Corsaire Triplex

Chapitre 10À LA CONQUÊTE DE LA PRIME

– Une prime de vingt-cinq millefrancs ! Mâtin, si je gagnais cela, je prendrais mon congé.J’achèterais dans le comté de Sussex, dont je suis natif, unepetite ferme ; j’achèterais aussi une épouse travailleuse etsobre, et je finirais paisiblement mes jours en fumant des pipes.Pour voyager sans fatigue, rien de tel que de rester enplace !

Sur cette déclaration, le caporal CodyÉzechiel Kiddy gonfla ses joues, appuya l’index de la main droitesur son front sillonné de rides profondes et se plongea dans unabîme de réflexions.

Natif du Sussex, Kiddy était un de ces vieuxsoldats rengagés qui font la force des fusiliers de la marineanglaise. Son instruction avait été fort négligée, il écrivait simal que, devant l’incohérence des jambages tracés par sa maininhabile, il était impossible de juger s’il possédait un embryond’orthographe. Toujours est-il qu’après vingt et un ans deservices, quatorze campagnes, onze blessures, après avoir perdudeux doigts de la main gauche, une phalange de l’auriculaire droit,une oreille et la moitié du nez, ce glorieux débris n’avait pudépasser le grade de caporal.

Si sa fonction était modeste, son caractère nel’était pas. Kiddy n’avait jamais appartenu à cette catégorie degens, pour qui la violette est le délicat emblème de la réserve etde l’humilité. Volontiers il critiquait ses supérieurs, et sonescouade connaissait bien son exclamation habituelle :

– Si l’amiral était assez malin pourconsulter un vieux soldat, probable qu’il ne ferait pas desottises.

Il avait du reste des opinions tranchées surdiverses choses.

En politique, il blâmait le gouvernement, quine songeait pas à augmenter de 5 shillings (7 fr. 50) le traitementmensuel des caporaux rengagés.

Grand homme signifiait pour lui capabled’astiquer dans la perfection ses buffleteries ; hérosexprimait son sentiment devant un bon boxeur, et coup de fusilremplaçait le vocable « raisonnement ».

C’était un simple, que les midshipmen(aspirants) appelaient une brute, la jeunesse se montrant toujourssans pitié.

Donc Kiddy réfléchissait. Était-ce défautd’habitude ou bien fallait-il accuser la température, le caporalsuait à grosses gouttes. Enfin il parut prendre un parti, ets’étant épongé le visage avec un mouchoir à carreaux d’unedimension telle que l’on eût pu en faire un drap pour lit d’enfant,il se dirigea vers lord Strawberry qui, à ce moment, se trouvait àbord du vaisseau amiral.

À trois pas de son chef, le fusilier s’arrêta,porta la main à sa toque-polo, avec la raideur et la précisiond’une mécanique et attendit.

L’officier le regarda, sourit, et d’un ton debonne humeur :

– C’est toi, mon brave, queveux-tu ?

– Je voudrais, si toutefois la chose nedéplaisait pas à Votre Honneur, avoir à ma disposition un canot etquatre hommes.

– Et qu’en ferais-tu ?

– Voilà, Votre Honneur. Je ferais unereconnaissance autour de l’île et dans l’île. Du moment que lesrochers marchent, il y a quelqu’un pour les mettre en mouvement. Jetrouverais le quelqu’un, je vous l’amènerais et je toucherais laprime.

Le sourire de l’amiral s’accentua :

– Tu espérerais réussir ?

– Je pense ainsi, déclara Kiddy en secambrant avantageusement. La réussite, c’est une question derecherches. M’est avis que tout corsaire qu’il est, le gentlemanTriplex ne boucherait pas la vue à un vieux soldat.

– Eh bien, mon brave, fais ainsi que tule désires. Tu prendras la chaloupe de fer. Elle est demi-pontée,tient bien la mer et est très légère. Mais il te faudra desmatelots.

– Non, non, Votre Honneur. Moi et mesquatre fusiliers, nous naviguerons bien sans aide.

– Comme il te plaira. Va et gagne laprime, tu me feras plaisir.

Le caporal salua aussi automatiquement qu’àson arrivée, fit demi-tour par principes, et, partant du piedgauche en comptant : Un, se rendit dans l’entrepont, où lesfusiliers charmaient leur oisiveté en jouant aux cartes, aux dés,au loto ou aux osselets.

Il se promena au milieu des joueurs, scrutantles physionomies, semblant se demander quels hommes il feraitprendre part à son expédition. Puis, se décidant, ilappela :

– Mic, Piff, Mach et Flok. Lesinterpellés levèrent la tête et répondirent d’une seulevoix :

– Présent !

– Prenez vos armes, des cartouches, etsuivez-moi.

Un instant plus tard, la chaloupe de fer miseà l’eau, le caporal Kiddy y descendait avec les quatre fusiliersmarins : Mic, Piff, Mach et Flok.

– Aux avirons ! commanda-t-ilencore.

Et quand l’embarcation fut à quelque distance,avec autant de majesté que Napoléon haranguant ses troupes, Kiddyparla :

– Mes garçons, nous allons à la conquêtede la prime. La prime est pour moi, mais chacun de vous aura dixlivres (250 francs) pour sa part. Je n’ajoute pas de parolessubséquemment, vous avez compris. Soyez des lurons.

Ce morceau d’éloquence obtint l’approbationdes assistants, et séance tenante, Kiddy ordonna de pousser versles rochers qui obstruaient l’entrée de la baie.

Les navires de fort tonnage ne pouvaientpasser, soit : mais une barque légère, calant à peine un pied,serait certainement plus heureuse. Ainsi le caporal quitterait larade et contournerait l’île, pour s’assurer qu’il n’existait pasquelque grotte, quelque fissure dans la falaise, permettant auCorsaire Triplex d’échapper aux recherches.

Comme on le voit, le digne homme, un peuridicule à l’ordinaire, devenait assez adroit lorsqu’il s’agissaitdes choses de son métier.

Les soldats, excités par l’appât de la somme àtoucher en cas de succès, souquaient ferme et la chaloupe serapprochait rapidement des brisants.

L’océan était calme ; aucun ventn’agitait l’atmosphère, et les flots paresseux léchaient mollementles récifs. Si moelleux était le choc qu’il se produisait à peineune petite frange d’écume. Certes le temps se montrait favorable auprojet de Kiddy.

La chaloupe s’engagea bravement entre lespointes de granit, et tout d’abord son équipage put croire quel’entreprise n’offrirait pas de difficultés. Les premiers écueilsfurent contournés aisément ; bientôt l’embarcation se trouvaau beau milieu de la barrière qui retenait captive l’escadreanglaise.

Le caporal ne se sentait pas de joie. Dans unquart d’heure, vingt minutes au plus, le canot flotterait sur l’eauprofonde en dehors des brisants, et la reconnaissance pourraitcommencer.

Mais soudain, il se produisit un phénomèneincompréhensible. Un rocher se dressait à l’avant de la chaloupe.Kiddy saisit la barre pour éviter l’obstacle. À sa grande surprise,l’embarcation n’obéit pas au gouvernail et continua de courir surl’écueil.

– En arrière ! cria-t-il.

Les hommes obéirent sans réussir à enrayer lamarche du canot. Il existait sûrement un courant qui paralysaitleurs efforts. Dix secondes, dix siècles s’écoulèrent. La barqueétait tout près du récif ; mais au lieu du choc violent qu’ilattendait, le caporal perçut un léger froissement, puis l’esquifdemeura immobile, appuyé contre le roc.

– Ouf ! murmura le gradé, nous ensommes quittes pour la peur. Subséquemment c’est l’instant decontinuer notre promenade. Écartez le bateau de l’écueil.

Aussitôt les avirons s’appuyèrent sur le blocde granit, et les rameurs, poussant de toutes leurs forces,cherchèrent à éloigner la chaloupe. Peine inutile ! Celle-cine fit pas un mouvement. On eût dit qu’une puissance inconnue lafixait au récif.

Tous se regardèrent avec un commencementd’inquiétude. Ah çà ! Le bateau était ensorcelé ! Quelleattraction bizarre le collait donc invinciblement contre le bloc derocher ?

Tout à coup une main énorme, garnie d’un gantde cuivre, sortit de l’eau, se posa sur le bord de lachaloupe ; presque au même instant une boule ronde surlaquelle le soleil piquait des éclairs, émergea. Les fusilierséperdus, incapables de reconnaître un scaphandre, lâchèrent leursavirons et se cachèrent la figure. Quant à Kiddy, par suite d’unbrusque mouvement de recul, il glissa de sa banquette et tombarudement dans le fond de l’embarcation.

Quand il se releva, l’apparition avaitdisparu, mais à l’endroit où il était assis un moment plus tôt, unpetit poignard fixait sur le banc un papier couvert d’une écriturefine et serrée.

Non sans peine, Kiddy arracha le couteauprofondément enfoncé dans le bois et prit la correspondance arrivéesi étrangement dans ses mains.

Avec stupeur, il déchiffra ceslignes :

« Autour de vous, desélectro-aimants sont disposés. On va vous permettre de quitter lerocher qui vous retient, mais on vous enjoint de retournerimmédiatement dans la baie. Si vous vous obstiniez à vouloir gagnerla mer, on serait obligé de se fâcher. Vous avez vu comment votrecanot a été attiré par le flanc, songez à ce qui adviendrait devous, s’il était aspiré ainsi par le fond. »

Il n’y avait aucune signature, mais aucun dessoldats n’hésita à reconnaître dans l’événement la volonté duCorsaire Triplex. Kiddy se serait bien entêté dans son dessein,mais Mic, Piff, Mach et Flok se refusèrent obstinément à poursuivrel’expédition. Certes c’étaient de braves soldats, mais aucun ne sesentait le courage de lutter contre ce diable de Corsaire, assezfort pour empêcher une barque d’obéir à l’aviron et augouvernail.

À la première poussée du reste, le bateau sesépara du rocher et fut ramené, sans nouvel incident, au milieu dela baie Silly.

Mais le caporal ne voulut pas retourner à borddu vaisseau amiral. Il s’était trop avancé en présence de lordStrawberry pour se laisser rebuter par le premier obstacle.

Le chemin de la mer lui était fermé ; ehbien, il débarquerait dans l’île avec ses quatre subordonnés. Ilfouillerait les moindres cavités, éventrerait les buissons,sonderait les rochers et découvrirait la retraite de ce damnéCorsaire qui prétendait lui dicter des ordres.

C’était vraiment trop fort, cet individuinconnu se permettant de commander à un caporal des fusiliersmarins de la Reine.

Bref, la chaloupe vint rayer de sa quille laplage minuscule où Lavarède s’était embarqué avec sir JoëPritchell, et la petite troupe de Kiddy sauta à terre.

Après tout, les soldats préféraient le solferme au plancher mouvant d’une embarcation, et une fois dansl’île, ils se sentirent dix fois plus de courage que sur lesflots.

Guidés par leur chef, ils se mirent de suiteen route. Par les sentes escarpées des falaises, à travers lesinextricables fourrés des vallons, ils allèrent, les yeux et lesoreilles au guet, cherchant un indice de la présence de celuiqu’ils avaient promis de trouver.

Mais en vain ils frappèrent les roches de lacrosse de leurs fusils, en vain ils se tracèrent à grand coups desabre un passage à travers les buissons et les lianes, en vain ilsrisquèrent de se rompre le col en suivant les sentes accrochées auflanc des falaises ; rien ne décelait la retraite du CorsaireTriplex.

Et cependant le soleil montait vers le zénith.Midi approchait. La chaleur du milieu du jour suffoquait ces hommesqui, depuis l’aube, n’avaient pas pris un instant de repos.

La recherche devenait moins ardente ; lesfusiliers traînaient la jambe ; Kiddy lui-même s’épongeaitincessamment avec son grand mouchoir à carreaux, trempé comme s’ileût été exposé à une averse.

La mer était basse et la petite troupe suivaitle pied des falaises. Sur le sable, la marche était moinsfatigante ; puis le caporal qui, lorsqu’il avait une idée, nel’abandonnait pas volontiers, continuait à penser qu’une grottequelconque servait d’abri à Triplex. On sait que cette suppositionn’était pas éloignée de la vérité.

– Trouvons un endroit d’où il soitpossible d’escalader la falaise, et nous ferons halte ausommet ; car il serait maladroit d’être surpris, durant lasieste, par le flux de la mer.

Encouragés par l’espoir d’un repos prochain,les soldats allongèrent le pas. Bientôt ils arrivèrent à une anse,où la falaise éboulée offrait une pente propice à l’ascension.

Non sans peine ils atteignirent le sommet etdominèrent de là un vallon ombreux, où chantait un clair ruisseau,vers la rive duquel une sente étroite s’ouvrait, semblant adresserune invitation aux promeneurs.

En cinq minutes, la petite troupe futinstallée au bord du ruisselet murmurant. Les provisions furenttirées des sacs et déposées sur un tapis de mousse.

Elles consistaient en roastbeef conservé à laglace, en légumes secs, et surtout en gin enfermé dans les gourdesd’ordonnance. Il n’y avait plus qu’à déjeuner. Au dessert, lesAnglais secoueraient les cocotiers qui les ombrageaient et feraientainsi tomber les noix mûres, dont le lait sucré terminerait leurrepas de la façon la plus délectable.

Donc le caporal s’assit et ses subordonnésl’imitèrent. Ceux-ci s’étaient rangés autour de lui en demi-cercle,car même pour se nourrir, il importe d’observer les marquesextérieures de respect, bases de toute discipline.

– Mangeons, dit le caporal qui venaitd’ouvrir un couteau à manche de corne et infligeait une premièreblessure à la tranche de roastbeef mollement couchée sur un lit depain beurré.

– Mangeons, répétèrent les soldats avecun ensemble admirable, en portant d’un même mouvement une bouchée àleurs lèvres.

Kiddy eût un mouvement de tête approbateur.Même devant les victuailles, ses hommes conservaient une attitudemilitaire. Il s’écria, la bouche pleine :

– Je suis heureux de voir que votredévouement à la Reine – ici le caporal salua, en portant sonroastbeef au front – vous empêche de vous plaindre de la rusticitéde notre installation. Manger sans table, sans sièges, sanscouverts, est un sacrifice pénible pour des guerriers deGrande-Bretagne accoutumés au confortable. Car, ajouta-t-il avecorgueil, nous ne sommes pas comme ces misérables soldats françaisqui mettent leur gloire à se passer de tout. J’ai entendu raconterque, pendant une révolution où ils ont cherché à imiter notreCromwell, ils s’appelaient eux-mêmes : Sans-culottes. Celadonne une fâcheuse idée de leurs vertus guerrières et de leurpudeur. Garçons, buvons à la prospérité de la vertueuseAngleterre.

Ce disant, Kiddy allongea la main droite versle gazon sur lequel il avait déposé sa gourde. Mais ses doigts nerencontrèrent que le vide.

Étonné, le brave homme tourna la tête, mit àterre son pain et son roastbeef, se dressa sur les genoux etpromena autour de lui un regard scrutateur. Il ne vit que l’herbeet les mousses ; sa gourde avait disparu. Et comme ilregardait ses subordonnés, il les vit se livrer à la mêmepantomime.

– Qu’est-ce donc ? demanda-t-il.

– Ma gourde, commença Mic…

– Disparue ! continua Piff.

– Envolée ! appuya Mach.

– Plus de gin ! soupira Flok, d’unevoie caverneuse ; plus même de quoi arroser le gosier d’unemouche.

Les cinq Anglais restèrent un instanthébétés.

– Ah çà ! fit enfin le caporal,est-ce que ce serait encore une plaisanterie du Corsaire ?

Les soldats secouèrent la tête d’un airdésolé :

– Cela est indigne d’un gentleman. On tueses ennemis loyalement, mais par Satan, on ne les réduit pas à ladisette de gin.

L’apostrophe demeura sans réponse.

– C’est donc une nouvelle épreuve quenous supporterons pour la Reine, déclara héroïquement Kiddy. Nousarroserons notre déjeuner de l’eau du ruisseau.

Et, joignant le geste à la parole, il sepencha sur l’onde claire et but à longs traits.

Les soldats hésitèrent une seconde, puislevant les yeux vers le ciel, comme pour le prendre à témoin de latorture injuste à laquelle ils étaient soumis, ils se mirent àabsorber de l’eau.

Ils buvaient avec des grimaces douloureuses.Il est certain que la source la plus délicieuse n’a pas le parfumsuave du gin, cette liqueur nationale qui racle le gosier etprocure à qui la déguste une sensation aussi agréable que s’ilavalait un cent d’épingles chauffées au rouge vif. Qu’est auprès decela la fade et insipide liqueur distillée par lesfontaines ?

Quoi qu’il en soit, leur soif apaisée, lesfusiliers songèrent qu’à défaut des satisfactions liquides, il leurrestait la possibilité de goûter les plaisirs solides de lamastication et ils revinrent à leurs tartines… c’est-à-dire à laplace où ils les avaient laissées ; car tandis qu’ilsapaisaient leur soif, une main invisible avait subrepticementenlevé pain beurré et bœuf rôti.

Cette fois le caporal et ses quatre hommesressentirent une colère terrible. Ils brandirent leurs fusils,tirèrent leurs sabres et foncèrent sur les buissons qui lesentouraient.

Ce fut un massacre effrayant de lianes, debranches, de fleurs, de jeunes pousses. Les troncs d’arbressonnaient sous les coups. Le fracas de cette lutte eût conduit unpoète à songer à un suprême combat de Don Quichotte, tant ces cinqAnglais, outrés qu’on leur eût retiré le pain de la bouche,s’escrimaient contre les innocents végétaux.

Quelle que fut leur vaillance, leurs forcess’épuisèrent bientôt. Leurs bras refusèrent de frapper, etruisselants de sueur ils retournèrent à l’endroit où tout à l’heureils étaient assis.

Ô surprise ! Leurs gourdes, leurs vivresétaient là, étalés sur la mousse. Ils se frottèrent les yeux, sepincèrent. Il n’y avait pas à dire… Gin et roastbeef étaient deretour.

Tous se précipitèrent, rentrèrent enpossession de leur déjeuner, et les larmes aux yeux, tremblantd’attendrissement, ils portèrent avec un ensemble parfait lesgourdes à leurs lèvres.

Pendant quelques instants dans ces gosiersbritanniques se produisirent des glouglous, dont l’harmonierivalisait avec la musique du ruisseau dansant sur les petitscailloux de son lit.

De même que le trop célèbre Harpagon secramponnait à sa précieuse cassette, les soldats conservaient lesmains crispées sur leur nourriture, et leur anxiété ne cessa quelorsqu’ils eurent fait passer dans leur estomac toutes lesprovisions dont ils étaient munis.

Repus ils s’allongèrent sur le sol. Maintenantil s’agissait de dormir, afin d’être en état d’affronter denouvelles fatigues. Car, le soldat anglais est le premier soldat aumonde, chacun sait cela, mais il lui faut bien manger, bien boire,avoir suffisamment de sommeil et ne pas marcher trop.

Bientôt tous ronflèrent à qui mieux mieux,absolument comme s’ils avaient reposé dans un champ de pavots dudivin Morphée.

**

*

Alors, un rocher, qui bossuait la prairie toutà côté des dormeurs, se souleva lentement, démasquant une ouverturesombre d’où sortirent plusieurs hommes. Les premiers étaient JoëPritchell et Armand Lavarède.

– Eh bien, fit le propriétaire de lavilla du plateau, je pense que cette aventure vous aamusé ?

– J’ai ri aux larmes. Mais cette île estmachinée comme un théâtre à spectacle.

– Pas le moins du monde. Un couloirnaturel venant des cavernes aboutit en ce point. Tout mon mériteconsiste à y avoir amené ces soldats, au moyen d’indications qu’ilsrecevaient sans pouvoir s’en rendre compte.

– Je ne saisis pas.

– C’est pourtant bien simple. Tenez cesentier qui relie la crête de la falaise au ruisseau, je l’ai faittracer ce matin. Le voyageur, dans un pays qu’il ne connaît pas,suivra toujours un chemin frayé, parce qu’il suppose que ce chemindoit le conduire quelque part.

– Cela me paraît juste.

– Alors vous possédez tout le secret.Depuis leur arrivée à terre, ces dignes fusiliers parcourent laroute qui leur était tracée selon les instructions de sirTriplex.

Armand s’inclina :

– Encore une question,voulez-vous ?

– Certes, affirma sir Joë.

– Pourquoi obéissez-vous ainsi auCapitaine Triplex ?

Un sourire ironique écarta les lèvres del’interlocuteur de Lavarède.

– J’obéis parce que je ne saurais faireautrement ; voilà tout ce qu’il m’est permis de vousrépondre.

Et, s’adressant aux hommes qui lesuivaient :

– Allons, mes amis, faites ce qui a étéconvenu.

**

*

Vers quatre heures, le caporal Kiddy seréveilla. Il éprouvait une sensation de bien-être inexplicable. Latempérature lui semblait s’être adoucie comme si, quittant lesrégions intertropicales, il avait été transporté tout à coup enpleine zone tempérée.

Il s’étira, bâilla voluptueusement etmurmura :

– Va falloir retourner à bord, lecrépuscule va venir, nous reprendrons nos recherches demain.

Et se levant :

– Holà ! Ho ! Garçons, enroute !

Mais soudain il se tut :

– Bon ! j’ai la berluemaintenant.

De nouveau il regarda et avec une colèrecontenue :

– Ils sont fous, ces gaillards-là. Ils sesont déshabillés. Les voilà en chemise… et cela pendant unereconnaissance.

Ce qui motivait ces exclamations, c’était latenue des quatre fusiliers. Ils dormaient avec un entrainmerveilleux, et sans doute pour souffrir moins de la chaleur, ilsavaient dépouillé vareuse et pantalons.

Furieux, Kiddy courut à eux pour lesgourmander d’importance, mais dans ce mouvement une brancheépineuse frôla une de ses jambes. Il porta les yeux sur le membreatteint et resta cloué sur place, saisi, médusé.

Lui aussi s’était déshabillé.

– Ça, bégaya-t-il, c’est plus fort quetout, je ne m’en suis pas aperçu.

Puis une réflexion lui vint :

– Heureusement qu’ils dorment ; jevais revêtir mon uniforme, car un caporal en chemise, ça n’a pasl’air d’un gradé.

Et tout en se demandant comment il avait pu,lui, vétéran apprécié de ses chefs, se livrer à pareille fantaisie,il chercha ses habits.

Seulement au bout de cinq minutes, il dut serendre à l’évidence ; ses vêtements avaient quitté laclairière. Il ne lui restait que ses brodequins, sa chemise, sacalotte, son ceinturon et son fusil.

De même pour ses subordonnés. La lumières’alluma dans son esprit. C’était encore le Corsaire qui avait faitdes siennes.

Et jurant, sacrant, il secoua les fusiliersdont les vociférations s’unirent bientôt aux siennes.

Mais après avoir maudit le mauvais plaisant,il fallut bien se résoudre à regagner la chaloupe et à rentrer àbord dans ce ridicule équipage.

La honte de la patrouille en chemise n’eutd’égale que la joie des marins en la voyant revenir ainsiaccoutrée.

Et ce qui porta à son comble l’exaspération ducaporal fut d’apprendre que les uniformes de ses hommes et le sienpropre, trouvés sur la plage par des officiers se rendant à lavilla du Plateau, avaient été rapportés à bord.

Il rentra en possession de sa vareuse, maispensa devenir fou en découvrant dans sa poche un petit papier surlequel il lut :

« Le Corsaire Triplex n’aime pas les gens tropcurieux. »

Comme toujours, le capitaine avait signé saplaisanterie.

Plus personne ne se présenta dès lors pourrechercher la cachette d’où le mystérieux Corsaire surveillaitl’escadre, et lord Strawberry, ainsi que son état-majorcontinuèrent à profiter de l’hospitalité de sir Joë Pritchell, enattendant que le retour du croiseur envoyé à Sydney leur donnâtenfin le mot de l’énigme.

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