Corsaire Triplex

Chapitre 12LE CHAMP D’OR DE BRIMSTONE-MOUNTS

À deux ou trois jours de là, une légèrepirogue remontait le cours de la rivière Schaim, qui se jette dansl’Océan Indien à l’Ouest de la grande île Australienne.

Huit hommes maniaient les avirons. À leurteint hâlé, à leurs regards résolus, à leurs mouvements rythmés,l’observateur le plus superficiel eût reconnu des marins, encoreque tous fussent couverts de la blouse ample, du pantalon serrédans les guêtres de cuir fauve des coureurs de buissons.

À l’arrière, un personnage coiffé du casquecolonial demeurait inactif. Celui-ci, paraissait être le chef.

– Captain, dit respectueusement l’un desrameurs, nous devons approcher ?

Le rêveur leva la tête :

– Oui, mon garçon. Je pense qu’à quelquesmilles, la rivière s’infléchira vers le sud. C’est en ce point queje devrai prendre la route de terre.

Cette phrase fut prononcée en pur anglais,mais avec un accent français, auquel nul Saxon ne se fûtmépris.

De nouveau silencieuse et rapide,l’embarcation fila entre les rives boisées.

Limpide était l’eau qui se brisait avec unmurmure berceur contre les flancs de la barque ; désertesétaient les berges.

De temps à autre un cri bref déchirait l’air,un oiseau volait lourdement pour disparaître bientôt dans lefeuillage ; ou bien des kangourous détalaient à travers unespace découvert, avec une allure bondissante et funambulesque. Àchacun des sauts des étranges marsupiaux, leurs pattes postérieuresfrappaient le sol qui résonnait comme sous des appelsd’escrimeurs.

Et puis le calme se rétablissait, la grandetristesse de la campagne australienne régnait de nouveau, troubléeseulement par le clapotis des avirons dans l’eau.

Cependant le soleil atteignait presque lezénith, versant sur la terre une clarté aveuglante et torride. Lasueur ruisselait sur le front des matelots ; en grosses perleselle coulait sur les joues, le long du nez, dans les plis de labouche ainsi qu’en des rigoles. Tous soufflaient oppressés parl’atmosphère embrasée.

Celui qui tout à l’heure avait été salué dutitre de capitaine s’en aperçut :

– Abordez, garçons, commanda-t-il, on semettra à l’ombre pour laisser passer la grande chaleur.

Il y eut un sourire sur les faces bronzées etla pirogue évoluant aussitôt se dirigea droit vers la rive.

Mais dans ce mouvement, les rameurs tournésjusque là vers l’aval du cours d’eau, purent regarder en amont, etsoudain celui qui déjà avait élevé la voix, s’écria :

– Captain !

– Qu’y a-t-il, Braddy ?

– Regardez là-bas, s’il vous plaît. Larivière fait un coude vers le sud et j’aperçois les trois aiguillesque l’on nous a signalées.

Ces paroles firent courir un frémissement dansl’équipage. Les yeux se portèrent sur le point indiqué.

Braddy avait dit vrai. Derrière une pointecouverte d’arbres, qui jusqu’à ce moment l’avait cachée, lacourbure du fleuve se montrait, dominée par un monticule couronnépar trois pics, masses rocheuses rappelant vaguement la forme d’untrident.

– Eh bien Captain, demanda lemarin ?

– Je crois que vous avez raison, Braddy.Deux milles nous séparent à peine de cet endroit ; voulez-vousdonner un dernier coup de collier, garçons ? Le repos serameilleur au but.

Pour toute réponse les rameurs se courbèrentsur leurs avirons, et la pirogue reprenant sa direction premières’avança rapidement vers la colline.

Bientôt les détails devinrent plus distincts.Des arabesques étranges sillonnaient les flancs des blocs derochers. On eût dit l’œuvre patiente de sculpteurs titanesques. Surle granit rougeâtre, des lignes en creux se croisaient en lacismystérieux d’une teinte gris de fer.

Est-ce là une fantaisie de la nature ?Est-ce le labeur des aborigènes, et les monolithes fouilléssont-ils les muets témoins d’une enfantine religion dont les hommesont perdu le souvenir ?

Personne ne le sait, les tribus australiennespas plus que les conquérants européens.

Mais cette trinité de pitons dentelés n’enconstituait pas moins un point de repère auquel les voyageurs nepouvaient se tromper.

Du reste, s’ils avaient conservé le moindredoute, ils l’eussent bien vite perdu, car à l’approche du canot, unindigène, pacifiquement tatoué, sortit du couvert et poussa unhululement d’appel.

– Voilà le guide, Captain, s’exclamaBraddy.

– Oui, en effet, il me semble que c’estnotre homme.

– Alors, c’est ici que nous allons nousséparer ?

– Oui, garçon.

– Et que nous attendrons votreretour ?

– La pirogue et vous-mêmes dissimulésdans le fourré.

– All right !

Quelques coups d’avirons et l’avant del’embarcation glissa avec un grincement léger sur le sable d’or quigarnissait le fond d’une anse minuscule.

L’indigène debout sur la rive, salua. Demi-nu,les reins ceints d’un pagne clair, sa tignasse ébouriffée parseméede dents de fauves, qui sont la bijouterie australienne, la maingauche appuyée à la hanche, la droite soutenant une carabine, ilétait laid mais donnait l’impression de la force et del’agilité.

– Mora-Mora salue le Capitaine Triplex,prononça-t-il en anglais avec un accent guttural.

L’homme au casque colonial réponditaussitôt :

– Le Capitaine Triplex salueMora-Mora.

Après quoi, tous sautèrent sur le rivage. Endeux temps, les rameurs chargèrent l’embarcation sur leurs épauleset disparurent dans l’épais fourré qui commençait à quelques pas dela rivière.

– Le Capitaine désire faire lasieste ? reprit alors l’Australien.

– Oui.

– Nous ne déroulerons le ruban du cheminqu’après la forte chaleur, alors que le soleil, descendant la pentedu ciel, sera arrivé en ce point.

Du doigt, le guide indiquait un endroit del’espace. Son interlocuteur consentit d’un mouvement de tête.

– Bien. Mora-Mora a éteint la vie chez unjeune kangourou ; Mora-Mora a dépouillé son gibier, l’a exposéà la caresse de la flamme. Peut-être, le Captain voudra-t-ilprendre des forces avant le repos ?

– Certes, et mes compagnons aussi.

L’indigène sourit découvrant ses dentsblanches, aiguës comme celles d’un loup, et jetant sa carabine surson épaule, il se dirigea vers le fourré où il s’engouffra.

L’Européen restait seul, songeant à lasingulière poésie de langage du guide.

C’est là une particularité de l’espritaustralien. Hommes, femmes, enfants sont des monstres physiques,plus proches de l’espèce simiesque que de l’humanité, et par unsingulier caprice de nature, par une coquetterie imprévue de lacréation, leur être moral est plein d’agrément, de lueurspoétiques, inspirées à ces simples par la tristesse sereine desgrands bois, l’épouvante des déserts calcinés.

Au reste les réflexions du« Captain » ne furent pas de longue durée, car lesmatelots ayant mis la pirogue en sûreté revinrent. Presque aussitôtMora-Mora se montra de son côté, portant d’une main une moisson delarges feuilles et brandissant triomphalement de l’autre unkangourou rôti, encore embroché dans la baguette de son fusil.

Cette vue arracha un vigoureux :hurrah ! aux rameurs. En un instant tout le monde fut installéà l’ombre, les gourdes débouchées, et le claquement des mâchoiresannonça que les estomacs affamés faisaient à la venaison un accueilhospitalier.

Puis la faim apaisée, chacun s’étendit sur lesol, et dans l’atmosphère brûlante, que le voisinage de la rivièrene suffisait pas à rafraîchir, la petite troupe s’endormit.

Une fraîcheur relative réveilla les dormeurs.Ils ouvrirent les yeux. Les heures avaient marché.

À la lumière blanche, crue, aveuglante dumilieu du jour, succédait une clarté d’un jaune d’or, déjà adouciede traces rouges.

Mora-Mora, tenant en mains deux chevaux,appela le chef de l’expédition :

– Captain, le moment est venu.

D’un bond celui-ci fut debout.

– Je suis prêt, Mora-Mora.

Et après avoir donné à voix basse desinstructions rapides au vieux Braddy, Triplex sauta en selle, imitéaussitôt par l’indigène.

Tous deux s’engagèrent dans une sente à peinetracée qui s’enfonçait dans le fourré. Au bout d’une minute, ilsavaient perdu de vue la rivière et l’équipage de la pirogue.

Durant deux heures, ils marchèrent ainsi,emprisonnés entre deux murailles de verdure, puis ils débouchèrentdans une vaste plaine parsemée de bouquets de gommiers. La routeplus large leur permettait maintenant de chevaucher botte à botteet d’avancer plus rapidement.

Ils laissaient flotter les rênes sur le cou deleurs chevaux, et les animaux profitaient de cette libertérelative, pour happer au passage les tiges tendres del’herbe-vache, sorte de graminée qui doit son nom à lasève blanche, laiteuse qui remplit son fût de la grosseur dupouce.

À la nuit, les voyageurs s’arrêtèrent dans uneauberge, si toutefois on peut appliquer ce vocable à une grossièreconstruction en poutres non équarries. L’hôte les reçut avecobséquiosité.

– Eh ! eh ! fit-il en croisantles mains sur sa panse rebondie, voilà un gentleman qui se rend auchamp d’or de Brimstone-Mounts, j’en jurerais ?

– En effet, répondit négligemment lecapitaine.

– Idée excellente. La moisson estriche.

– Peu m’importe, j’y vais seulementrendre visite à un chercheur d’or.

– Foi de Cawson, exclama l’hôtelier, jen’en crois pas un mot. Le gold-field ne lâche pas ceux qui ont lebonheur de le fouler.

– Il me lâchera cependant, car je n’aipas besoin de lui.

– Ah ! le gentleman est riche !balbutia Cawson en retirant son bonnet d’un mouvementinstinctif.

Le voyageur ne put s’empêcher desourire :

– Votre respect pour la fortune feraitcroire qu’elle n’habite pas en ce pays.

– Eh ! gentleman, où habite-t-elle,cette fantasque divinité ?

– Mais il me semble que le pays del’or…

– Erreur, gentleman ; erreur, lesterrains aurifères contiennent plus de désillusions que de métalprécieux.

– En vérité ?

– Ainsi moi qui suis un ancien laveurde sable, je serais misérable, si je n’avais compris lavéritable manière d’exploiter les placers.

– C’est ? interrogea le Corsaireamusé par le tour de la conversation.

– D’être aubergiste.

– Ah bah !

– Sans aucun doute. Les pionniers quiarrivent pleins d’espoir, me laissent une partie de leurséconomies ; ceux qui reviennent m’abandonnent une part de leurbutin. Ils s’appauvrissent et je m’enrichis.

Le gros homme souffla, puis d’un tonsentencieux :

– Voyez-vous, gentleman, je puis biendire toute ma pensée à Votre Honneur. Les placers sont un leurre,sauf pour les débitants de boissons et de victuailles.

– Pas possible ?

– Mais si, veuillez suivre monraisonnement. Un mineur travaillant bien, ayant une chance moyenne,recueille environ cent francs d’or par jour.

– Diable ! c’est une sommecela !

– Attendez. Ce serait un joli salairedans une ville ordinaire ; mais ici à cause de la difficultédes communications, de l’absence de concurrence, tout est hors deprix.

– Je comprends. Les commerçants abusentde la situation.

– C’est la loi de l’offre et de lademande, gentleman. Vous n’avez pas besoin d’un produit, son prixbaisse ; ce produit vous devient indispensable, sa valeuraugmente.

– Si bien… ?

– Qu’un œuf vaut cinq francs ; unebouteille d’eau, quatre ; le vin ordinaire est taxé à vingtfrancs la bouteille ; un poulet de un à deux louis ; labière à dix francs le litre. Bref le moindre repas se solde par uneaddition de trente francs. Si vous ajoutez à cela que les objetsd’habillement, les outils, sont également fort chers, vous arrivezà cette conviction qu’avec cent francs chaque jour, un mineurs’endette.

– J’y arrive, en effet.

– Et ce n’est pas tout, les mineurs sontencore exploités par les marchands d’or. Ceux-ci connaissent lasituation des pionniers. Un mineur gêné trouve-t-il une bellepépite, le marchand d’or accourt et lui en offre le quart de savaleur monnayée. L’homme accepte. Au résumé, c’est sur le placer,au milieu de l’or, que l’on trouve la misère la plus affreuse.

Le capitaine l’interrompit :

– Eh bien ! digne master Cawson, surcette constatation philosophique, servez-nous à souper. Surtout nenous écorchez pas comme de pauvres mineurs.

Cette recommandation arracha à l’aubergiste unéclat de rire sonore. Aussi vite que sa corpulence le luipermettait, il disposa une table dans la salle commune du logis,appela deux domestiques nègres auxquels il donna ses ordres. Et cespréparatifs terminés, il revint aux voyageurs :

– Je sollicite votre pardon, si jevous fais stationner un petit temps, mais mon épouse Peggy estabsente. Elle est à la côte chez notre banquier. Nous conservonspeu de numéraire ici, car les mineurs découragés sont peuscrupuleux.

– Volés par les mercanti, ils les volentà l’occasion ; c’est la loi de l’équilibre, master Cawson.

L’homme se gratta la tête d’un airinterdit :

– Je ne connaissais pas cette loi-là,mais elle existe certainement puisque Votre Honneur l’affirme.

– Et dites-moi, il y a pourtant desgratteurs de placers qui font fortune ?

– Oh certainement ! Un sur dix millepeut-être trouve un gîte ; s’il peut l’exploiter sans attirerl’attention des autres, il est riche ; mais si sa trouvailles’ébruite, c’est un homme perdu. Cent couteaux s’affileront dansl’ombre pour lui ravir le bénéfice de sa découverte.

À ce moment, le guide, qui avait assistéimpassible à l’entretien, toucha légèrement le bras ducapitaine :

– Mora-Mora et ses frères méprisent lespierres d’or. Avec du courage, une bonne carabine et un boomerangbien recourbé, un guerrier se suffit et nourrit sa compagne. Lesblancs dédaignent l’or en paroles, mais ils se déchirent pour leposséder. Pourquoi disent-ils que nous sommes dessauvages ?

Embarrassante était la question ; aussil’interpellé se contenta de hocher la tête et se tournant versl’hôtelier :

– À propos, master Cawson, neconnaîtriez-vous pas à Brimstone-Mounts un certain BobSammy ?

– Bob Sammy, si. Un géant,toujours sombre et silencieux ?

– C’est cela.

– Un personnage étrange qui fait peur auxautres. Il n’a pas d’amis. Sa hutte est installée à l’écart sur unrocher enfermé comme un îlot entre deux ravins étroits. Iltravaille seul, et le soir, on aperçoit sa silhouette à l’endroitle plus élevé du roc qu’il appelle son domaine. Il reste là,regardant vers l’Ouest. On prétend qu’il passe à cette place unepartie des nuits. Un mineur m’a raconté qu’à l’époque de la pleinelune, il avait eu la curiosité de guetter Bob Sammy, et qu’ill’avait observé jusqu’à une heure après minuit. Sammy faisait degrands gestes. Il paraissait appeler quelqu’un. Au demeurant, il nefait de tort à personne, mais on le croit un peu fou.

Le voyageur n’eut pas le temps de répondre, sitoutefois il en avait envie, car à ce moment même les nègresapportèrent un ragoût d’opossum du plus engageant aspect.

Invitant du geste son guide à l’imiter, celuique l’on appelait Triplex s’installa et parut s’absorber dansl’importante occupation de se nourrir.

Après quoi, s’enroulant dans une couverturequi, durant la marche, était accrochée à la selle de son cheval, ils’accota dans un angle de la pièce et ferma les yeux, coupant courtaux velléités bavardes du gros Cawson. Celui-ci voulut alorss’adresser au guide, mais déjà l’Australien avait imité la manœuvredu capitaine.

Force fut à l’hôtelier de renoncer à sesespérances de dialogue ; ce qu’il fit du reste de bonne grâce,en s’offrant, à titre de compensation sans doute, les délices d’uninterminable monologue.

Enfin les portes assujetties au moyen delourdes barres de fer, il alla lui-même se coucher dans un taudisétroit et malpropre qu’il désignait pompeusement par cesmots : mon appartement.

Au jour les voyageurs prirent congé ducabaretier-philosophe, et au grand trot de leurs chevaux reprirentla direction de l’Est. La sieste eut lieu dans un massif degommiers entourant une fontaine à demi tarie ; la halte denuit dans un vallon rocheux.

Aucune habitation ne se montrant, le Capitaineet son guide se décidèrent à camper en cet endroit. La températuretiède rendait d’ailleurs une nuit à la belle étoile fortagréable.

Mais le lendemain fut une journée de fatigue.Le pays jusque-là verdoyant, changea brusquement d’aspect. C’étaitune plaine monotone bossuée de légères ondulations. Le sable fauvealternait avec des roches rougeâtres effleurant le sol.

On entrait dans le grand désert australien, leSandy.

Heureusement, avec son flair de sauvage,Mora-Mora découvrit vers onze heures une petite grotte, où soncompagnon et lui purent s’abriter des rayons du soleil. Puis ilsrepartirent.

Durant deux jours, les sabots des chevauxrésonnèrent sur la terre aride au milieu d’un paysage monotone etdésolé. Enfin au début de la troisième étape une silhouetteirrégulière, bleutée se montra à l’horizon.

L’Australien la désigna aucapitaine :

– Les Monts de Brimstone !

– Où nous devons rejoindre BobSammy ?

– C’est cela même.

À ces mots, Triplex éperonna son cheval, maisl’indigène saisit la bride :

– Si vous forcez votre monture à galoper,nous n’arriverons pas aujourd’hui.

– Allons donc ! il y a peine dixmilles à franchir.

– En mettant le double, Votre Honneursera plus près de la vérité. Vous n’êtes pas accoutumé à cesrégions de plaines et vous appréciez mal les distances.

L’observation était juste, car ce futseulement à l’heure où le soleil était près de toucher la ligned’horizon que les voyageurs pénétrèrent dans un défilé perçant laligne abrupte des Monts du Soufre.

Un spectacle d’horreur frappa les yeux duCorsaire Triplex. Les hauteurs déchiquetées, parsemées deboursouflures étranges, étaient séparées par des vallées étroites,encaissées, dans lesquelles flottait un brouillard bleuâtre dontl’odeur arracha une exclamation au compagnon del’indigène :

– Ah çà ! mais nous marchons dans unbrouillard d’acide sulfureux.

Le nom chimique était incompréhensible pour leguide, mais la grimace qui l’accompagnait était suffisammentclaire.

– Tu sens le soufre, expliqua-t-il. C’estle pays où on le récolte. Il y a des sources qui jettent de la boueet de la poussière de soufre. Du reste regarde, voici où elles setrouvent ; c’est aussi en cet endroit que l’on rencontre leplus de pierres d’or.

Les voyageurs débouchaient à ce moment dansune vallée plus large que les autres. Des protubérances de faiblehauteur hérissaient la surface du sol. Toutes vomissaient destorrents de fumée bleue et leurs flancs étaient tapissés d’unepoudre jaune composée uniquement de fleur de soufre.

C’étaient les solfatares ou volcans de soufrequi ont donné leur nom à la chaîne de collines que parcouraient lesnouveaux venus.

Tout d’abord la campagne paraissait déserte,mais en regardant mieux, le capitaine aperçut des hommes. Les unscourbés le long d’une rivière jaunâtre, lavaient les boues, lessables pour en extraire les précieuses paillettes dumétal-roi ; les autres attaquaient les roches de quartz surles flancs des hauteurs.

En avançant d’ailleurs, l’Européen constataque l’action des feux souterrains se faisait sentir partout. Dedistance en distance des blocs de basalte se dressaient comme degigantesques piédestaux séparés par des gorges aux parois à pic, aufond desquelles roulaient des eaux bourbeuses.

Sous les pieds, le sol frémissait ainsi que lacoque d’une chaudière, et toujours des fumées passaient âcres,agaçantes, irritant les muqueuses de la bouche, remplissant lesyeux de picotements.

Mora-Mora s’arrêta enfin auprès d’un« laveur de sable » à l’aspect farouche :

– Pouvez-vous me dire où est la maison deBob Sammy ? demanda-t-il. Le travailleur se redressa,considéra les voyageurs d’un regard soupçonneux etbrutalement :

– Ça ne servirait à rien que je vousl’indique, Bob ne reçoit personne.

– Qui vous fait penser que mon chefveuille être reçu ; mais il peut désirer voir de près le gîtedu mineur.

– Et attraper un coup de fusil pour prixde sa curiosité. Bon, bon, cela nous distraira un peu. Le cheminn’est pas difficile à trouver. Remontez le ruisseau pendant unmille ; vous atteindrez un endroit où les sources de soufresont si rapprochées que les vapeurs cachent la terre. Au milieu unrocher haut de vingt mètres, sur le rocher une cabane. C’estlà.

Puis, sans s’inquiéter davantage desétrangers, l’individu reprit son travail.

Le guide s’était du reste mis en mesure desuivre ses indications. Avec le capitaine il marchait le long de larivière dont les eaux avaient la teinte et exhalaient l’odeurcaractéristique des « barèges ». De loin en loin deschercheurs d’or se retournaient au bruit des pas des chevaux. Tousavaient le visage dur, le regard défiant, quelque chose d’hallucinéet de menaçant.

En les voyant, on songeait involontairement àla terrible apostrophe du philosophe hindou Nouraki :

« Celui que possède uniquement la soif del’or, devient un bandit. La vie se résume pour lui en un seulmot : prendre ; et l’occasion se présentant, ilprend sans hésiter, par ruse s’il est possible, car laruse est plus conforme à l’esprit de lâcheté, sinon il se décide àuser de la force. L’amant de l’or n’est plus une intelligence, uncœur, une pensée, c’est un simple appétit, un humain dégradé detoute générosité, de tout rêve humain, irrémédiablement précipitévers la bassesse et l’abrutissement. »

En les voyant, le capitaine concevait lafréquence terrifiante des meurtres sur les placers. Sur les frontssoucieux des chercheurs d’or, il y avait des révoltes de damnés,dans leurs yeux des éclairs de désespérance fauve, et leursbouches, quand elles s’ouvraient, semblaient vouloir mordre.

Cependant les voyageurs avançaient. Lescollines qui emprisonnaient la vallée se resserraient ; lessolfatares étaient plus rapprochées, leurs exhalaisons plus denses.Des fumées lourdes rasaient la terre qu’elles couvraient d’un voileplus opaque d’instant en instant.

Et à cent pas d’eux, ainsi qu’un châteaufantastique supporté par un nuage, se dressait un massif basaltiquesurmonté d’une cabane. Au bord même de l’escarpement, sur unentassement de rocs, un homme de haute stature était deboutimmobile, tourné vers l’Ouest. On eût dit une statue del’attente.

La silhouette puissante semblait faire corpsavec la masse granitique.

Cependant les vapeurs sulfureusess’épaississaient autour des voyageurs. Les yeux larmoyants, lagorge emplie de picotements, les cavaliers avaient peine àrespirer, et leurs montures levaient désespérément la tête comme sileur instinct les eût averties que c’était en haut qu’il fallaitchercher une atmosphère plus pure.

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