Chapitre 25
Laissant l’homme favorisé, bien reçu et flattépar le monde, l’homme du monde le plus mondain, qui jamais ne secompromit en dérogeant au code du gentleman, qui jamais ne futcoupable d’une action virile, dormir dans son lit en souriant (carle sommeil lui-même, n’opérant qu’un faible changement sur safigure dissimulée, devenait, chez M. Chester, une espèced’hypocrisie conventionnelle et calculée), nous allons suivre deuxvoyageurs qui se dirigent lentement à pied vers Chigwell.
Barnabé et sa mère. Grip les accompagne, bienentendu.
La veuve, à qui chaque pénible mille semblaitplus long que le dernier, poursuivait sa route triste etfatigante ; Barnabé, cédant à toutes les impulsions du moment,voltigeait çà et là, tantôt la laissant loin derrière lui, tantôtmusant loin derrière elle, tantôt s’élançant dans quelque ruelledétournée ou quelque sentier, pendant qu’elle continuait seule saroute, et puis apparaissant de nouveau à la dérobée et arrivant surelle avec un hourra de folle joie, selon les inspirations de safantasque et capricieuse nature. Tantôt il l’appelait de la branchela plus élevée de l’un des plus hauts arbres du bord de laroute ; tantôt, se servant de son grand bâton en guise deperche à sauter, il volait par-dessus un fossé, ou une haie, ou unebarrière à cinq traverses ; tantôt, avec une vitesseétonnante, il courait un mille ou plus sur la route tout droitdevant lui, et faisait halte pour jouer avec Grip sur un peu degazon, jusqu’à ce qu’elle le rejoignît. C’étaient là sesdélices ; et, quand sa patiente mère entendait sa voix, ouqu’elle regardait sa figure animée et pleine de santé, ellen’aurait pas voulu gâter ses plaisirs par une triste parole, ni parun murmure, quoique la gaieté insouciante et salubre qui faisait lebonheur de son fils fût pour elle, par réflexion, la source de sessouffrances éternelles.
C’est quelque chose pourtant d’avoir sous lesyeux le spectacle de la gaieté libre, impétueuse, à la face de lanature, lors même que c’est la gaieté folâtre d’un idiot. C’estquelque chose de savoir que le ciel a laissé une place pour lecontentement dans la poitrine d’une telle créature ; c’estquelque chose d’être assuré que, si légèrement qu’on voie leshommes détruire cette faculté chez leurs semblables, le grandcréateur de l’humanité l’accorde au plus humble, au plus méprisé deses ouvrages. Qui ne préférerait être témoin du bonheur d’un idioten plein soleil plutôt que des angoisses languissantes de l’hommele plus sensé dans une ténébreuse prison ?
Gens d’une austérité lugubre, vous dont lepinceau prête au visage de l’infinie bienveillance un continuelfroncement de sourcils, lisez le livre éternel tout grand ouvert àvos yeux, et retenez la leçon qu’il vous donne. Ses peintures n’ontpas des nuances noires et sombres, mais des teintes brillantes etéblouissantes ; sa musique, si ce n’est quand vous la couvrezde vos croassements, ne consiste pas en soupirs et en gémissements,mais en chansons et en joyeux accords. Écoutez ces millions de voixdans l’air d’été, et trouvez-en une seule aussi lamentable que lavôtre. Rappelez-vous, si vous pouvez, le sentiment d’espoir et deplaisir que chaque riant retour du jour éveille dans la poitrine detous vos semblables qui n’ont pas changé leur nature ; etapprenez quelque sagesse même des pauvres d’esprit, quand leurscœurs sont soulevés, ils ne savent pas pourquoi, par toutel’allégresse et tout le bonheur que le jour renaissant leurapporte.
Le sein de la veuve était rempli d’inquiétude,il était accablé d’affliction et d’une secrète épouvante ;mais la gaieté de cœur de son fils la réjouissait, et trompait lesennuis de ce long voyage. Quelquefois il l’invitait à s’appuyer surson bras, et il restait bien tranquille à côté d’elle pendant unecourte distance ; mais il était plus dans sa nature de rôderçà et là, et elle avait plus de plaisir encore à le voir libre etheureux qu’à le garder auprès d’elle, parce qu’elle l’aimait plusqu’elle-même.
Elle avait quitté l’endroit où ils serendaient, aussitôt après l’événement qui avait changé toute leurexistence ; et, depuis vingt-deux ans, elle n’avait jamais eule courage de retourner le visiter. C’était son village natal.Quelle foule de souvenirs s’empara de son esprit lorsque Chigwellfrappa sa vue !
Vingt-deux ans ! Toute la vie et toutel’histoire de son garçon. La dernière fois qu’elle avait jeté enarrière un regard sur ces toits au milieu des arbres, ellel’emportait dans ses bras, enfant en bas âge. Que de fois, depuisce temps, elle était restée assise à ses côtés jour et nuit, épiantl’aube de l’intelligence qui jamais ne parut ! Quelles avaientété ses craintes, ses doutes, et cependant ses espérances,longtemps encore après avoir acquis la conviction d’un mal sansremède ! Les petits stratagèmes qu’elle avait inventés pourl’éprouver, les petites marques qu’il avait données dans ses actesenfantins, non pas de stupidité, mais de quelque chose d’infinimentpis, tant sa malice était affreuse et peu semblable à l’espiègleried’un enfant, lui revinrent à la mémoire aussi vivement que si celase fût passé la veille. La chambre dans laquelle ils se tenaientd’ordinaire, la place où était son berceau, lui-même enfin avec safigure de vieux petit marmouset, mais toujours chéri de sa mère,fixant sur elle un œil égaré et sans regard, et bourdonnant quelquechant bigarre, tandis que, assise à ses côtés, elle le berçait,toutes les circonstances de son enfance se représentèrent en foule,et les plus triviales furent peut-être les plus distinctes.
Sa seconde enfance aussi ; les étrangesimaginations qu’il avait ; sa terreur de certaines chosesinsensibles, objets familiers qu’il animait et douait de lavie ; la marche lente et graduelle de cette subite horreur, aumilieu de laquelle, avant sa naissance, son intelligence obscurcieétait éclose ; comment, au milieu de tout cela, elle avaittrouvé quelque espérance et quelque consolation à voir qu’il neressemblait pas aux autres enfants ; comment elle en étaitpresque venue à croire au tardif développement de sa raison,jusqu’à ce qu’il fût devenu un homme, et qu’alors son enfance fûtcomplète et durable : toutes ces anciennes pensées jaillirentde suite dans son esprit, plus fortes après leur long sommeil etplus amères que jamais.
Elle prit son bras, et ils traversèrent à lahâte la rue du village. C’était bien le même village tel qu’ellel’avait connu jadis ; néanmoins elle le trouvait un peuchangé ; il avait un autre air. Le changement venait d’elle etnon de lui, mais elle ne songeait pas à cela ; elle s’étonnaitde ne plus lui retrouver la même physionomie ; elle sedemandait à quoi cela tenait.
Tout le monde reconnut Barnabé ; lesenfants s’attroupèrent autour de lui, comme elle se souvenait del’avoir fait avec leurs pères et leurs mères autour de quelquemendiant idiot, lorsqu’elle était un enfant elle-même. Maispersonne ne la reconnut. Ils passèrent devant chaque maison qu’ellese rappelait bien, chaque cour, chaque enclos ; et, pénétrantdans les champs, ils se retrouvèrent bientôt seuls.
La Garenne fut le terme de leur voyage.M. Haredale se promenait dans le jardin ; il les vitpasser devant la porte de fer, et l’ayant ouverte, il leur ditd’entrer par là.
« Enfin, vous avez eu le courage devisiter l’antique demeure, dit-il à la veuve. Je vous sais gré decet effort.
– J’y viens pour la première fois,monsieur, et pour la dernière, répliqua-t-elle.
– La première depuis bien des années,mais non pas la dernière.
– Oh ! la dernière.
– Voulez-vous dire, repartitM. Haredale, en la regardant avec quelque surprise, qu’aprèsavoir fait cet effort, vous êtes résolue de ne pas y persévérer, etque vous allez retomber dans votre faiblesse ? Ce seraitindigne de vous. Je vous ai souvent dit que vous devriez revenirici. Vous y seriez plus heureuse que partout ailleurs, j’en suissûr. Quant à Barnabé, il est ici comme chez lui.
– Et Grip aussi, » dit Barnabé enprésentant son petit panier ouvert.
Le corbeau sautilla gravement dehors, sepercha sur l’épaule de son maître, et, s’adressant àM. Haredale, il cria, comme pour donner à entendre peut-êtreque quelque rafraîchissement modéré ne serait pas derefus :
« Polly, mettez la bouilloire au feu,nous prendrons tous du thé !
– Écoutez-moi, Marie, dit affectueusementM. Haredale, comme il lui faisait signe de le suivre vers lamaison. Votre vie a été un exemple de patience et de courage, saufcette unique faiblesse qui m’a souvent causé beaucoup de peine.C’est bien assez de savoir que vous fûtes cruellement enveloppéedans la catastrophe qui me priva d’un frère unique et Emma de sonpère, sans être obligé de supposer (comme cela m’arrive parfois)que vous nous associez avec l’auteur de notre double infortune.
– Vous associer avec lui, monsieur !s’écria-t-elle.
– Réellement, dit M. Haredale, jevous en accuse quelquefois. Je suis tenté de croire que, comme denombreux liens attachaient votre mari à notre parent, et qu’il estmort à son service et pour sa défense, vous en êtes venue enquelque sorte à nous confondre dans l’assassinat dont il a étévictime aussi.
– Hélas ! répondit-elle, que vousconnaissez peu mon cœur, monsieur ! que vous êtes loin de lavérité !
– C’est une idée si naturelle ! Ilest probable qu’elle vous vient malgré vous et à votre insu, ditM. Haredale, se parlant à lui-même plutôt qu’à elle. Noussommes une maison déchue. L’argent, dispensé de la main la plusprodigue, ne serait qu’une pauvre indemnité pour des souffrancestelles que les vôtres ; répandu avec économie par des mainsaussi étroitement serrées que les nôtres, il devient une misérabledérision. Je sens cela, Dieu le sait, ajouta-t-il avecprécipitation. Pourquoi m’étonnerais-je qu’elle le senteaussi ?
– Vous me faites vraiment tort, chermonsieur, répondit-elle avec une grande vivacité ; et quandvous aurez entendu ce que je désire avoir la permission de vousdire…
– Je verrai mes soupçons seconfirmer ? dit-il en observant qu’elle balbutiait et devenaitconfuse. C’est bien ! »
Il accéléra sa marche pendant quelques pas,mais il revint bientôt se mettre à ses côtés.
« Et enfin, dit-il, vous avez fait toutce chemin seulement pour me parler ?
– Oui, répliqua-t-elle.
– Malédiction, murmura-t-il, sur notrepitoyable position de gueux orgueilleux, également déplacés quenous sommes près du riche et près du pauvre ! l’un forcé denous traiter avec une apparence de froid respect, l’autre nousmontrant de la condescendance en toutes ses actions et ses paroles,et nous tenant davantage à distance à mesure qu’il nous approche.Dites-moi, au lieu de vous donner la peine de rompre pour si peu dechose la chaîne d’habitude qu’ont forgée vingt-deux ans d’absence,ne pouviez-vous pas me faire connaître votre désir de recevoir mavisite ?
– Je n’en ai pas eu le temps, monsieur,répondit-elle. Je n’ai pris ma résolution que la nuit dernière, etl’ayant prise, j’ai senti qu’il me fallait sans perdre un jour, unjour ? pas même une heure, avoir un entretien avecvous. »
Ils avaient, pendant ce dialogue, atteint lamaison. M. Haredale s’arrêta un moment et la regarda commes’il était étonné de l’énergie de ses manières. Remarquant,toutefois, qu’elle n’avait pas l’air de faire attention à lui, maisqu’elle levait les yeux et jetait, en frissonnant, un regard surces vieilles murailles qui s’unissaient dans son esprit à desemblables horreurs, il la mena par un escalier particulier dans sabibliothèque, où Emma était à lire, assise à la fenêtre.
Cette jeune personne, voyant qui s’approchait,se leva précipitamment et mit son livre de côté ; puis avecbeaucoup de paroles affectueuses, et non sans larmes, elle voulutfaire à la veuve l’accueil le plus empressé, le plus cordial. Maiscelle-ci se déroba à son embrassement comme si elle avait peurd’elle, et s’affaissa tremblante sur une chaise.
« C’est l’effet de votre retour ici aprèsune si longue absence, dit Emma avec douceur. Sonnez, je vous prie,cher oncle, ou plutôt ne bougez pas : Barnabé courra lui-mêmedemander du vin.
– Non, pour tout au monde, cria la veuve.Il aurait un autre goût. Je ne pourrais pas y toucher. Je n’aibesoin que d’une minute de repos ; rien que cela. »
Mlle Haredale resta debout auprès de sachaise, la regardant avec une compassion silencieuse. Elle demeuraun peu de temps tout à fait tranquille ; puis elle se leva etse tourna vers M. Haredale, qui s’était assis dans sa bergèreet la contemplait avec l’attention la plus soutenue.
La légende rattachée au manoir semblait, commenous l’avons déjà dit, le prédestiner à devenir le théâtre d’uncrime pareil à celui qui avait ensanglanté ses murs. La chambredans laquelle ils se trouvaient, voisine de la chambre même où lemeurtre s’était accompli, ténébreuse, mélancolique et morne,surchargée de livres mangés aux vers, close par des rideaux quiamortissaient et étouffaient chaque son, couverte d’ombres lugubrespar des arbres dont les branches bruissantes venaientcontinuellement, ainsi que des spectres, frapper les carreaux,avait, plus que toutes les autres chambres de la maison, un airsinistre et funèbre. Le groupe même qui se trouvait là offrait despersonnages appropriés aussi à ce lieu terrible. La veuve, avec safigure tressaillante et ses yeux baissés ; M. Haredale,sévère et morne, comme toujours ; sa nièce auprès de lui,ressemblant, malgré de très grandes différences, au portrait de sonpère, qui, de la muraille noircie, les considérait d’un air dereproche ; Barnabé, avec son regard vague et ses yeuxmobiles ; tous répondaient bien au lieu de la scène et auxacteurs de la légende. Le corbeau lui-même, qui avait sauté sur latable, où, semblable à un vieux nécromancien, il paraissait étudierprofondément un grand volume in-folio, ouvert sur un pupitre, étaiten harmonie avec le reste : on aurait dit une incarnation dumauvais esprit, attendant son heure de faire le mal.
« Je sais à peine, dit la veuve enrompant le silence, par où commencer. Vous allez croire qu’il y adu trouble dans ma raison.
– Tout le cours de votre vie paisible etirréprochable depuis que vous avez quitté la Garenne, réponditdoucement M. Haredale, portera témoignage en votre faveur.Pourquoi craignez-vous d’exciter un pareil soupçon ? vous neparlez pas à des étrangers. Ce n’est pas la première fois que vousavez à réclamer notre intérêt ou notre considération.Remettez-vous. Prenez courage. Quelque avis ou quelque assistanceque vous réclamiez de ma part, vous savez qu’ils vous appartiennentde droit, qu’ils vous sont pleinement acquis.
– Que diriez-vous donc, monsieur, sij’étais venue, répliqua-t-elle, moi qui n’ai pas d’autre ami quevous sur la terre, pour rejeter votre aide à partir de ce moment,et pour vous dire que désormais je me lance sur l’océan du monde,seule et sans soutien, prête à y enfoncer ou y surnager, selon quele ciel en décidera ?
– Vous auriez, si vous étiez venue versmoi dans une semblable intention, dit avec calme M. Haredale,quelque motif à me donner sans doute d’une conduite siextraordinaire, et, malgré l’étonnement que pourrait me causer unerésolution si soudaine et si étrange, naturellement je ne letraiterais pas légèrement.
– C’est là, monsieur, répondit-elle, cequ’il y a de déplorable dans mon malheur. Je ne puis vous donner demotif. Ma résolution, sans explication aucune, est tout ce que jepuis vous offrir. C’est mon devoir, mon devoir impérieux et forcé.Si je ne le remplissais pas, je serais une créature vile etcriminelle. Maintenant que je vous ai dit cela, mes lèvres sontscellées ; je ne puis vous en dire davantage. »
Comme si elle se fût sentie soulagée d’enavoir tant dit, et que cela lui eût donné du nerf pour le restantde sa tâche, elle continua de parler d’une voix plus ferme et avecplus de courage.
« Le ciel m’est témoin, comme l’est monpropre cœur (et le vôtre, chère demoiselle, parlera pour moi, je lesais), que j’ai vécu, depuis le temps dont nous avons tous d’amerssujets de nous souvenir, dans un dévouement et une gratitudeinvariables pour cette famille. Le ciel m’est témoin que, n’importeen quel lieu j’aille, je conserverai les mêmes sentiments à jamaisinaltérables. Il m’est témoin encore qu’eux seuls me poussent dansla voie que je vais suivre, et dont rien à présent ne medétournera, aussi vrai que j’espère en la miséricorde divine.
– Voilà d’étranges énigmes, ditM. Haredale.
– Dans ce monde, monsieur,répliqua-t-elle, peut-être ne seront-elles jamais expliquées. Dansun autre, la vérité se découvrira d’elle-même. Et puisse ce temps,ajouta-t-elle à voix basse, être bien éloigné !
– Voyons, dit M. Haredale, si jevous comprends bien ; car je doute de mes propres sens.Voulez-vous dire que vous êtes volontairement résolue à vous priverdes moyens de subsistance que vous avez si longtemps reçus denous ; que vous êtes déterminée à résigner la rente que nousvous avons faite il y a vingt ans : à quitter votre maison,votre intérieur, tout ce qui vous appartient, pour recommencer unevie nouvelle ; et cela pour quelque secret motif ou quelquemonstrueuse fantaisie, qui n’est pas susceptible d’explication, quin’existe que d’aujourd’hui et n’a pas cessé de dormir dans l’ombrependant tout ce temps ? Au nom de Dieu, à quelle illusionêtes-vous en proie ?
– Aussi vrai que je suis profondémentreconnaissante, répondit-elle, des bontés de ceux qui, vivants oumorts, ont été ou sont les propriétaires de cette maison ;aussi vrai que je ne voudrais pas que son toit tombât et m’écrasât,ou que ses murs suassent du sang, lorsqu’ils entendent prononcermon nom ; aussi vrai est-il que je ne subsisterai plus jamaisaux dépens de leur libéralité, ni que je ne souffrirai qu’elle aideà ma subsistance. Vous ne savez pas, ajouta-t-elle avecpromptitude, à quels usages vos bienfaits peuvent être appliqués,dans quelles mains ils peuvent passer. Je le sais, et j’yrenonce.
– Sûrement, dit M. Haredale, vousêtes maîtresse de l’emploi de cette rente.
– Je le fus. Je ne saurais l’être pluslongtemps. Il se peut qu’elle soit (elle l’est) consacrée à unusage qui raille les morts dans leurs tombeaux. Cela ne peut que meporter malheur, attirer encore quelque affreuse condamnation duciel sur la tête de mon cher fils, dont l’innocence souffrira desfautes de sa mère.
– Quels mots viens-je d’entendrelà ? cria M. Haredale en la regardant avec étonnement.Parmi quels associés êtes-vous donc tombée ? quelle est cettefaute où l’on vous aurait entraînée par surprise ?
– Je suis coupable et pourtantinnocente ; j’ai tort et j’ai raison ; pure d’intention,et contrainte de protéger et d’aider les méchants. Ne mequestionnez pas davantage, monsieur ; mais croyez que je suisplutôt à plaindre qu’à condamner. Il faut que j’abandonne demain mamaison : car, tandis que je me trouve ici, elle est hantée. Mafuture résidence, si je veux y vivre en paix, doit être un mystère.Si mon pauvre garçon poussait un jour ses courses errantes de cecôté, ne tentez pas de découvrir notre asile car, si on nousrelance, il nous faudra fuir encore. Et maintenant mon esprit estdélivré de ce fardeau. Je vous conjure, monsieur, ainsi que vous,chère mademoiselle Haredale d’avoir confiance en moi, si vouspouvez, et de penser à moi aussi affectueusement que vous aviezaccoutumé de le faire. Si je meurs sans pouvoir dire mon secret,même alors (car cela peut arriver), grâce à l’œuvre d’aujourd’hui,ma poitrine sera plus légère à l’heure suprême, et le jour de mamort, et chaque jour jusqu’à ce que celui-là vienne, je prieraipour vous deux, je vous remercierai et ne vous troublerai plusjamais. »
Cela dit, elle voulait les quitter, mais ilsla retinrent, et, avec beaucoup de paroles d’encouragement etd’affectueuses instances, ils la supplièrent de considérer cequ’elle faisait et par dessus tout d’avoir en eux plus de confianceet de leur dire ce qui accablait son esprit d’une façon sinavrante. La voyant sourde à leurs efforts de persuasion,M. Haredale s’avisa d’une dernière ressource il suggéra l’idéeque la veuve prît pour confidente Emma, qui, à raison de sajeunesse et de son sexe, l’effrayerait peut-être moins que lui.Cette proposition, toutefois, la fit reculer avec la mêmeexpression de répugnance qu’elle avait manifestée au commencementde leur entrevue. Tout ce qu’on put obtenir d’elle, ce fut unepromesse de recevoir chez elle M. Haredale le lendemain soir,et d’employer cet intervalle à réfléchir de nouveau sur sarésolution et sur leurs, conseils, quoiqu’il n’y eut pas du tout àespérer, leur dit-elle, aucun changement de sa part. Cettecondition acceptée enfin, ils laissèrent à contrecœur partir laveuve puisqu’elle ne voulait ni boire ni manger dans la maison, eten conséquence, elle, Barnabé et Grip s’en allèrent, comme ilsétaient venus, par l’escalier particulier et la porte du jardin,sans voir personne et sans que personne les vît sur le chemin.
Une chose remarquable chez le corbeau, c’estque, durant tout le cours de l’entrevue, il tint ses yeux fixés surson livre, exactement de l’air du plus rusé coquin qui aurait feintde lire avec une extrême attention, mais qui aurait tout écouté,sans perdre un seul mot. Il fallait même que la conversation qu’ilvenait d’entendre occupât fortement son esprit : car,lorsqu’ils furent seuls tous les trois, tout en donnant des ordrespour l’immédiate préparation d’innombrables bouilloires dans le butde prendre du thé, il restait pensif et semblait plutôt céder à unsentiment abstrait de devoir qu’au désir de se rendre agréable etd’être ce qu’on appelle communément de bonne compagnie.
Les voyageurs devaient retourner à Londres parla diligence. Comme il y avait un intervalle de deux grandes heuresavant qu’elle partît, et qu’ils avaient besoin de repos et dequelque nourriture, Barnabé insista pour une visite auMaypole ; mais sa mère, qui ne souhaitait pas d’être reconnue,et qui craignait en outre que M. Haredale, après réflexion,n’envoyât à sa recherche quelque messager vers cet établissement,proposa d’attendre dans le cimetière au lieu d’aller au Maypole.Rien n’étant plus aisé pour Barnabé que d’acheter et d’apporter làles humbles aliments qu’il leur fallait, celui-ci consentit avecjoie ; et bientôt ils furent assis dans le cimetière à prendreleur frugal repas.
Là encore, le corbeau prit une attitude dehaute méditation ; il se promena de long en large quand il eutdîné, de l’air d’un grave gentleman et avec une telle importance,qu’il ne lui manquait plus que d’avoir ses mains sous les pansretroussés de son habit ; il fit semblant de lire les pierrestumulaires en critique consommé. Quelquefois, après avoirlonguement examiné une épitaphe, il aiguisait son bec sur la tombeet criait d’un ton rauque : « Je suis un démon, je suisun démon, je suis un démon ! » Après cela, il n’est passûr du tout qu’il adressât ces allusions à la personne qui étaitcensée reposer dessous ; il est bien possible qu’il ne lesvociférât que comme une réflexion générale.
Le cimetière était un joli endroit fortpaisible, mais bien triste pour la mère de Barnabé, carM. Reuben Haredale gisait là, et, près du caveau où sescendres reposaient, elle pouvait voir une pierre élevée à lamémoire de son propre époux, avec une courte inscriptionmentionnant quand et comment il avait perdu la vie. Elle s’assitlà, pensive et à l’écart, jusqu’à ce que leur temps se fût écoulé,et que le son lointain du cor annonçât que la diligencearrivait.
Barnabé, qui dormait sur le gazon, bondit à cebruit, et Grip, qui parut l’entendre aussi bien que lui, entra toutdroit dans son panier, suppliant la société en général (comme s’ilvoulait faire une espèce de satire contre ceux qui avaient desrapports avec les cimetières) de ne jamais « avoir peur »dans aucun cas. Ils furent bientôt tous trois perchés sur ladiligence et roulèrent sur la route.
On passa devant le Maypole et on s’arrêta à laporte. Joe était absent, Hugh vint, avec sa nonchalance accoutumée,tendre le paquet demandé. Il n’y avait pas à craindre que le vieuxJohn sortît. Ils purent, du faîte de la diligence, le voirprofondément endormi dans son confortable comptoir. C’était là uneparticularité du caractère de John. Il se faisait un pointd’honneur d’aller dormir à l’heure de la diligence, il dédaignaitde flâner par là ; il regardait les diligences comme deschoses qui auraient dû être poursuivies en justice, parce qu’ellestroublaient le repos de l’humanité, comme des inventions d’uneactivité continuelle, sans cesse en mouvement, toujours affairées,ne servant qu’à souffler dans un cor, tout à fait au-dessous de ladignité d’hommes et convenant seulement à de folles jeunes fillesqui ne savaient que babiller et courir les boutiques. « Nousne nous occupons pas ici des diligences, monsieur, avait coutume derépondre John, si quelque étranger mal chanceux prenait auprès delui quelque information sur ces odieux véhicules, nousn’enregistrons pas pour les diligences, elles donnent plusd’embarras qu’elles ne valent, avec leur bruit et leur tintamarre.Si vous voulez les attendre, vous le pouvez, mais nous ne nousoccupons pas d’elles, il est possible qu’elles s’arrêtent, il estpossible qu’elles ne s’arrêtent pas, il y a un messager, on letrouvait fort suffisant pour nous quand j’étais petitgarçon. »
Elle baissa son voile lorsque Hugh grimpa ettandis qu’il causa avec Barnabé en chuchotant, mais ni lui niaucune autre personne ne lui parla, ni ne fit attention à elle, nine montra la moindre curiosité à son sujet, et ce fut ainsi que,comme une étrangère, elle visita et quitta le village où elle étaitnée, où elle avait vécu joyeuse enfant, gracieuse jeune fille,heureuse épouse, où elle avait connu toutes les jouissances de lavie, et où elle avait commencé la carrière de ses chagrins les pluscruels.
