméde faire un petit tour, le soir avant de s’aller coucher.

Il avait sonné. Ce fut Gertrude qui vint luiouvrir. Elle ne marqua aucun étonnement, ni plaisir de le voir.Elle dit simplement avec indifférence :

– Ah ! c’est vous !Mademoiselle va être bien contente !

– On ne m’attendait donc pas cesoir ? interrogea le jeune homme stupéfait.

– Mais si ! Mais si ! répliquala vieille servante. Votre couvert est mis.

Ils se trouvaient dans un grand vestibulefroid, dallé de pierres, sur lequel descendait un vaste escalier àrampe de fer forgé. Gertrude lui montra les marches, pendant qu’unevoix se faisait entendre en haut :

– C’est toi, Patrice ?

– Bien oui ! c’est moi !répondit le jeune homme d’assez méchante humeur, bien qu’il eûtreconnu la voix de sa fiancée.

Mais Madeleine descendit rapidement et se jetadans ses bras. Patrice embrassa sa cousine qu’il trouva peunaturelle dans ses démonstrations. Elle paraissait plutôt inquiètequ’heureuse de le voir.

Il ne la jugeait point embellie, à cause queParis lui avait fait perdre ses belles couleurs. Cependant, elleavait acquis d’autres grâces féminines, que Saint-Martin-des-Boisne lui aurait jamais données. Mais, quand on est de la rue del’Écu, c’est pour longtemps.

Madeleine, de son côté, trouva Patricemaussade.

– Qu’est-ce que tu as ? lui dit-elleen faisant la moue. Tu n’as pas l’air content. Est-ce parce qu’onn’est pas allé te chercher à la gare ?

– Mais je ne me plains pas ! fitPatrice, les lèvres pincées. Où est-il, mon oncle, que jel’embrasse ?

– Tu le verras à table, Gertrude va teconduire à ta chambre. Dépêche-toi, on dîne à huit heures tapant,tu as cinq minutes.

La chambre de Patrice était au second étage,elle était immense et nue. Un petit lit entre de hautes murailleset de hautes fenêtres qui fermaient mal. Aux murs, de merveilleusesboiseries écaillées, effritées, qu’il ne regarda même pas. Aucuneintimité, aucune douceur. Aucune prévenance. Pas un bouquet dans unpot. Pas un portrait. Il eût aimé que Madeleine, par une allusionquelconque, eût prouvé qu’elle s’était intéressée à celui quiallait venir habiter là. Mais rien ! il soupira. Il setrouvait seul ! seul !…

Avec quelle hâte, elle l’avait embrassé,poussé, bousculé ! Et ils allaient se marier dans deuxjours !

Il était assis, désolé, au pied de son lit. Lavoix de Gertrude le fit sursauter, derrière la porte.

– Eh bien ! monsieur Patrice, vousêtes prêt ? Mademoiselle voudrait vous parler.

Il n’eut aucune coquetterie, ne se regardamême pas dans la glace. Il se lava les mains et trouva Gertrudeimpatiente.

– Venez-vous ? Voyons !…bougonna-t-elle… et elle le fit descendre, le poussa dans le salon.C’était le vieux salon Empire qu’il avait connu àSaint-Martin-des-Bois. Là encore, aucune fleur dans les vases. Etles meubles avaient encore leurs housses. Madeleine l’attendait,debout. Elle lui prit la main, et lui dit rapidement, àmi-voix :

– Mon petit Patrice, quand nous seronsmariés, nous ferons ce que nous voudrons, n’est-ce pas ? Maisici, nous sommes chez papa, et il ne faut pas le contrarier. Il estdevenu de plus en plus maniaque. Il ne faut pas trop lui envouloir, car il a une grosse peine de me voir partir. L’idée de monmariage lui a toujours été insupportable. Finalement, il s’y estrésolu, comme il se serait décidé à se faire l’opération del’appendicite. Il souffre, il voudrait que ce soit, une bonne fois,fini. Mais, en attendant que ce soit fini, il ne veut pas enentendre parler. Donc à table et partout, dans cette maison,qu’il ne soit pas question de mariage ! C’est entendu ?…Tu feras vis-à-vis de tout le monde, comme si tu étais venu passerdeux ou trois jours à Paris pour des affaires urgentes que tu n’aspas besoin de faire connaître… C’est compris ?

Elle n’attendit même pas sa réponse. Comme ilrestait là, abasourdi, elle ouvrit la porte de la salle à manger ety pénétra. Alors, il suivit comme dans un rêve.

Assise au coin d’une fenêtre, une jeunepersonne, de tournure élégante, lisait. Au bruit qu’ils firent enentrant, elle leva la tête. Patrice ne put retenir uneexclamation : Zoé !… Il savait bien que Zoé avait suiviCoriolis à Paris ; mais il croyait la trouver à lacuisine.

Eh quoi ! C’était bien vrai qu’il eût enface de lui la petite coureuse de la forêt ! Cette belle jeunefille qui se levait en le saluant, de manière si aisée, sitranquille, de tenue si parisienne dans sa simplicité et, dans samise, d’un goût modeste et sûr, c’était la sœur des Vautrin qu’ilavait connue courant comme une biche sauvage dans les sentiers dela forêt, sa tignasse au vent, des mèches folles sur lesyeux ! Par quel miracle, aujourd’hui, la voyait-il sitransformée ?

Il ne savait s’il devait lui tendre la main.C’est elle qui offrit la sienne, très simplement, en lui demandantdes nouvelles de sa santé.

Mais il n’eut pas le temps de s’extasierdavantage ; l’oncle Coriolis faisait son entrée, suivi d’unjeune gentleman de haute et forte apparence qui bombait la poitrineet des épaules solides dans une jaquette impeccable. Le fiancé deMadeleine connaissait cette figure simiesque aux yeux bridés dontle type extrême-oriental étonne toujours quand il est corrigé parles modes d’Europe : par exemple, par l’aplatissement parfaitdu cheveu lisse divisé par la raie droite ; et par le port dumonocle. Oui, M. Noël portait monocle ! Patrice, qui nel’avait jamais examiné de si près, le jugea à son avantage. Lacorrection de sa tenue et toute son attitude glacée lui donnaitpresque grand air. La laideur particulière du visage attiraitplutôt la curiosité qu’elle ne la repoussait ; Patriceregretta seulement pour cet exotique la trop forte bâtisse de lamâchoire animale[14].

Patrice avait été étonné par Zoé. Mais la vuede Noël le plongea dans une stupéfaction profonde. « Il a bienchangé depuis le verger de la plante à pain », pensa-t-il ens’inclinant assez froidement devant le salut bref de l’ex-commisjardinier.

Et tout ce monde se mit à table !

Coriolis n’avait point été démonstratif avecson neveu. Il lui avait, en une phrase rapide, demandé desnouvelles de ses parents, et, sans attendre la réponse, lui avaitindiqué sa place entre Madeleine et Zoé ! Noël se trouvaitentre Zoé et Coriolis.

– Quand tu auras fini de faire des yeuxde capote de cabriolet, tu me diras ce qui t’étonne ici, mongarçon ?

C’était Coriolis qui rompait le silence gênantqui avait suivi l’absorption du potage.

Patrice, ainsi interpellé, fut honteux devantMadeleine. Il eut cependant l’audace de répliquer en baissant lenez dans son assiette.

– Ce qui m’étonne ici, c’est le monoclede M. Noël !

Madeleine l’avertit aussitôt, d’un petit coupde pied sous la table, qu’il venait de dire une bêtise. Mais ilétait trop tard, l’oncle l’entreprenait déjà.

– Ton père porte bien des lunettes ;je ne vois point pourquoi M. Noël, dont la vue estfaible de l’œil gauche, se priverait d’un verre concave.L’astigmatisme n’est point le privilège de la race blanche, nil’usage des lentilles pour le corriger !

Ceci fut dit d’un ton sec et méprisant quifoudroya Patrice. Le jeune homme voulut dissimuler sonanéantissement sous un sourire aimable.

– Pourquoi souris-tu ? Tu te trouvessans doute spirituel ? Console-toi, tu n’es point le seul deton espèce. Ils sont tous fabriqués du même bois, les jeunes gensd’aujourd’hui qui n’ont point quitté les jupes de leur mère. Si tuavais fait, comme moi, trois fois le tour du monde, tu ne resteraispoint ébahi devant un indigène de Malaisie qui porte mieux que toile complet-jaquette et le gilet-châle (tu ne l’as pas encore vu ensmoking) et qui t’en remontrerait, tout premier clerc de notaireque tu es, sur le Baudry-Lacantinerie[15].

Et comme Patrice, assommé, setaisait :

– Interroge !… Mais interroge-ledonc…

– Ne mécanisez donc point comme ça cepauvre jeune homme, émit la voix pleurarde de Gertrude dans unbruit d’assiettes et d’argenterie.

Elle se fit mettre à la porte avec tous leshonneurs qui lui étaient dus.

Madeleine eut la mauvaise inspiration deprotester ! Coriolis lui ferma la bouche, à elleaussi :

– Je ne veux pas, vous entendezbien !… Je ne veux pas qu’on se moque de Noël !…

– Mais mon oncle ! personne ne semoque de lui, finit par s’écrier Patrice, dans un sursautd’exaspération.

– Allons donc, il n’était pas plutôtentré ici que tu le regardais comme un phénomène ! Je ne veuxpas !… tu entends !… Je ne veux pas qu’on le regardecomme un phénomène !… Tout le monde ne peut être né ruede l’Écu, à Clermont-Ferrand !…

– Papa ! Patrice n’a rien dit quipuisse te contrarier. Tu te montes la tête, maintenant, à propos derien !

– Eh ! vous me rendrez malade tousici, autant que vous êtes, Noël comme les autres !

Noël semblait ne pas entendre et se bourraitconsciencieusement d’une potée de choux de Bruxelles.

– Bon ! voilà maintenant que c’estNoël ! émit Madeleine, en se forçant à rire.

– Et Zoé aussi ! continua Coriolisterriblement bougon.

– Qu’est-ce que j’ai fait ? demandala voix innocente et harmonieuse de la gentille Zoé.

– Tu as encore fait quatre grosses fautesdans ta dictée, et tu as de mauvaises notes pour ta géographie.

– La géographie, dit Zoé, ça ne peut pasm’entrer dans la tête !

– Et l’orthographe ? Est-ce que çapeut t’entrer dans la tête, l’orthographe ?

– Mais oui, monsieur, mais il faut letemps.

– Le temps de quoi ? Te voilà l’âgede te marier. Tu dois savoir l’orthographe et la géographie. Si jete disais, Patrice, que j’ai eu plus de mal avec cette petitequ’avec Noël, ça te donnerait peut-être une moins fière idée de larace blanche ! hein, mon garçon ?…

Patrice hocha la tête. Il voulait que sononcle le crût de son avis, mais il ne comprenait rien à unepareille histoire. On faisait de Zoé une savante,maintenant !…

– Il faut que tu comprennes, ma petite,continuait Coriolis, tourné vers Zoé, que je ne te fais rienapprendre de trop, si tu veux être heureuse en ménage.

Patrice pensait : « Madeleine s’estmal exprimée en me défendant de parler mariage ; en somme, ona le droit de parler de tous les mariages ici, excepté dumien !…

– Je ne me marierai jamais !répondit tristement Zoé, en baissant les yeux. Qui est-ce quivoudrait de moi ?

– Ça me regarde, gronda Coriolis d’unegrosse voix bourrue.

Et, en disant cela, comme il jetait un coupd’œil à Noël, celui-ci leva le nez en l’air. Son indifférence pourtout ce qui se disait à cette table était majestueuse. Patricel’admirait. L’oncle grogna :

– C’est très mal élevé de faire celui quirêve à table et de n’être jamais à la conversation. À bonentendeur, salut !

Mais il est probable que M. Noëln’entendit pas, car il ne salua pas. En revanche, il se gratta.Sans doute, sa manche le gênait, car, de sa main gauche, il segrattait nerveusement sous le bras droit, ce qui est défendu dansles salons d’hommes. L’oncle lui envoya, à toute volée, sur lamain, un coup fameux d’un petit bâton d’ébène que Patrice avaitdéjà vu sur la table et dont il ignorait l’usage. Pan !…M. Noël eut un cri de bête que l’on corrige et laissa samanche tranquille.

– C’est honteux ! fitCoriolis ; est-ce que tu te crois ici à Haï-Nan ? C’esthonteux pour un étudiant en droit de la faculté de Paris.

– Il est inscrit ? demanda Patrice,goguenard.

– Il suit les cours avec moi.

– Et où en êtes-vous, mononcle ?…

– Aux différentes manières dont onacquiert la propriété, répondit Coriolis. Noël, dis-nous un peuquelles sont les différentes manières dont on acquiert lapropriété ?

M. Noël toussa (en mettant sa longue mainaristocratique d’Haï-Nan devant sa bouche) et répondit, de sa voixtoujours un peu enrouée, et sur le ton récitatif d’un garçon quisait bien son catéchisme :

BALAOO

(qui pense : est-ce que Gertrude va bientôt apporter lesnoix ?)

Les différentes manières dont on acquiert lapropriété sont : les successions, les donations et lestestaments ; les contrats, contrats de vente et contrats de ils’arrête brusquement.

CORIOLIS

(sourcils froncés)

Eh bien ?… et contrats de…

BALAOO

(regardant voler une mouche)

Vous savez bien, monsieur, que c’est un motqui me déplaît devant les étrangers. (Coup d’œil de hainesauvage du côté de Patrice.)

CORIOLIS

Vraiment ! (Il allonge la main ducôté du petit bâton d’ébène.)

BALAOO

(rapidement, à voix basse, et devenant tout pâle, ce qui est safaçon, à lui, de rougir)

… Et contrats de mariage… demariage. (Il relève la tête, satisfait de s’être vaincu ;il essaie maintenant de regarder Patrice avec un grand aird’indifférence comme un de la Race qui sait dissimuler sessentiments intimes.)

CORIOLIS

(heureux du résultat)

Eh bien ! Patrice, qu’est-ce que tu enpenses ?

PATRICE

C’est merveilleux !

– Et tu sais, tu peux l’interroger surtout, reprenait Coriolis, je lui ai fait donner une éducationcomplète de bon fils de famille. Il connaît sesclassiques !

– Est-ce qu’il sait lelatin ?

– Tu as tort de te moquer de ton vieiloncle, Patrice. Non, Noël ne sait pas encore le latin ! Maissois persuadé que, le jour où il s’y mettra, il te collera au boutde trois mois… Interroge-le donc sur les dates et sur l’histoireromaine.

Patrice vit qu’il n’y échapperait pas. Ildevait interroger :

– Cela ne vous ennuie pas, monsieur, queje vous interroge ?

M. Noël, qui venait de se tailler un cubeimposant de fromage de gruyère, l’engloutit tranquillement et nerépondit pas.

CORIOLIS

Tu n’as pas entendu ? Mon neveu Patricete demande s’il peut t’interroger. Montre-lui que tu n’es pas unsot.

BALAOO

(la bouche enfin libre : on ne doit pas parler la bouchepleine)

Ayons des qualités pour en faire usage et nonpour en faire parade ! (Négligemment, il laisse tomber sonmonocle de l’arcade sourcilière, au bout de son cordon, sans seservir de la main.)

PATRICE

(comme un niais)

Ça, c’est répondu !

MADELEINE

Oh ! il est rarement à court ; maisce soir, tu l’intimides. (Mouvement brusque de Balaoo quiremet, d’un geste furieux, son monocle sur son œil.)

CORIOLIS

(à Balaoo)

Tu es fâché ?

ZOÉ

(d’une voix émue)

Moi, je sais bien pourquoi il est fâché.

CORIOLIS

Pourquoi ?

ZOÉ

Parce que Gertrude n’apporte pas les noix.

PATRICE

M. Noël aime les noix ?

MADELEINE

Oh ! c’est son idéal !

PATRICE

(pour dire quelque chose)

C’est vrai, monsieur, que les noix sont votreidéal ?

BALAOO

Malheur à qui ne se conduit pas d’après unidéal ; il peut toujours être content de lui, mais il esttoujours loin de tout ce qui est beau et bon ! (Il regardedu côté de la porte ; mais Gertrude n’apporte toujours pas lesnoix.)

PATRICE

(d’un air important)

M. Noël est un grand philosophe !Il sourit d’un air idiot.

CORIOLIS

(à Patrice)

Tu n’as pas besoin de sourire d’un air idioten disant cela !

PATRICE

(vexé)

Bien, mon oncle !

BALAOO

(enchanté et sans qu’on lui demande rien)

Peu de gens sont assez sages pour préférer leblâme qui leur est utile à la louange qui les trahit ! (Ilregarde toujours du côté de la porte).

MADELEINE

(pour faire diversion)

Qu’est-ce que fait donc Gertrude ?(Elle se lève et va à la cuisine. Elle en revientaussitôt). J’ai trouvé Gertrude en pleurs. Elle avait préparéune belle tarte pour ce soir, et elle ne peut plus mettre la maindessus.

BALAOO

(qui tremble)

C’est général Captain qui l’a mangésûrement !

CORIOLIS

(sévère)

Tu mens ! Général Captain a bon dos etbon bec ! Mais c’est un honnête serviteur. Ne l’as-tu ramenédes Bois-Noirs que pour le charger de tes fautes ? Répondscomme un homme ! Et ne détourne pas la tête !Pourquoi as-tu mangé cette tarte ? Tu savais bien que tufaisais mal ! Réponds !

BALAOO

(qui dévore sa honte devant Patrice en attendant vainement sesnoix)

C’est vrai ! La notion si claire que nousavons de nos fautes est une marque certaine de la liberté que nousavons eue à les commettre !

– C’est bon ! fait Coriolis. Tu saistes maximes ; mais elles ne t’ont pas empêché de voler unetarte ! Tu n’auras pas de noix !

Justement, Gertrude les apportait. Elle lesdéposa sur la table. Les yeux de M. Noël brillaient comme desescarboucles. Mais la main de Coriolis, sans avoir l’air de rien,jouait déjà avec le petit bâton d’ébène.

– Papa ! supplia Madeleine.

Noël la remercia d’un coup d’œil humide. Lemonocle était retombé.

– Papa ! continuait Madeleine… tu essi content de lui pour la conférence Bottier !

– M. Noël fait desconférences ? interrogea Patrice.

– Jeune provincial ! répliquaCoriolis. Si vous n’aviez pas fait votre droit dans des facultéslointaines, vous sauriez que la conférence Bottier est uneassemblée de jeunes étudiants qui se destinent au barreau et qui seréunissent le soir au palais de justice pour se donner l’illusiondes plaidoiries et pour s’accoutumer à la parole.

– M. Noël veut êtreavocat ?

– Nous verrons cela plus tard !…Pour le moment, je lui fais travailler le maniement du discours. Ilne s’en tire pas mal ! Oh ! celui qui lui a coupé lefilet n’a pas perdu son temps ni, comme on dit, volé sonargent !

– Il a pris la parole à laconférence Bottier ?

– Pas encore !… j’hésite à attirerl’attention sur mon élève avant d’être tout à fait sûr du succès.Mais je l’accompagne là-bas : il voit comment on établitl’affirmative et comment on y répond par la négative. Le jouroù il prononcera son premier discours sera un beaujour !

Coriolis émit cette dernière phrase avec unetelle chaleur, un tel élan que Patrice en fut frappé. Il plaignitsincèrement son oncle qui, décidément, à ses yeux, tombait augâtisme.

CORIOLIS

En attendant, pour le former, je lui faisapprendre, en français, du Cicéron.

ZOÉ

(timidement)

Oh ! monsieur, vous devriez lui demanderqu’il nous dise son histoire sur le Baladin !

GERTRUDE

(qui fourre des noix dans les poches de Balaoo sans queCoriolis s’en aperçoive)

Oh ! oui, monsieur, son histoire sur leBaladin !

CORIOLIS

(souriant)

Eh bien ! je ne demande pas mieux !…Va, Noël, dis-nous ton histoire sur le Baladin !

(Balaoo, boudeur, ne bouge pas plus qu’un terme.)

CORIOLIS

Mais va donc, grand sot !… Tu pourras,après, manger des noix !

(En entendant cela, Balaoo se lève, passederrière sa chaise, y appuie la main gauche, tandis que la droitereste libre pour les gestes.)

BALAOO

(de sa plus belle voix de poitrine)

Jusques à quand donc, Catilina, abuserez-vousde notre patience ? Serons-nous longtemps encore l’objet devotre fureur ? Quel terme mettez-vous aux emportements devotre audace effrénée ? Quoi ! la garde qu’on fait toutesles nuits sur le mont Palatin…

PATRICE

(sursautant)

Ah ! le mont Palatin !… Je ne savaispas ce qu’elles voulaient dire avec leurbaladin !

– Misérable, vas-tu tetaire !

Cette vocifération venait de Coriolis. Ilavait les yeux hors de la tête et presque le poing levé surPatrice, coupable d’avoir interrompu M. Noël dans sesexercices. Patrice, instinctivement, recula, se disant enaparté que son oncle était mûr pour le cabanon et sepromettant de ne point le lui marchander dès qu’il aurait convoléen justes noces.

Coriolis, voyant son effarement, s’exclama,honteux :

– Laisse donc continuer, tu l’interromps.Après, il ne se rappellera plus !

– Il faut que je recommence tout, déclaraNoël.

– Eh bien ! recommence.

BALAOO

(derrière sa chaise, faisant des gestes comme à latribune)

Jusques à quand donc, Catilina, abuserez-vousde notre patience ? Serons-nous longtemps encore le jouet devotre fureur ? Quel terme mettez-vous aux emportements devotre audace effrénée ? Quoi ! la garde qu’on fait toutesles nuits sur le mont Palatin, les soldats distribués dans tous lesquartiers de la ville, l’effroi du peuple, le concours de tous lesbons citoyens, ce lieu fortifié où s’assemble le sénat, laprésence, les regards de ces sénateurs, rien ne fait doncimpression sur vous ? Ne sentez-vous pas que vos complots sontdécouverts ! Ne voyez-vous pas que, éclairée de toutes parts,votre conjuration est comme arrêtée et enchaînée ? Croyez-vousqu’un seul de nous ignore ce que vous avez fait la nuit dernière.(Moi, la nuit dernière, j’ai été chez Maxim, penseBalaoo.) Ô temps ! ô mœurs ! Le sénat est instruitde ces démarches, un consul les voit et Catilina vitencore !

– Bravo !… Bravo !…Bravo !… clama Patrice qui voulait reconquérir les bonnesgrâces de Coriolis au moins jusqu’à la cérémonie.

Madeleine applaudissait gentiment, Zoé étaitpâle d’émotion, Gertrude pleurait. (Maintenant Gertrude pleurait àpropos de rien.)

– Oui, bravo ! râla Coriolis quiétouffait d’orgueilleuse joie. Et tu as vu comme il a ditça !… avec quels gestes !… Est-ce senti ?Hein ? Tu vois ça du haut des rostres ? hein ?… enplein Forum !… Je lui ferai faire le voyage ! Ah !mais oui ! oui !… le voyage de Rome !… leForum ! Les rostres ! Mon Noël là-dessus à la place deCicéron !… Ah ! mais je verrai ça ! bafouillaitCoriolis qui délirait.

– Est-ce qu’il comprend bientout ce qu’il dit ? eut le tort de demanderPatrice.

Il reçut un coup de poing formidable dans lesreins. L’oncle l’aurait tué.

– De quoi ?… De quoi ?… Ilcomprend mieux que toi !…

– Enfin !… il y a des mots tout demême… ça n’est pas à Haï-Nan qu’il a entendu parler du montPalatin…

CORIOLIS

(rugissant, à Patrice)

Pourrais-tu nous dire, toi ce qu’il y avaitsur le Palatin ?

PATRICE

(bégayant)

Il y avait… il y avait… je ne sais pas,moi !… des fortifications !

CORIOLIS

(explosant)

Il y avait un temple, idiot !

MADELEINE

(s’interposant, car Patrice a les larmes aux yeux)

Papa !… Papa !…

CORIOLIS

Mais laisse-moi donc !… Monsieur veutfaire le malin avec Noël… des fortifications !… Je dis :un temple !… et tu sais le nom de ce temple ?…

PATRICE

(d’une voix déchirante)

Non, mon oncle !

CORIOLIS

Dis-le lui, Noël !

BALAOO

(sans hésitation, guignant les noix sur la table et tripotantcelles que Gertrude a mises dans ses poches)

Le temple de Jupiter Stator !… c’estautour du mont Palatin que Romulus traça les premières limites dela future capitale du monde !

CORIOLIS

(rayonnant)

Eh bien ? es-tu collé ?

PATRICE

(les yeux baissés)

Oui, mon oncle, je suis collé !

CORIOLIS

(lançant une tape amicale à Balaoo)

Allons ! tu peux manger tesnoix !

M. Noël ne se le fait pas répéter deuxfois. Il se jette sur l’assiette et, avec une rapidité et uneadresse extraordinaires, il casse les grosses noix avec ses dents,les épluche, les avale… Patrice n’en revient pas !

CORIOLIS

(avec bonhomie)

Ça, c’est plus fort que lui ! Je lui aifait perdre beaucoup de mauvaises habitudes rapportées d’Haï-Nan…mais jamais, non, jamais, je n’ai pu arriver à ce qu’il se servîtd’un casse-noisettes.

PATRICE

Chacun a ses petites manies.

CORIOLIS

Je le tuerais plutôt. On dirait qu’il a autantde plaisir à casser ses noix avec ses dents qu’à les mangerensuite.

PATRICE

(péremptoire)

Je parie que M. Noël préfère encore lesnoix aux discours de Cicéron.

CORIOLIS

Réponds, Noël !

BALAOO

(la dernière noix disparue)

Il y a autour de nous une infinité de joiesvraies, simples et faciles. Il ne s’agit que de s’en emparer.

(Il remet son monocle et, après avoir regardéPatrice avec un mépris parfait, il détourne la tête, car la vue dece garçon lui est décidément insupportable).

Patrice s’incline. On passe au salon. Coriolisordonne à Noël d’offrir son bras à Zoé, ce qui est fait sans grandempressement. Noël regarde, par contre, Madeleine qui vient deprendre le bras de Patrice. Alors, tout en n’ayant l’air de rien,il lui marche sur sa robe qu’il déchire dans la grande largeur. Ils’excuse.

Coriolis n’a pas la force de le gronder, carlui, qui le connaît bien, lit dans les yeux de l’anthropopithèqueune tristesse sans bornes.

BALAOO

(après avoir conduit Zoé près de la table à thé)

Monsieur, je suis un peu fatigué cesoir ; je vous demanderai la permission de me retirer.

Coriolis acquiesce à son désir ; Balaoosalue rapidement à la ronde et monte à sa chambre sans serrer lamain de Madeleine.

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