Corsaire Triplex

Chapitre 13LE TOUT-SYDNEY VOIT ENFIN LES YEUX DE TRIPLEX

Un mois plus tard, la ville de Sydney était enfête.

Une foule compacte, bruyante, enthousiaste,emplissait les rues.

Au milieu des groupes circulaient lesreporters de l’Instantaneouset du New-SydneyReview rencontrés jadis par Armand Lavarède au pied de lapotence de sir Toby Allsmine.

Ils étaient radieux. Le journaliste français,pour réparer le mauvais tour joué à ses confrères, dont, on s’ensouvient, il avait détruit les clichés photographiques, avaitpréparé à leur intention, durant la traversée de l’Île d’Or àSydney (lui et ses compagnons étaient revenus à bord du vaisseauamiral de l’escadre du Pacifique) un historique complet desaventures du Corsaire Triplex.

Dès l’arrivée à Port Jackson, il l’avait remisaux jeunes gens, qui l’avaient publié dans leurs feuillesquarante-huit heures avant tous leurs concurrents, ce qui s’étaittraduit, pour l’Instantaneous et le New-SydneyReview par un tirage fantastique.

C’est ainsi que le grand public avait apprisla défaite de Toby Allsmine et le prochain mariage du Corsaire,alias Joë Pritchell, avec miss Maudlin Green, fille dunoble lord assassiné par le Directeur de la police.

La double nouvelle avait couru sur les filstélégraphiques le long des côtes de l’Australie, provoquant partoutun « émoi indescriptible », accru encore par ce fait queTriplex était Anglais et que ses merveilleux sous-marinsappartiendraient un jour à l’Angleterre.

Tout le monde avait voulu « honorer de saprésence » le mariage de l’illustre navigateur. Les compagniesde chemins de fer, sollicitées de tous côtés, avaient dû organiserdes trains de plaisir pour Sydney ; les entreprises denavigation avaient affrété des steamers pour transporter vers lapopuleuse cité les innombrables admirateurs de Triplex. Certainsretardataires même, désespérant de trouver place dans les wagons ousur les navires, étaient venus en ballon.

Sur toutes les routes, ç’avait été un défiléinterminable de bicyclettes, de chevaux, d’automobiles. Desentrepreneurs de transports firent fortune.

Les libraires amassaient des rentes en vendantdes portraits plus ou moins authentiques des objets de l’engouementgénéral.

Et ce jour-là, jour où devait être célébréel’union de Joë et de Maudlin, les camelots firent de l’or envendant une petite médaille de bronze commémorative de l’hymenTriplex.

La population de Sydney était décuplée. Ons’écrasait partout. Dans les rues, dans les maisons. Les hôtels,regorgeant de monde, avaient augmenté leurs prix. Une chambre pourune personne en contenait cinq, ce qui n’empêchait pas chacun desclients de payer deux guinées par jour. Le roastbeef atteignait leprix invraisemblable de vingt-cinq francs la livre, le pain étaitcoté deux francs ; un œuf, un franc cinquante centimes, et lereste à l’avenant.

Mais il est à remarquer que ces prix fabuleuxn’altéraient en rien la gaieté générale.

Les Australiens sont commerçants et ilstrouvaient tout naturel d’être rançonnés dans une circonstanceaussi exceptionnelle.

La promenade des époux à travers la ville futune véritable marche triomphale.

Les voitures, qui les emportaient, filaiententre une double haie de curieux qui applaudissaientfrénétiquement.

Les hip, les hurrah se croisaient dans l’airavec un bruit de tonnerre ; les chapeaux sautaient en l’air.C’était du délire.

Les officiers de l’escadre, qui tous faisaientpartie du cortège, eurent leur part de ces acclamations, et lesoir, pendant le bal qui fut donné dans les salons de l’hôtel deParamata-Street, la presse fut telle dans la rue que cinquante-septpersonnes furent écrasées dans la foule.

En un mot, c’était une vraie fête, commel’affirmèrent le lendemain toutes les gazettes de la ville.

Le second jour, la folie universelle futencore plus grande.

Les navires de l’escadre pavoisés saluèrent leCorsaire Triplex de salves d’artillerie, auxquelles répondirent lesbatteries des forts.

La foule eut la joie de voir circuler à lasurface de l’eau les navires mystérieux dont elle avait seulementaperçu les fanaux dans la nuit mémorable où Joan avait reçul’Arlequin d’or.

Enfin elle voyait les yeux deTriplex !

**

*

Et durant ce temps, dans la cabine où il étaitenfermé, sir Toby Allsmine dépouillé de sa situation, vaincu,déshonoré, réfléchissait. Il était sombre, les clameurs populaires,que lui apportait la brise, lui arrachaient des gestesviolents.

Être jeté à terre lorsque l’on a escaladé lesommet des honneurs. Être captif lorsque l’on a été le maîtretout-puissant des millions d’hommes qui, sur les rives duPacifique, obéissent à l’Angleterre…, c’est horrible.

Mais plus horrible encore est le triomphe del’ennemi.

Par l’étroit hublot, Allsmine regardait leport. Les pavillons multicolores hissés aux mâts, les détonationsdes canons dont le grondement roulait pesamment sur les eaux, lesvivats de la population le frappaient en plein cœur.

Triplex était tout, et lui n’était plusrien.

Une rage folle montait en lui, obscurcissantson cerveau. Il allait être traîné en Angleterre, jeté devant untribunal sur le banc des meurtriers.

Plus personne ne parlerait en sa faveur,maintenant que ce diabolique Corsaire avait soustrait ses dossierssecrets. Il serait condamné à la pendaison comme lesmalfaiteurs.

Ah ! son ennemi avait dit vrai, la nuitde la fête des Docks. Ses paroles revenaient à l’esprit duprisonnier. Il entendait sa voix mordante prononcer :

– Je pourrais vous tuer, je préfère vousvouer au ridicule en attendant que la justice anglaise vouspunisse.

Comme il avait tenu parole ! Avec quellepatience, quelle activité il avait travaillé à la chute de sirToby !

Maintenant tout était fini, tout !

Peu à peu les rumeurs de la fêtes’éteignirent. Le grand silence de la nuit s’épandit sur la ville,sur la rade endormies. Alors les réflexions du prisonnierchangèrent de nature.

Au milieu de l’apaisement des choses, ilressentit comme une lassitude physique et morale, un besoininvincible de repos. Sa vie avait été bien remplie… À quarante-huitans en somme, il avait vécu, dans le sens actif du mot, beaucoupplus que la plupart des octogénaires. Il avait connu la pauvreté,puis les satisfactions de la toute-puissance, en passant par tousles degrés de la hiérarchie. Toujours il avait surmonté lesobstacles, sauf cette dernière fois. Eh bien, il avait joué, ilavait perdu, il paierait.

Sa vie, après tout, valait-elle qu’il essayâtde la défendre. Peut-être en s’y employant bien, parviendrait-il àsauver sa tête… La belle avance ! Transformer une condamnationcapitale en une condamnation aux travaux forcés à perpétuité.Est-ce vivre qu’être privé de liberté ? La détention n’estqu’une longue agonie. Mourir vite, avec le minimum de souffrance,était préférable.

Oui, mais être pendu, se contorsionner au boutd’une corde sous les regards d’une foule à l’idiote badauderie.Non, mille fois non. Il n’était pas de ceux que la main du bourreautouche à l’épaule.

Presque toute la nuit il réfléchit.

L’aube blanchissait l’horizon, lorsqu’ilmurmura avec un geste énergique :

– Brûlé, ami Toby. Saluez la société etallez vous reposer.

Après ces paroles énigmatiques, il retira unebague chevalière passée à l’annulaire de sa main gauche. Il laconsidéra un instant, puis pressant de l’ongle un ressortinvisible, il fit basculer le chaton qui s’ouvrit ainsi que lecouvercle d’une boîte.

Dans la monture d’or une petite cavité avaitété évidée.

Elle contenait trois granules d’un rougebrun.

Allsmine les regarda, la face sombre, commehaletant sous une terreur intérieure. Enfin il fit couler lesgrains dans sa main.

Lentement il marcha vers sa couchette, s’yétendit. Durant dix minutes peut-être il demeura immobile, lespaupières closes. Le tremblottement de ses lèvres indiquait qu’ilprononçait des paroles inintelligibles.

Puis il rouvrit les yeux, fixa avec uneexpression d’horreur et de rage le hublot dont la vitre s’éclairaitdes premiers feux du jour ? et d’un geste brusque, porta à sabouche la main qui contenait les granules.

De nouveau il resta sans mouvement.

Avec un poison que le misérable portaittoujours sur lui, il venait d’échapper à la justice humaine.

**

*

Six mois s’écoulèrent. Les deux Lavarède,Aurett, Lotia et Niari étaient de retour à Paris après des adieuxémus à Joë Pritchell qui, avec sa jeune femme et mistress Joan,avait regagné l’Île d’Or, où, selon sa promesse, il allait assurerla richesse à ses anciens compagnons de course.

Sur les démarches d’Armand, sur lesdéclarations de Niari, un certificat de notoriété avait étédressé.

Désormais Robert avait repris son nom ;de nouveau il était citoyen français.

Le soir de l’heureuse journée où les dernièresformalités administratives avaient été remplies, il devisaitgaiement avec Lotia qui, elle, avait retrouvé avec l’espoir, sasanté et son adorable visage.

Gravement accroupi sur un tabouret,l’orang-outang Hope, qui avait beaucoup grandi, semblait écouter laconversation avec un réel intérêt.

Tout à coup Niari s’approcha du groupe. Hopegrinça des dents, mais un geste de Lotia l’apaisa aussitôt.

– Que veux-tu, Niari ? demanda lajeune fille.

L’Égyptien s’inclina, les mains réunies encoupe au dessus de sa tête :

– Fille des Hador, et toi, seigneurfranc, j’ai rempli ma promesse. Quand remplirez-vous lavôtre ?

– Eh ! interrompit Aurett qui,penchée sur l’épaule d’Armand, lisait à mesure qu’il les écrivait,ses impressions sur son merveilleux voyage aux côtés de Triplex.Eh ! brave Niari, laissez-leur le temps de respirer.

Mais le patriote haussa les épaules :

– Un peuple courbé sous le bâton attendsa délivrance. Est-il juste que ceux dont on espère le cri deliberté, s’abandonnent aux loisirs, à la paresse ?

– Non, dit gravement Lotia en se levant,un rayon enthousiaste dans ses grands yeux. Non, cela ne serait pasjuste.

Et prenant la main de Robert :

– Chef ! laissez-moi être lapremière à vous donner ce titre. Chef ! quand nousconduisez-vous vers les rives du Nil ; vers le pays qui libredoit voir notre union ?

Le jeune homme lui sourit. Partir en guerredevenait pour lui synonyme de conduire à l’hyménée celle quipossédait toute son âme. Puis se tournant vers Niari :

– Prépare tout pour le départ, Niari.Nous quitterons Paris aussitôt que tu auras pris les dispositionsque tu jugeras utiles.

Pour la première fois un large rire distenditles lèvres de l’Égyptien. Il se prosterna devant le fiancé deLotia :

– Je te remercie de ces paroles, Chef. Tabouche ne sait point mentir et ton cœur est loyal comme elle.Bientôt nous partirons à la conquête du Nil.

Il n’est point de situation grave où lecomique ne prenne sa place.

L’orang-outang, qui avait suivi la scène,bondit vers le Français, lui prit la main d’un air héroïque. Luiaussi semblait dire :

– Allons conquérir le Nil !

Et Lotia soupira doucement :

– Est-ce un présage ? Hope,Espoir, annoncez-vous le succès et la fin de nosépreuves ?

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