Balaoo

III – À LA NOCE

Le jour des noces, Patrice, depuis huit heuresdu matin, était en habit de soirée et cravate blanche. Comme iln’avait plus rien à faire dans sa chambre, il en sortit ;mais, sur le palier, il trouva Gertrude qui le pria poliment derentrer chez lui, en lui annonçant la visite de Monsieur.

Coriolis ne tarda pas à arriver, et lapremière chose qu’il fit fut de railler avec âpreté la tenue dePatrice. Il l’appela marié de village et le pria de passer uneredingote ou une jaquette, s’il ne tenait pas absolument à ce queles gamins de Paris ne criassent à la chienlit sur son passage. Ilajouta que c’était bien assez de cette mode stupide qui imposaitaux jeunes filles du XXe siècle de se déguiser encorepour aller à l’autel en vierges antiques marchant ausacrifice : bref, il trouva prétexte à écouler son humeur qui,depuis quarante-huit heures, était exécrable.

Le jeune homme enleva son habit, mais, en bonclerc de notaire de la rue de l’Écu, garda sa cravate blanche.

Il était résolu à ne plus s’étonner derien ; une fois pour toutes, il avait mis sur le compte duchagrin désordonné de Coriolis qui allait perdre son enfant (carPatrice espérait bien, autant que possible, ne pas la lui rendre)les rebuffades odieuses dont il était l’objet de la part de sonfutur beau-père et aussi tout le curieux mystère, toutel’incroyable discrétion qui, jusqu’alors, avaient entouré lespréparatifs de la cérémonie.

Depuis deux jours qu’il était chez son oncle,Patrice, à la veille de ses noces, n’avait pas encore vu un ruban,aperçu un paquet, un carton à chapeau, une robe, une fleur.

Le bouquet, qu’il avait rapporté d’une de sessorties, avait été saisi, dès son arrivée dans le vestibule, parles mains forcenées de Gertrude qui l’avait jeté, sans donnerd’explications, dans la boîte à ordures.

Il excusa la vieille domestique comme ilexcusait le père. « Je leur enlève une perle, sedisait-il ; quoi d’étonnant, après tout, à ce qu’ils ne me lepardonnent pas ? »

Au fond, comme il se sentait le plus fort,d’heure en heure, son humiliation goûtait une joie secrète etmauvaise à se faire plus petite, plus insignifiante à la pensée dela revanche prochaine.

Toutes les formalités avaient été remplies.Patrice avait déjà vu le notaire, le maire et le curé. Cependant,il avait, la veille, très peu vu Madeleine, et pas du toutMlle Zoé ni le redoutable étudiant en droit. Maisl’absence, au repas, de Zoé et de Noël, ne lui pesait point. Ilavait cru comprendre, à quelques phrases prononcées dans les coinsentre Gertrude et Madeleine, que M. Noël avait pris la libertéde passer toute une nuit dehors et qu’il n’était rentré chez luique vers dix heures du matin, dans un état tel qu’il avait fallu leporter dans sa chambre où on le soignait depuis comme le filsprodigue de la maison.

Cette petite escapade ne semblait point avoircontrarié outre mesure Madeleine ; mais Coriolis n’était pas àprendre avec des pincettes.

La cérémonie à la mairie était fixée pour dixheures et il en était neuf trois quarts. C’est ce que Patrice fitbien timidement observer à son oncle, lequel avait encore sonveston d’intérieur ; enfin, le jeune homme fut étonné, enmettant le nez à la fenêtre, de ne voir, devant la porte, aucun deces extraordinaires landaus de louage qui ont accoutumé de promenerle bonheur légitime datant d’un jour dans la capitale.

– Une voiture ? Pour quoifaire ? demanda Coriolis.

Patrice pâlit :

– Eh bien ! mais, est-ce que lemoment n’était pas venu d’aller se marier ?

– La mairie n’est pas si loin !répliqua l’oncle. Nous irons à pied !

Le jeune homme sursauta. C’était ainsi que levieil original espérait ne pas se faire remarquer !… enpromenant à son bras, sur les trottoirs, sa fille en toilette demariée, fleurs d’oranger en tête !

Suffoqué, Patrice ouvrit la bouche, sinon pourémettre un son, du moins pour respirer. Coriolis, d’une tapeamicale, l’envoya respirer sur le palier.

– Allons ! arrive, lui dit-il, onn’attend plus que toi !

Cependant il l’arrêta encore devant lesmarches, et Patrice le vit qui se penchait au-dessus de la rampepour demander d’une voix sonore :

– On peut descendre ?

La voix de Gertrude répondit au mêmediapason :

– Oui, on peut !…

Alors, ils descendirent un étage et entrèrentdans le salon. Madeleine s’y trouvait avec Gertrude. Patricerecula : Madeleine était en noir !…

Il n’en pouvait croire ses yeux. Elle étaitlà, devant lui, la jeune épouse, enveloppée d’une mante sombre etencapuchonnée d’une capeline qui devaient lui servir pouraccompagner Gertrude au marché, les jours de pluie.

Après avoir reculé, Patrice avança. Cettefois, s’il tremblait, c’était de rage. Il était prêt à mettre enpièces les vêtements, l’oncle, la nièce et Gertrude. Mais, commeapparaîtrait tout à coup, dans le ciel d’orage le plus noir, unrayon de soleil, le sourire de Madeleine brilla sous la capeline,en même temps que le manteau s’entrouvrait pour laisser voir laplus jolie petite mariée que Patrice eût pu jamais imaginer, mêmeen rêve, cependant qu’une aimable odeur de fleurs d’orangernaturelles – cadeau de Gertrude qui en avait couronné le front desa jeune maîtresse – se répandait dans la pièce.

Patrice tomba aux genoux de Madeleine etembrassa ses adorables petits pieds qui, chaussés de satin blanc,se dissimulaient dans d’humbles sandales en caoutchouc. Lemalheureux jeune homme sanglotait.

– Pourquoi, dit-il au milieu de seslarmes, pourquoi me faites-vous ainsi souffrir ? Me ledirez-vous enfin ?

Ce fut Coriolis qui le releva et le serra surson cœur :

– Madeleine te le dira, mon enfant, fitle vieillard, dont l’émotion était à son comble… Oui, Madeleine tedira tout et tu nous pardonneras. Allons ! Embrasse ta femme,Patrice, et courons chez le maire. C’est vrai que nous sommes enretard. Finissons-en !

– Oh ! oui que tout celafinisse ! prononça à voix basse Madeleine en mouillant à sontour de ses pleurs les bonnes joues de Patrice… que tout celafinisse !

Patrice dit, sincère, en semouchant :

– Moi ! je ne demande pasmieux !

Et il crut devoir ajouter, lyrique :

– Ça aurait été plus vite fini avec unevoiture…

Mais Madeleine l’entraînait déjà dansl’escalier. Elle lui avait pris le bras et, d’un geste rapide,s’était à nouveau renfermée dans les plis maussades de sonmanteau.

L’oncle venait de passer à la hâte uneredingote usagée que lui avait tendue Gertrude. Il n’y avait que lavieille servante qui parût en toilette. Elle était entrée avecassez de difficulté dans une robe de soie puce qu’elle s’était faitfaire, en grand secret, pour la circonstance, et que Coriolis,malgré une colère foudroyante, n’avait pu lui ôter.

Tous quatre descendirent l’escalier quand uneporte au-dessus d’eux s’ouvrit, et Patrice entendit des pasprécipités. Il se retourna. Mlle Zoé était derrièreeux, plus pâle qu’une statue de cire. C’est à peine si elle eut laforce, dans l’émotion qui soulevait son aimable corsage, de direces mots auxquels Patrice chercha vainement un sensdramatique :

– Il est à la fenêtre.

Mais Coriolis ne les eut pas plutôt entendusqu’il s’écria :

– Nom d’un chien de nom d’un chien !Passons par l’escalier de service !

Car l’hôtel avait un escalier de serviceaboutissant à une petite porte qui ouvrait sur une ruelleadjacente ; seulement les portes de cet escalier et l’escalierlui-même n’avaient point servi depuis des années sans nombre et ladescente par cette étroite et sinistre galerie, raide comme unpuits, fut une entreprise presque tragique.

Il fallut se battre, non seulement contre desgonds vermoulus, mais encore contre une saleté séculaire. Ce fut unbonheur que l’antique serrure qui fermait la porte de la ruelle netînt presque plus, sans quoi la noce ne serait jamais sortie de cetaffreux boyau.

Quand ils furent enfin dehors, ils seregardèrent. Les deux hommes étaient horriblement sales, mais lesdeux femmes avaient miraculeusement traversé cette poussière sansen rien garder sur elles. L’oncle secouait déjà son neveu, nonpoint pour le brosser, mais pour qu’il hâtât le pas. Il avait prisla tête de l’expédition et ne se retournait que pour jeter àmi-voix : « Vite, vite ! » Il marchait le doscourbé et rasait la muraille comme quelqu’un qui veut sedissimuler. Le plus extraordinaire était que Madeleine et Gertrudeimitaient cette étrange attitude. Les deux femmes avaient ramasséleurs jupes et trottinaient en effaçant les épaules.

Patrice essayait en vain d’obtenir uneexplication : il semblait qu’on n’eût point le temps de luirépondre, et, s’il s’arrêtait, tantôt l’oncle, tantôt Madeleine,tantôt Gertrude, le tirait par la main comme un enfant paresseuxqu’il y a du danger à laisser derrière soi.

– Quelle drôle de noce ! pensait lejeune homme. À nous voir, on dirait une fuite de suspects, quitentent d’échapper, pendant la Terreur, aux agents du Comité desalut public.

Enfin, par des chemins étrangement détournés,on arriva à la mairie. Certainement, si Patrice n’avait pris laprécaution, la veille, de songer aux pauvres de M. le maire,celui-ci ne l’aurait point si longtemps attendu. La cérémonie futbâclée, comme on dit, en cinq sec. Coriolis avait dit àPatrice : « Ne t’occupe point des témoins, j’ai notreaffaire ! »

En effet, le savetier, le concierge, lecommissionnaire du coin et leurs amis ne manquèrent point aurendez-vous. Dès l’arrivée de ces messieurs, Madeleine laissatomber le sombre vêtement qui cachait sa grâce, sa fraîcheur et sajeunesse ; et Patrice eût pu penser qu’elle ne s’étaithabillée que pour ces manants, si Patrice avait été en état depenser quoi que ce fût en une minute aussi impressionnante.

Pour aller de la mairie à l’église, on pritune voiture fermée. Messieurs les décrotteurs suivirent dans unfiacre découvert : Coriolis commençait à faire bien leschoses.

Il y eut une basse messe vite expédiée, et,les signatures données à la sacristie, les témoins payés, lesnouveaux époux se trouvant en règle avec Dieu et avec les hommes,on songea à déjeuner.

Coriolis conduisit son monde dans un petitrestaurant renommé des bords de l’eau qu’il avait fréquenté autemps de sa jeunesse, et où la vieille servante avait préalablementporté une valise renfermant un vêtement ordinaire de ville pourMadeleine. Les malles étaient, paraît-il, déjà à la gare.

Une inestimable sensation de paix, detranquillité, de calme, venait de ce coin du quai peu fréquenté, etde cet unique restaurant aux clients rares. Après toutes lestribulations de cette mémorable matinée, Patrice se crut en droitde respirer. Il soupira. Il soupira de bonheur sur la main deMadeleine qu’il porta à ses lèvres, et il commençait à lui exprimerla joie qu’il ressentait d’un moment si doux quand le garçonapporta les coquillages.

En même temps qu’il apportait les coquillages,il annonça à ces messieurs qu’il y avait quelqu’un en bas qui lesdemandait et qui paraissait fort pressé de les voir.

Coriolis se leva tout pâle :

– C’est Zoé ! s’écria Madeleine dansune grande agitation.

– Faites monter ! Faites monter toutde suite, ordonna Coriolis.

Et quand le garçon fut parti, le père et lafille se regardèrent avec une inquiétude qui troubla singulièrementPatrice :

– Qu’est-ce qui a bien pu se passer ennotre absence ? pensait Gertrude tout haut… ; pourqu’elle soit venue, il faut qu’elle ait des raisons !

Et Zoé fit son entrée. Elle était nu-tête, lescheveux dénoués qu’elle essayait en vain de rattraper, de ressaisird’un geste de torsade fébrile. Son visage exprimait l’angoisse laplus intense, ses yeux cernés disaient une grande douleur, et lescoins de sa bouche tremblaient.

– Qu’y a-t-il ? Mon Dieu ?demandèrent, d’un même cri, Coriolis, Madeleine et Gertrude.

– Il y a qu’il vous cherche !…

– Hein !…

– Il y a qu’il s’est échappé !… Ilsait tout !… Il s’est enfui comme un forcené !… Prenezgarde !… Il est capable de tout !

Et Zoé se laissa aller, épuisée, haletante,sur les genoux de Gertrude.

– Mais qui, qui ? hurlait Patrice,ne comprenant rien à l’épouvante de tous ceux quil’entouraient.

– Qui ?… Noël !… veux-tu lesavoir ! Noël ! clamait Coriolis qui se tenait la tête àdeux mains comme s’il craignait qu’elle lui échappât.

– Mais il va peut-être arriver ici,conseillait Gertrude. Fuyons !

– Mais où, papa… Où fuir ? gémissaitMadeleine… Il vaut mieux ne pas descendre dans la rue s’il est surnotre piste.

– Il a perdu la piste ! souffla Zoéqui étouffait, mais qui n’osait demander à Gertrude de la délacerdevant Patrice.

– Ah ! Ah ! il a perdu lapiste !… mais il ne t’a pas suivie, surtout, tu en essûre ?…

– C’est moi qui le suivais… Je m’étaisjetée dans un fiacre… Ah ! c’est affreux… affreux !… Ilest comme fou !…

– Mais fou de quoi ? interrogeaitPatrice, au comble de l’exaspération.

– Fou de Madeleine !… Veux-tu lesavoir, là !… Oui, il est amoureux fou de ta femme !… Illui fait des vers, là, es-tu content ?…

– Et c’est parce qu’un monsieur fait desvers à Madeleine que vous êtes dans un état pareil ?… Maisqu’il vienne donc, ce garçon-là, je lui parlerai : en voilàune histoire !…

Et Patrice montra ses poings ; Coriolishaussa les épaules.

– Mais qu’est-ce que ça peut bien nousfaire, Noël ? répéta avec rage, le malheureux jeune homme,éperdu à cause de cette bombe inexplicable qui éclatait au milieude son bonheur tout neuf !

Hélas ! Personne ne s’occupait dePatrice.

Fébrilement, ne sachant à quoi se résoudre,après avoir précautionneusement fermé portes et fenêtres, lesautres interrogeaient Zoé qui racontait, par petites phraseshachées et coupées de sanglots, une histoire si fantastique, quePatrice put se demander s’il ne rêvait point qu’il était tombé dansun asile d’aliénés où les mots que l’on entend n’ont plus de sensmême pour ceux qui les prononcent.

– C’est à croire, soupirait Zoé, qu’ilfaisait l’ivre mort exprès pour qu’on ne s’occupât pas delui ; il a été si vite debout, tout à coup, ce matin, et sivite habillé ! toilette tapageuse ! pan ! pan !coups de pieds dans l’armoire, dans les tiroirs de lacommode ; coups de pieds partout, pan ! pan !pan ! dans la porte, quand je lui parle, derrière la portepour lui demander ce qu’il a et qu’il me répond que les femmesd’hommes le dégoûtent et que Patti Palang-Kaing lui a défendude se marier avec les femmes d’hommes, « mais que la loide la forêt de Bandang ne défend pas à M. Noël d’assister àune si belle cérémonie, quand il n’y va pas de sonhonneur ! » Des misères, des misères !… tout cequ’il m’a dit !… Et que je n’avais pas besoin de m’habiller enParisienne, que je ne serais jamais aussi belle qu’une guenon deshuttes des marécages ! Enfin !… le plus terrible était(je le regardais aller et venir par le trou de la serrure) qu’ilcourait à chaque instant à la fenêtre, tout en s’habillant, commes’il guettait quelque chose dans la rue…

Comme il venait de jeter, par la fenêtre, unepaire de chaussures, cette fois, je lui ai demandé ce qu’ilavait : il m’a répondu d’une voix terrible (que j’auraitoujours dans les oreilles, même si je vivais mille ans, bien sûr)…Il m’a répondu d’une voix terrible : « Est-ce que çane sent pas la fleur d’oranger ? »

– Pardon ! interrompit Patrice,pardon, mon oncle si je ne comprends pas très bien !

Mais Patrice en resta là, épouvanté parl’accès de fureur de Coriolis, lequel secouait avec une honteuseviolence les breloques de la vieille Gertrude.

L’oncle ne pardonnait point à sa servanted’avoir éveillé le flair de M. Noël avec une fleur quin’aurait rien senti du tout si Gertrude ne s’était imaginé del’offrir naturelle.

– Et après ? demanda-t-ilrageusement à Zoé, quand il se fut un peu calmé, sous lesobjurgations de Madeleine.

– Alors, continua la pauvre Zoé, ilouvrit la porte. Je ne l’avais jamais vu aussi pâle :« La fleur d’oranger, dit-il, c’est une odeur quise porte le jour des noces. » Et il descendit, enm’écartant brutalement de son chemin. Il alla, enreniflant, tout droit au salon dans lequel Madeleine avaitattendu Patrice. Quand il sortit de ce salon, son visage étaiteffrayant à voir. Il eut la force de me poser quelques questionsavec sa mâchoire tremblante : « Où estMadeleine ? » Je lui répondis qu’elle était sortie. Ildemanda aussi des nouvelles de M. Patrice et de vous,monsieur. Je ne savais que lui répondre et j’inventai une histoire,disant que vous alliez tous rentrer bientôt à la maison, quand ilreprit sa terrible voix de gong de la forêt de Bandang :« Une odeur de la fleur d’oranger, ça se porte chezM. le maire ! » Il descendit, là-dessus,l’escalier en trois bonds et fut dans la rue. Je courus derrièrelui…

Tout d’abord il fut assez désemparé. Ilcherchait l’odeur sans la retrouver. Elle n’était point sur letrottoir… Il aspirait l’air de tous côtés… Enfin, il fit le tour dela maison… entra dans la ruelle et retrouva l’odeur près de lapetite porte… Il ne s’occupait pas plus de moi que si je n’avaispas été là… et n’entendait même pas ce que je lui disais… Il futbientôt hors de la ruelle… J’avais toutes les peines du monde à lesuivre. Il allait d’une rapidité folle, toujours le nez en l’air,bousculant les passants, les chevaux, les voitures et même arrêtantles omnibus… Je le vis entrer de loin à la mairie et puis ressortirpresque aussitôt… Comme je savais que vous deviez prendre unevoiture en sortant de la mairie pour vous rendre au restaurant, jeme disais : « À cause de la voiture, il va peut-êtreperdre la piste… »

– Pardon !… interrompit encorePatrice, pardon ; mais si pénétrante que soit l’odeur de lafleur d’oranger, je ne comprends plus…

– Assez ! Tu ne comprendras jamaisrien !… clame l’oncle… Continue, Zoé… Il sort de lamairie…

– Oui, il sort de la mairie et, toujoursle nez en l’air, toujours bousculant les passants, il se rend àl’église… de là… sans une hésitation aucune, il prend le chemin leplus direct qui semble conduire ici… Cette fois, je le rattrape, jeveux lui parler ; il me jette au pied d’un mur comme un paquetde linge sale et se met à courir… courir… Moi, je m’élance dans unevoiture pour venir vous prévenir, s’il en était temps encore…quand, au coin du boulevard Saint-Germain, au lieu de prendre larue qui mène ici, il continue son chemin… Je veux voir où il va. Ilcontinue le boulevard… continue… le nez en l’air… et brusquements’arrête, et je le vois entrer, sans aucune hésitation, dans unétablissement très bien, le restaurant Moilly, je crois ;qu’est-ce qu’il allait faire là ?… Soudain, je compris… il yavait devant le trottoir toute une file de landaus et un coupé demariage !… À partir de la mairie et de l’église, Noëlavait suivi une autre fleur d’oranger !… Il tombait dansune autre noce ! Je ne sais pas ce qu’il a pu leurfaire !… J’ai entendu des cris ! des cris ! J’ai vudes gens qui accouraient aux fenêtres et qui appelaient au secours,comme s’il y avait eu le feu !… Après, je ne sais plus… Je mesuis sauvée pour venir ici enfin… ; pour le moment… vouspouvez être tranquilles… Mais le pauvre garçon est fou !… Jene l’ai jamais vu comme ça… tremblant de la tête aux pieds, l’œilhagard… Ah ! ce qu’ils ont dû prendre dans la noce àcôté !…

Ainsi parla la gentille désespérée Zoé quilaissa ensuite couler librement ses larmes.

– Pourvu qu’il ne lui arriverien !… avec cette histoire de noce… espéra tout hautCoriolis.

Patrice se pencha sur Madeleine qui,mélancolique et silencieuse, semblait suivre une pensée auloin :

– À quoi penses-tu ?

– Je pense comme papa : pourvu qu’ilne lui arrive rien, avec cette histoire de noce !…

Ainsi, il n’y avait dans cette salle de penséeet de sollicitude que pour ce fou sauvage qui se jetait au traversde son bonheur comme une bête dangereuse.

– Ça, c’est trop fort, protesta-t-il.

Zoé l’arrêta :

– Je ne pense pas qu’il y ait à craindrepour lui. Vous savez bien qu’on ne peut pas l’attraper… Il va,il vient, il disparaît comme il veut !… Non, ce qu’ilfaut plutôt redouter, c’est que, s’apercevant de son erreur, il neretourne à la mairie et à l’église et ne retrouve la véritablepiste. S’il a gardé quelque sang-froid, Il peut tout avec sonnez !

– Comment ! il peut toutavec son nez ?… explosa Patrice qui luttait contrel’abrutissement dans lequel avaient commencé à le plonger lesétranges discours de Zoé.

Zoé le regarda stupéfaite : Eh !quoi, il ne savait encore rien, celui-là ! Patrice lut, dansses yeux, à la fois de la peine et de la malice.

– Ah ! fit-elle, sans répondre à sesétonnements. Pour un jour de mariage, nous ne sommes à la noce, niles uns ni les autres !… Le mieux que vous auriez à faireserait de prendre le train le plus tôt possible et de ne pasattendre jusqu’à ce soir : c’est un bon conseil que je vousdonne !…

– Mais pourquoi ? pourquoi ?pourquoi ? Moi, je veux manger, protesta Patrice, et mangertranquillement !… N’est-ce pas, Madeleine, que nous voulonsmanger tranquillement ? Ce n’est pas parce qu’un énergumène…Il n’acheva pas…

– Le voilà ! s’écria Zoé qui s’étaitpenchée à la fenêtre.

Ah ! le beau sauve-qui-peut !…Coriolis entraînait, ou plutôt emportait déjà dans ses brasMadeleine défaillante. Gertrude bousculait Patrice, le poussantdevant lui à coups de poings. Au coin d’un petit escalier quel’oncle semblait connaître depuis longtemps, Coriolis se retournaet jeta à Zoé la fatale fleur d’oranger, arrachée au front deMadeleine, malgré les aboiements de Patrice :

– Reste ici, toi, arrête-le !criait-il à Zoé ! enferme-le !…

Et d’un geste furieux, Coriolis, repoussantZoé, enfonça le reste de la petite troupe dans le petit gouffre dupetit escalier.

Pendant ce temps, M. Noël montait legrand escalier du restaurant, les narines palpitantes…

*

**

Patrice et Madeleine, accompagnés de Corioliset de Gertrude, arrivèrent à la gare d’Austerlitz pour voir partirle train d’Auvergne. Le train suivant était omnibus et desservaittoutes les petites stations de banlieue. Patrice déclara que safemme et lui le prendraient. Il avait hâte de quitter Paris, de setrouver seul avec Madeleine pour l’interroger, pour se soulager detoutes les pensées horribles qu’il avait sur le cœur.

Mais voilà que, sur le quai de la gare,Madeleine qui, depuis qu’on était parti si précipitamment durestaurant, n’avait pas prononcé un mot, subitement se trouva malet glissa par terre, les yeux fermés.

Ce fut un brouhaha sans nom. Madeleine étaittoujours dans sa robe de mariée. Cette mariée qui s’évanouissaitdans une gare attira à elle tous les voyageurs et fit le vide dansles trains qui attendaient la minute du départ. Les hommes d’équipelâchèrent leur travail ; les facteurs, leur colis ; lesgarçons accoururent du buffet. Au-dessus de la foule, on entendaitles glapissements de Gertrude et les cris de Coriolis.

Le bruit se répandait déjà avec persistancequ’il s’agissait d’une jeune fille que l’on avait mariée contre songré et qui venait de s’empoisonner, là, devant tout le monde, surle quai de la gare, plutôt que de suivre son mari. HeureusementMadeleine souleva ses paupières et regarda Patrice avec une doucetendresse où il y avait comme une supplication de pardon pourl’extraordinaire journée de noce qu’on lui faisait passer… Labouche aussi de Madeleine s’entrouvrit pour laisser passer dans unsouffle ces trois mots qui firent frissonner le pauvrePatrice : « À la maison ! »

– Oui, grogna Coriolis qui était aussirouge que sa fille était pâle et qui paraissait sous la menace d’uncoup de sang… Oui… retournons à la maison… Je ne peux pas telaisser partir dans cet état de faiblesse !…

Mais Patrice déclare qu’il s’oppose à ce queMadeleine retourne à la maison, aussitôt, la foule se dresse contrelui et menace de lui faire un mauvais parti. On le traite de bruteet on plaint tout haut la jeune et charmante petite femme qui esttombée sur un sauvage pareil ! Une dame fait respirer des selsà Madeleine qui suffoque ; un monsieur qui se dit médecin seprépare à lui dégraffer son corsage. Patrice est décidé à mourir enhéros ! Il saisit sa femme dans ses bras et s’élance à traversla cohue, vers la première porte. Il a le bonheur de l’atteindre.Une auto-taxi est là, il y dépose Madeleine au milieu d’un chœur demalédictions. Le chauffeur demande une adresse. Patrice luicrie : « Route d’Auvergne ! » mais Coriolis,accouru, ordonne : « rue de Jussieu… » et montre àPatrice Madeleine qui a refermé les yeux. Gertrude, avant de montersur le siège à côté du chauffeur, a encore une parole deprudence : « Rue de Jussieu, mais si l’autre est là,Monsieur ! » À quoi Coriolis répond :« S’il est là, tu sais bien qu’il n’y a que Madeleine pour luifaire entendre raison ! » Et les lèvres de Madeleines’entrouvrent encore : « Oui, moi, ilm’écoutera !… »

L’auto démarre. La foule a disparu. Quelqu’undit :

– Ils auraient bien mieux fait d’allerdans une pharmacie. Des mariages comme ça, ça devrait êtredéfendu !…

Et comme Patrice a le malheur de montrer sonnez à la portière, on le salue :

– Eh ! va donc,Barbe-Bleue !

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