Barnabé Rudge – Tome I

Chapitre 29

 

Les pensées des hommes du monde sont à jamaisréglées par une loi morale de gravitation, qui, comme la loiphysique, les emporte vers la terre en vertu de l’attraction. Leglorieux éclat du jour et les silencieuses merveilles d’une nuitéclairée par les étoiles font un vain appel à leurs esprits. Il n’ya pas de signes dans le soleil, ni dans la lune ni dans lesétoiles, qu’ils sachent lire. Ils ressemblent à quelques savantsqui connaissent chaque planète par son nom latin, mais qui ont toutà fait oublié de petites constellations célestes telles que lacharité, la tolérance, l’amour universel et la miséricorde,quoiqu’elles brillent nuit et jour d’une clarté si splendide queles aveugles peuvent les voir ; et qui, en regardant là hautle ciel parsemé de paillettes, n’y voient rien que le reflet deleur grand savoir et de leur instruction de rencontre puisée dansdes bouquins.

Il est curieux de se représenter ces gens dumonde, s’arrachant un moment à leurs grandes affaires pour tournerles yeux par hasard vers les innombrables sphères qui scintillentau-dessus de nous, qu’y voient-ils, croyez-vous ? rien quel’image qu’ils portent dans le cœur. L’homme qui ne peut vivre quedans l’atmosphère des princes ne voit rien là dans le ciel que desétoiles pour décorer la poitrine des courtisans. L’envieux ypoursuit de sa haine jalouse les honneurs brillants de son voisin.Pour le ladre, occupé à entasser de l’or, et pour la foule des gensdu monde, tout le firmament au-dessus de nous reluit de piècessterling, toutes fraîches sorties de la monnaie, avec l’empreintede la figure du souverain : ils ont beau se retourner, ils nevoient rien autre chose entre eux et le ciel. C’est ainsi que lesombres de nos désirs viennent se mettre entre nous et nos bonsanges, qu’ils éclipsent à notre vue.

Tout était frais et gai, comme si le monden’eût été fait que de ce matin, quand M. Chester chevauchad’un pas tranquille le long de la route de la forêt. Bien que lasaison ne fût pas avancée, la température était chaude etfécondante ; les boutons des arbres s’épanouissaient enfeuilles, les haies et l’herbe étaient vertes, l’air était unevraie musique, grâce aux chansons des oiseaux, et, s’élevant bienloin au-dessus d’eux tous, l’alouette répandait ses plus richesmélodies. Dans les endroits à l’ombre, la rosée du matin étincelaitsur chaque jeune feuille et sur chaque brin d’herbe ; et, làoù rayonnait le soleil, quelques gouttes diamantines brillaientencore, comme par regret de quitter un si beau monde et d’avoir unesi courte existence. Même le vent léger, dont le bruissement étaitaussi agréable à l’oreille que l’eau qui tombe doucement,promettait un beau jour ; et laissant une suave odeur sur satrace, pendant qu’il s’éloignait en voltigeant, il chuchotaitquelque chose de ses rapports intimes avec l’été, dont il attendaitincessamment l’heureux retour.

Le cavalier solitaire allait toujours du mêmepas, toujours égal, promenant à travers les arbres un coup d’œil dusoleil à l’ombre et de l’ombre au soleil, regardant autour de lui,sans doute, de moment en moment ; mais s’il pensait avecquelque plaisir au jour si beau, au chemin si charmant, c’étaitseulement pour s’applaudir dans l’intérêt de sa toilette, plussoignée que jamais, d’être favorisé d’un pareil temps. Il souriaitalors avec complaisance, mais plutôt comme satisfait de lui-mêmeque de toute autre chose, poursuivant ainsi sa promenade sur sonbidet alezan, d’aussi bonne mine que le cavalier, et probablementplus sensible aux scènes intéressantes de la nature dont ilmarchait environné.

Les massives cheminées du Maypole finirent parse dresser à ses yeux, mais il n’accéléra point son pas, et ce futtoujours avec la même gravité calme qu’il arriva auprès du porchede la taverne. John Willet, qui faisait rôtir sa rouge figuredevant un grand feu dans la salle et qui, avec une prévoyance etune vivacité d’esprit prodigieuses, venait de penser, en regardantle ciel bleu, que, si l’état des choses se prolongeait, il faudraitde toute nécessité éteindre les feux et ouvrir les fenêtres toutesgrandes, sortit pour tenir l’étrier au gentleman, appelant d’unevoix gaillarde : Hugh !

« Oh ! c’est vous ; vous y êtesdonc déjà, monsieur ? dit John un peu étonné de la promptitudeavec laquelle Hugh avait paru. Menez à l’écurie ce précieux animal,et ayez-en un soin plus que particulier, si vous désirez, gardervotre place… Un fainéant, monsieur, comme il n’y en apas !

– Mais vous avez un fils, répliquamonsieur Chester en donnant sa bride après avoir mis pied à terre,et répondant au salut de l’aubergiste par un négligent mouvement desa main vers son chapeau. Pourquoi ne l’utilisez-vous pas,lui ? »

– Eh mais, la vérité est, monsieur,repartit John avec une grande importance, que mon fils… Qu’est-ceque vous faites là à m’écouter, vilain curieux ?

– Qui est-ce qui écoute ? ripostaHugh en colère. Avec ça que c’est amusant de vous écouter !Voulez-vous pas que j’emmène le cheval à l’écurie tout en sueur,pour qu’il s’enrhume ?

– Alors promenez-le de long en large plusloin de nous, monsieur, cria le vieux John, et quand vous me voyezen train de causer avec un noble gentleman, restez à distance. Sivous ne connaissez pas votre distance, monsieur, ajoutaM. Willet après une pause énormément longue, durant laquelleil fixa ses grands yeux stupides sur Hugh, et attendit avec unepatience exemplaire qu’il lui passât par l’esprit quelque chose quiressemblât à une idée, nous trouverons un moyen de vous l’apprendreplus vite que ça. »

Hugh haussa les épaules dédaigneusement, pritson air téméraire et traversa de l’autre côté du gazon, où, ayantjeté la bride en bandoulière sur son épaule, il promena le cheval,tout en lançant de temps en temps à son maître, par-dessous sessourcils touffus, des coups d’œil aussi sinistres qu’un tyran demélodrame.

M. Chester qui, sans que cela parût,l’avait attentivement observé durant cette courte dispute, entradans le porche, et se tournant brusquement vers M. Willet, luidit :

« Vous avez d’étranges domestiques,John.

– Il est certain, monsieur, que celui-cia l’air assez étrange, répondit l’aubergiste ; mais c’est unbon domestique pour le dehors. Pour les chevaux, les chiens et toutcela, il n’y a pas en Angleterre un plus habile homme que ce Hughdu Maypole. Par exemple, il ne vaut rien pour le dedans, ajoutaM. Willet de l’air confidentiel d’un homme qui sentait lasupériorité de sa propre nature. Le dedans, c’est monaffaire ; mais si ce gars avait simplement un brind’imagination, monsieur…

– C’est un garçon actif, je le parierais,dit M. Chester, ayant l’air de se parler à lui-même plutôtqu’à la cantonade.

– Actif, monsieur, riposta John, dont lafigure par extraordinaire prit de l’expression ; cegars-là ! Ohé, ici ! monsieur ! Amenez le cheval parici, et allez pendre ma perruque à la girouette, pour montrer à cegentleman si vous êtes leste. »

Hugh ne répondit pas, mais jetant la bride àson maître, et lui arrachant de la tête sa perruque avec si peu decérémonie et tant de précipitation que M. Willet n’en fut paspeu déconcerté, quoiqu’il en eût exprimé le désir spécial, ilgrimpa lestement au faîte du mai placé devant la maison, etsuspendant la perruque sur la girouette, il l’y fit tourner commela manivelle d’un tournebroche. Cet exercice achevé, il la lança àterre, et glissant lui-même en bas le long du mai avec uneinconcevable rapidité, il se trouva sur ses pieds presque aussitôtque la perruque touchait le sol.

« Voilà, monsieur ! dit Johnretombant dans son état de stupidité habituelle. Vous ne verrez pasbeaucoup d’auberges comme le Maypole, pour y avoir bon logis àpied, à cheval ; ni pour voir ça non plus, quoique ce ne soitrien au prix de tout ce qu’il fait. »

Cette dernière remarque était une allusion àla manière dont Hugh sautait sur le dos d’un cheval, comme il avaitfait lors de la première visite de M. Chester, etdisparaissait promptement par la porte de l’écurie.

« Ça n’est rien au prix de tout ce qu’ilfait, répéta M. Willet en brossant sa perruque avec sonpoignet, et se décidant intérieurement à distribuer sur les diversarticles de la note de son hôte une petite augmentation pour ledommage causé par la poussière à cette pièce de son ajustement. Ilsaute de presque toutes les fenêtres de la maison. Il n’y a jamaiseu de gars pour se jeter comme lui de n’importe où, sans se rompreles os. C’est mon opinion, monsieur, qu’il ne doit guère tout çaqu’à son manque d’imagination, et que, si l’imagination pouvait(chose impossible) lui être fourrée dans la tête, il ne serait pluscapable d’en faire autant. Mais nous parlions de mon fils,monsieur.

– C’est vrai, Willet, c’est vrai, dit levisiteur en se tournant vers l’aubergiste avec sa sérénitéhabituelle. Mon bon ami, qu’est-ce qu’on dit delui ? »

On m’a rapporté que M. Willet avant derépondre cligna de l’œil. Mais comme il n’a jamais été reconnucoupable d’une telle légèreté de conduite, ni antérieurement niultérieurement, on peut regarder cette inconvenance comme uneinvention de ses ennemis, fondée peut-être sur le fait suivant quiest incontestable. Il prit son hôte par le troisième bouton de sonhabit sur la poitrine, en comptant à partir du menton, et luiinsinuant sa réplique dans l’oreille :

« Monsieur, dit John avec dignité, jeconnais mon devoir. Nous n’avons pas besoin ici d’amourettes,monsieur, d’amourettes à l’insu des parents. Je respecte certainjeune gentleman, comme un jeune gentleman qu’il est ; jerespecte certaine jeune demoiselle, comme une demoiselle qu’elleest, mais ces deux personnes, en tant que les deux font la paire,je ne connais pas ça, monsieur, je n’entends pas ça. Mon fils,monsieur, s’est engagé.

– Je croyais l’avoir vu regarder tout àl’heure à travers la fenêtre du coin, dit M. Chester, qui,naturellement, pensa que, s’il était engagé, il devait être quelquepart sous les drapeaux.

– Vous ne vous êtes pas trompé, monsieur,c’est bien lui que vous avez vu, répliqua John. Je vous disaisqu’il était engagé… d’honneur, monsieur, à ne pas sortir d’ici. Moiet quelques-uns de mes amis qui passent leurs soirées au Maypole,monsieur, nous avons considéré que c’était le meilleur parti àprendre pour l’empêcher de faire quoi ce soit de fâcheux enopposition avec vos désirs. Nous l’avons fait engager. Et il y aplus, monsieur, nous ne lui laisserons pas rompre son engagementavant un bon bout de temps, je vous en réponds. »

Lorsqu’il eut causé par ses paroles ambiguëscette légère méprise, dont l’origine était sans doute la récenteescapade d’un garçon du village, qui venait de s’engager pour debon, M. Willet se recula de l’oreille de son hôte ; et,sans aucune modification visible dans ses traits, il gloussa derire trois fois bien distinctement. Il ne riait jamais plus fortque cela. il ne se le serait pas permis (et encore, encore, ilfallait des occasions rares et extraordinaires) ; il neretroussait pas même ses lèvres, et n’aurait pas, pour tout aumonde, remué tant seulement son double menton, gras et dodu, lequelen ces circonstances, aussi bien que dans toutes les autres,restait, comme un véritable désert de Sahara, sur la largemappemonde de sa frimousse ; un steppe en blanc sur la carte,un monde inconnu, sans ville, sans verdure et sans eau.

Que personne ne s’étonne si M. Willet sepermit ce petit éclat de rire, sans respect pour une personne qu’ilavait souvent hébergée et qui avait toujours payé généreusement sonpassage au Maypole ; c’est au contraire un fait à l’honneur desa pénétration et de sa sagacité, qui lui conseillaient, contre sonhabitude, cette démonstration badine et familière. CarM. Willet, après avoir pesé avec soin le père et le fils dansses balances mentales, était arrivé à la conclusion fort nette quele vieux gentleman était un chaland de meilleure qualité que lejeune. Puis, jetant dans le même plateau, déjà victorieux, sonpropriétaire, et, par-dessus M. Haredale, le vif agrément decontrecarrer le malheureux Joe, et sa résistance paternelle, enprincipe général, à toutes les affaires d’amour et de mariage, ceplateau plongea droit vers le plancher, envoyant droit au plafondle jeune gentleman, qui ne pesait pas plus qu’une plume.M. Chester n’était pas homme à se faire illusion sur lesmotifs de M. Willet ; mais il le remercia avec autant degrâce que si l’aubergiste eût été un des plus désintéressés martyrsqui eussent jamais paru dans ce monde ; et, le laissant maîtrede lui préparer un dîner de son choix, grande preuve de confiancedans son goût et son jugement, dit-il d’un ton complimenteur, ildirigea ses pas vers la Garenne.

Habillé avec encore plus d’élégance que decoutume, prenant une grâce accomplie de manières, qui, pour être lerésultat d’une longue étude, ne lui en laissait pas moins toute sonaisance et lui seyait à merveille, donnant à ses traitsl’expression la plus sereine et la plus faite pour gagner lescœurs ; bref, irréprochable de tout point, ce qui dénotaitqu’il n’attachait pas une médiocre importance à l’impression que sapersonne allait faire, il entra sur les limites de la promenadehabituelle de Mlle Haredale. À peine eut-il fait quelques paset jeté un coup d’œil autour de lui, qu’il aperçut une femme venantdans sa direction. Un coup d’œil jeté sur sa taille et sa toilette,comme elle traversait un petit pont de bois qui les séparait,suffit pour lui donner la certitude que c’était bien la personnequ’il désirait voir. Il s’avança sur son chemin, et, le momentd’après, ils étaient tout près l’un de l’autre.

Il ôta son chapeau, et, cédant le sentier à lajeune fille, il la laissa passer. Puis, comme si l’idée ne lui enétait venue qu’en ce moment, il se tourna vers elle avecprécipitation, et lui dit d’une voix agitée :

« Je vous demande pardon, n’est-ce pas àmademoiselle Haredale que je m’adresse ?

Elle s’arrêta, quelque peu confuse d’êtreaccostée d’une façon si inattendue par un étranger, et réponditoui.

« Quelque chose me disait, reprit-il avecun regard qui était un compliment pour sa beauté, que ce ne pouvaitêtre une autre. Mademoiselle Haredale, je porte un nom qui ne vousest pas inconnu, et qui, pardonnez-moi d’en éprouver à la fois del’orgueil et du chagrin, résonne, je crois, agréablement à vosoreilles. Je suis déjà d’un certain âge, comme vous voyez. Je suisle père de l’homme que vous daignez distinguer par-dessus tous lesautres. Puis-je, pour de puissantes raisons qui me sont bienpénibles, vous prier de m’accorder ici une minuted’entretien ? »

Comment une jeune fille, étrangère à la ruse,avec un cœur plein d’une noble franchise, aurait-elle pu douter dela sincérité de cet homme, surtout quand elle reconnaissait dans savoix l’écho affaibli d’une voix qu’elle connaissait si bien etqu’elle aimait tant à entendre ? Elle inclina la tête,s’arrêta, et jeta les yeux sur le sol.

« Un peu plus à l’écart, entre cesarbres. C’est la main d’un vieillard que je vous offre,mademoiselle Haredale ; une main loyale et honnête, croyez-lebien. »

Elle y mit la sienne comme il disait ces mots,et se laissa conduire vers un siège voisin.

« Vous m’alarmez, monsieur, dit-elle àvoix basse. Vous n’êtes pas porteur de quelque mauvaise nouvelle,j’espère ?

– D’aucune que vous puissiez craindreavant de m’entendre, répondit-il en s’asseyant près d’elle. Édouardva bien, tout à fait bien. C’est de lui que je désire vous parler,certainement ; mais je n’ai pas de malheur à vousannoncer.

Elle inclina la tête de nouveau, comme pour leprier de poursuivre, mais sans rien dire elle-même.

« Je sais que j’ai tout contre moi dansce que je vais avoir à vous dire, chère mademoiselle Haredale.Croyez-moi, je n’ai pas oublié les sentiments de ma jeunesse aupoint de ne pas savoir que vous êtes peu disposée à me regarderd’un œil favorable. Vous m’avez entendu dépeindre comme un homme aucœur froid, positif, égoïste.

– Je n’ai jamais, monsieur,interrompit-elle d’un air mécontent et d’une voix ferme, je n’aijamais entendu parler de vous en termes durs ou incivils. Vous nerendez pas justice au naturel d’Édouard, si vous croyez votre filscapable de sentiments si bas et si vulgaires.

– Pardonnez-moi, ma douce jeunedemoiselle, mais votre oncle…

– Ce n’est pas non plus dans le caractèrede mon oncle, répliqua-t-elle, et sa joue se coloradavantage ; il n’est pas dans son caractère de frapper dansl’ombre, pas plus que dans le mien d’aimer de pareils actes.

À ces mots elle se leva et voulait lequitter ; mais il la retint doucement de sa main, et il lasupplia d’un accent persuasif de l’entendre encore uneminute : elle se laissa calmer et consentit à se rasseoir.

« Et c’est, dit M. Chester en levantles yeux au ciel et en apostrophant l’air, c’est ce cœur si franc,si ingénu, si noble, que vous pouvez, Ned, blesser silégèrement ! C’est honteux, honteux pour vous, jeunehomme ! »

Elle se tourna vite vers lui, avec un regardde dédain et des éclairs dans les yeux. Dans les yeux deM. Chester il y avait des larmes ; mais il les essuyaprécipitamment, comme s’il lui eût répugné qu’elle vît cettefaiblesse, et il la regarda d’un œil où l’admiration se mêlait à lacompassion.

« Je n’aurais jamais cru jusqu’à présent,dit-il, que la conduite frivole d’un jeune homme pût m’émouvoircomme vient de le faire celle de mon propre fils. Je n’avais jamaisconnu comme en ce moment ce que vaut le cœur d’une femme que cesjeunes garçons se font un jeu de prendre et de quitter avec tant delégèreté. Croyez, chère demoiselle, que jamais, jusqu’à présent, jen’avais connu votre mérite ; et quoique je n’aie fait, envenant vous trouver, que céder à mon horreur pour tout ce qui esttromperie et mensonge, car je l’eusse fait également pour la pluspauvre et la moins douée de votre sexe, je n’aurais pas eu lecourage d’affronter cette conversation, si j’avais pu vous peindreà mon esprit telle que vous m’apparaissez réellement. »

Oh ! si Mme Varden avait pu voir levertueux gentleman quand il prononça ces paroles, avec ses yeuxétincelants d’indignation… si elle avait pu entendre sa voixentrecoupée, tremblotante… si elle avait pu le contempler quand,debout et nu-tête au soleil, il épanchait son éloquence avec uneénergie inaccoutumée !

La figure altière, mais pâle et tremblanteaussi, Emma le regardait en silence. Elle ne parlait ni nebougeait, mais elle le considérait comme si elle eût voulu liredans son cœur.

« Je secoue, dit M. Chester, lacontrainte que l’affection naturelle imposerait à quelques hommes,et je brise tous autres liens que ceux de la vérité et du devoirMademoiselle Haredale, vous êtes trompée, vous êtes trompée parvotre indigne amant, par mon indigne fils !

Elle le regarda fixement et ne dit pas encoreun seul mot. « J’ai toujours été opposé à l’amour dont il afait profession envers vous, vous serez assez juste, chèremademoiselle Haredale, pour vous le rappeler, votre oncle et moifûmes ennemis dans notre jeunesse, et, si j’avais cherché desreprésailles, j’aurais pu en trouver ici. Mais en devenant vieuxnous devenons plus sages, meilleurs, j’aimerais à l’espérer, et dèsle principe j’ai été opposé à mon fils dans cette tentative. J’enprévoyais la fin, et je voulais vous l’épargner, si cela m’étaitpossible.

– Parlez ouvertement, monsieur,balbutia-t-elle, vous me trompez ou vous vous trompez. Je ne vouscrois pas, je ne le peux pas, je ne le dois pas.

– D’abord, dit M. Chester d’un toninsinuant, comme il y a peut-être dans votre esprit quelque secretsentiment de colère que je ne veux pas exploiter, prenez, je vousprie, cette lettre. Elle est tombée en mes mains par hasard, parsuite d’une méprise, elle était destinée à vous expliquer, m’a-t-ondit, pourquoi mon fils n’a pas répondu à un autre billet de vous. ÀDieu ne plaise, mademoiselle Haredale, dit le bon gentleman avecune grande émotion, qu’il reste dans votre tendre cœur un injustesujet de reproche contre Édouard ! Vous deviez connaître,comme vous allez le voir, qu’Édouard n’est pas en faute sur cepoint. »

Un semblable procédé semblait si candide, siscrupuleux, si honorable, si vrai et si juste, il y avait làquelque chose qui en rendait le loyal auteur si digne de confiance,qu’Emma sentit, pour la première fois, son cœur défaillir. Elle sedétourna et fondit en larmes.

« Je voudrais, dit M. Chester en sepenchant vers elle en lui parlant d’une voix douce et tout à faitvénérable je voudrais, chère demoiselle, que ma tâche fût dedissiper et non d’accroître ces témoignages de votre douleur. Monfils, mon fils égaré… car je ne veux pas l’accuser d’être criminelde propos délibéré : les jeunes gens qui ont déjà eu deux outrois amourettes auparavant agissent sans réflexion, sans savoirseulement le mal qu’ils font… rompra la foi qu’il vous aengagée ; il l’a même rompue maintenant. M’arrêterai-je là,et, après vous avoir donné cet avertissement, laisserai-je àl’avenir le soin de le justifier, ou bien voulez-vous que jecontinue ?

– Continuez, monsieur, répondit-elle, etparlez plus ouvertement encore ; vous le devez pour lui commepour moi.

– Ma chère demoiselle, ditM. Chester en se courbant vers elle d’une manière encore plusaffectueuse, que je voudrais nommer ma chère fille, mais lesdestins ne le permettent pas, Édouard cherche à rompre avec voussous un prétexte faux et tout à fait inexcusable. Je le sais parses manifestations, j’en ai eu la preuve de sa main. Pardonnez-moisi j’ai surveillé sa conduite ; je suis son père ; votrepaix et son honneur m’étaient chers, et il ne me restait plusd’autre ressource. Une lettre se trouve en ce moment sur sonpupitre, prête à vous être envoyée, et dans laquelle il vous ditque notre pauvreté… notre pauvreté, la sienne et la mienne,mademoiselle Haredale, l’empêche de persister et de prétendre àvotre main ; dans laquelle il vous offre, vous proposevolontairement, de vous dégager de votre foi, et parle avecmagnanimité (ce que les hommes font très communément en pareil cas)d’être un jour plus digne de votre attention, et ainsi desuite ; une lettre, enfin, dans laquelle non seulement il faitavec vous des façons, pardonnez-moi l’expression, je voudraisappeler à votre secours votre orgueil et votre dignité ; nonseulement il fait avec vous des façons pour retourner, je lecrains, à l’objet dont les dédains lui avaient inspiré sa courtepassion pour vous (car elle prit naissance dans sa vanité blessée),mais encore affecte de se faire un mérite et une vertu de sonprétendu sacrifice. »

Emma lança de nouveau à M. Chester unregard orgueilleux, comme par un mouvement involontaire, et ellerépliqua le cœur gros :

« Si ce que vous dites est vrai, il prendune peine bien inutile, monsieur, pour exécuter son dessein. Il estbien bon de se préoccuper de la paix de mon esprit. Je lui en suisfort obligée.

– Vous reconnaîtrez si ce que je vous disest vrai, chère demoiselle, repartit M. Chester, en recevantou en ne recevant pas la lettre dont je vous parle… Haredale, moncher garçon, je suis charmé de vous voir, quoique nous nousrencontrions dans une circonstance singulière et assez triste. Vousvous portez bien je l’espère ? »

À ces mots, la jeune demoiselle leva ses yeuxqui étaient pleins de larmes en voyant son oncle debout en effetdevant eux, se sentant d’ailleurs incapable de supporter l’épreuved’entendre ou de dire elle même un mot de plus, elle s’éloignaprécipitamment et les laissa. Ils restèrent à se regarder l’unl’autre et à suivre des yeux Emma qui se retirait sans que, pendantlongtemps, ni l’un ni l’autre ouvrît la bouche.

« Qu’est-ce que cela signifie ?Expliquez-vous, dit enfin M. Haredale. Pourquoi êtes-vous ici,et pourquoi avec elle ?

– Mon cher ami, répondit l’autre enreprenant ses manières accoutumées avec une merveilleusepromptitude, et se jetant sur le banc d’un air fatigué, vous m’avezdit il n’y a pas longtemps, à cette vieille taverne délicieuse dontvous êtes le propriétaire estimé (c’est un charmant établissementpour des personnes qui ont des occupations rurales et une santéassez robuste pour ne pas craindre d’attraper un rhume), quej’avais la tête et le cœur d’un mauvais génie en toute matière dedéception. J’ai pensé alors, j’ai pensé réellement que vous meflattiez, mais maintenant je commence à m’étonner de votrediscernement et, vanité à part, je crois sincèrement que vousdisiez la vérité. Avez-vous jamais simulé l’extrême ingénuité etl’honnête indignation ? Mon cher garçon, vous n’imaginez passi vous ne l’avez jamais fait, combien un effort de ce genrefatigue un homme. »

M. Haredale l’examina d’un regard defroid mépris.

« Vous ne seriez pas fâché d’échapper àune explication, dit-il en croisant ses bras, mais il m’en fautune, je peux attendre.

– Pas du tout, pas du tout, mon bon monsieur,vous n’attendrez pas un moment, répliqua son ami en croisantnonchalamment ses jambes, c’est la chose la plus simple du monde,et l’explication ne sera pas longue : Ned a écrit une lettre,une enfantine, honnête, sentimentale composition qui est encore surson pupitre parce qu’il n’a pas eu le cœur de l’envoyer. J’ai prisune liberté que mon affection et mon anxiété paternelle excusentsuffisamment, et je me suis approprié la connaissance de ce querenferme cette lettre ; je l’ai décrit à votre nièce (unepersonne enchanteresse, Haredale, une créature angélique), avecquelques traits et quelques couleurs adaptés à notre dessein. C’estune affaire faite, vous pouvez désormais être tranquille ;c’est fini. Privés de leurs entremetteurs, l’orgueil et la jalousiede la jeune fille étant excités au plus haut degré, personnen’étant là pour la détromper, et vous y étant au contraire pourappuyer mes assertions, vous verrez que leurs rapports cesserontavec la réponse qu’elle va faire. Si elle reçoit la lettre de Neddemain vers midi, vous pouvez dater leur séparation de demain soir.Je ne vous demande pas de remercîment, vous ne m’en devezaucun ; j’ai agi pour moi-même, et, si j’ai avancé lesrésultats de notre pacte avec toute l’ardeur que vous auriez pudésirer vous-même, je l’ai fait par pur égoïsme, eu vérité.

– Je maudis ce pacte, comme vousl’appelez, de tout mon cœur et de toute mon âme, répliqual’autre ; il a été fait dans une mauvaise heure. Je me suisengagé à un mensonge, je me suis ligué avec vous, et, quoique jel’aie fait par le plus légitime motif et qu’il m’en coûte un effortque peut-être peu d’hommes connaissent, je me hais et me méprisepour cette action.

– Vous vous échauffez beaucoup, ditM. Chester avec un sourire languissant.

– Oui, je m’échauffe. Votre sang-froid merend fou. Morbleu ! Chester, si votre sang coulait plus chauddans vos veines, et si je n’étais pas astreint à des devoirs qui mecontiennent et m’arrêtent… Allons, c’est fini ; vous le dites,et sur une chose de ce genre je peux vous croire. Quandj’éprouverai des remords de cette perfidie, je penserai à vous et àvotre mariage, et j’essayerai de me justifier par un tel souvenir,d’avoir séparé Emma et votre fils, à tout prix. Voilà notre contratbiffé maintenant, et nous n’avons plus qu’à nousquitter. »

M. Chester lui adressa avec grâce unbaiser de la main ; et avec la figure tranquille qu’il avaitconservée pendant cette scène, même quand il avait vu son compagnontorturé et transporté par la colère, au point que tout son corps enétait ébranlé, il demeura sur son siège dans une attitudeindolente, observant M. Haredale qui s’éloignait.

« Mon bouc émissaire et monsouffre-douleur à l’école, dit-il en levant sa tête pour regarderaprès lui ; mon ami d’autrefois, qui ne put pas s’assurer lamaîtresse dont il avait gagné l’amour, et qui me rapprocha d’ellepour que je pusse mieux le supplanter. Je triomphe dans le présentet dans le passé. Aboie, pauvre chien galeux et pelé ; lafortune a toujours été de mon côté ; tes aboiements me fontplaisir. »

Le lieu où ils s’étaient rencontrés était uneavenue d’arbres. M. Haredale, sans passer de l’autre côté,avait marché tout droit. Il tourna par hasard la tête quand il futà une distance considérable, et voyant que son ancien camarades’était levé depuis son départ et regardait après lui, il s’arrêta,croyant que peut-être l’autre avait envie de venir le rencontrer,et l’attendit de pied ferme.

« Un jour, un jour peut-être, mais pasencore, se dit M. Chester en agitant sa main, comme s’ilseussent été les meilleurs amis, et se retournant pour s’éloigner.Pas encore, Haredale. La vie est assez agréable pour moi ;pour vous elle est triste et pesante. Non. Croiser l’épée avec unpareil homme, se prêter ainsi à son humeur, à moins d’uneextrémité, ce serait véritablement une faiblesse. »

Malgré tout cela, il dégaina en s’en allant,et, sans y penser, il laissa courir vingt fois ses yeux de la gardede son épée à la pointe. Mais c’est la réflexion qui fait que l’onvit vieux. Il se rappela cet adage, remit son arme au fourreau,détendit son sourcil contracté, fredonna un air des plus gais et del’humeur la plus enjouée lui-même, il redevint comme devantl’imperturbable M. Chester.

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