Corsaire Triplex

Chapitre 4LES BAINS SACRÉS DE POULO-TANTALAM

Lorsqu’Armand, étonné de la réclusion de soncousin, l’interrogea, il éprouva une vive colère en apprenant ladécision prise par le fanatique Niari.

De fait, il y avait de quoi s’irriter ! Àl’instant où tous les obstacles semblaient aplanis, où le bonheurde Lotia et de Robert n’était plus qu’une question de jours, unenouvelle complication surgissait, plus terrible que les autres, carelle détruisait l’espoir ultime des malheureux fiancés.

Niari fut appelé, mais vainement Aurettsupplia, vainement le journaliste menaça, l’ancien serviteur deThanis demeura inébranlable dans sa résolution.

À tout ce qu’on put lui dire, il réponditinvariablement :

– Je désespère celle que je vénère, parcequ’au-dessus d’elle est la patrie. Dût-elle mourir, dussé-je périrau milieu des tortures, je ne pourrais pas m’attendrir. Lesacrifice servirait d’exemple et profiterait à la liberté de laterre d’Égypte.

De guerre lasse, il fallut renoncer àconvaincre Niari.

Tous s’étaient rassemblés au salon.Découragés, ils regardaient Lotia, dont le visage pâle, les yeuxéteints, exprimaient l’abattement.

La jeune fille succombait sous ce derniercoup. Tout en elle disait la tristesse. La mort de son espoirl’avait incurablement blessée. Aux paroles de ses amis, ellerépondait d’une voix sourde, douloureuse, monotone, tel un fiévreuxconversant dans le demi-brouillard du délire.

Maudlin, attristée par ce spectacle, essayaitde distraire la fille d’Hador ; mais si celle-ci l’écoutaitpatiemment, on sentait que son esprit était ailleurs, se reportanttoujours au rêve évanoui.

Inutilement les obturateurs des hublotsavaient été levés. Inutilement Maudlin et sa mère, unies dans unemême pensée, dissertaient sur les paysages sous-marins quidéfilaient devant leurs yeux, signalant le passage des bandes depoissons multicolores s’enfuyant épouvantés par la vue du bateau,monstre inconnu, venu là pour troubler leur quiétude.

Rien n’intéressait plus la jolieÉgyptienne.

Les jours succédaient aux jours sans que lesourire reparût sur ses lèvres. Sa pâleur augmentait. Que luiimportaient les coraux du détroit de Torrès, les floraisonsétranges de la mer de Banda, resserrée entre les îles de Timor, dela Nouvelle Guinée, de Célèbes, les eaux volcaniques auxtempératures diverses de la mer de Java, large détroit qui séparela grande terre malaise de Bornéo !

Le chenal de Kassinato avait été franchi, onpénétrait dans la mer de Chine, sans que les efforts des passagerseussent réussi à tirer la jeune fille de la torpeur à laquelle elles’abandonnait.

Un soir qu’elle s’était retirée dans sa cabineaussitôt après le dîner, Joan murmura :

– Dans cette prison flottante, il estimpossible de lutter contre sa tristesse. Ah ! si nous étionsà terre, on la contraindrait à sortir, à se promener. En dépitd’elle-même, le paysage, le mouvement de la vie influeraient surses pensées, seraient un dérivatif à sa douleur.

– Tu as raison, mère, s’écria vivementMaudlin, il faut la faire sortir.

Et comme les assistants regardaient avecétonnement :

– Oui, reprit la douce enfant. Vous vousfigurez que nous sommes captifs, il n’en est rien. Les excursionsau fond de la mer nous sont permises. Nous chassons le fusil à lamain dans les forêts sous-marines.

Toute réjouie à l’idée de distraire Lotia,elle poursuivit :

– Des explications vous semblentnécessaires ?

– Oui, firent d’une seule voix sesinterlocuteurs.

– Alors je m’exécute. – Et, d’un petitton doctoral : – Vous saurez donc que nous avons à bord desscaphandres recouverts de lames d’acier entre-croisées, qui ont unerésistance presque infinie et nous permettent de nous promener àdes profondeurs, où la pression de l’eau est telle qu’il semblaitinterdit à l’homme d’y atteindre.

Elle sourit, se tourna vers Aurett :

– Permettez-moi quelques chiffres, nonpar pédantisme, croyez-le… Car je les ignorerais, si lescirconstances n’avaient fait de moi un Corsaire Triplex. Mais jevois à votre visage que la pensée d’errer sous les flots vousinquiète, et je prétends vous donner confiance. Donc, la pressionde l’atmosphère au niveau du sol, ainsi que l’a établi Torricelli,correspond à la pression d’une colonne d’eau d’environ 10 mètres,exactement 10 mètres 40 cent…, c’est-à-dire à 103 kilog. 36 pour undécimètre carré de surface et 10.336 kilogrammes pour un mètrecarré. Ceci posé, il est évident que nous supporterons cettepression multipliée par 2, par 10, par 100, si nous descendons dansl’eau de deux fois, dix fois, cent fois 10 mètres. En un mot, sinous atteignons la profondeur de mille mètres, nous serons soumis àune pression de un million trente-trois mille six cents kilogrammes(notre surface totale étant d’environ un mètre carré), suffisantepour nous aplatir ainsi qu’une feuille de papier. Eh bien, nosscaphandres sont conçus de telle façon que nous avons pu sans lemoindre inconvénient, affronter des profondeurs de 3.000 mètres.Comme je vous propose en ce moment une excursion par trente ouquarante mètres de fond, vous voyez que vous ne courrez aucunrisque.

– Mais les poissons féroces, lesrequins… ? balbutia Joan, que le calme de sa fille faisaittrembler.

Maudlin se pencha vers elle :

– Les requins ? Oh ! maman, larencontre n’est périlleuse que pour eux, tu verras cela.

Et gaiement :

– Est-ce convenu ? Qui veut être dela petite partie de campagne ? Au surplus, pour la premièrepromenade sous-marine, le bateau nous suivra de près comme un chienfidèle. Eh bien, vous décidez-vous ?

Ce fut Aurett qui répondit :

– Pour moi, j’ai grande envied’accepter.

– Moi aussi, déclara Armand.

Ce fut le signal, Joan, Robert acquiescèrent àleur tour à la proposition de la jeune fille, et Lotia, sollicitéepar tous, consentit à être de la promenade.

– Seulement, fit remarquer Aurett, nousserons en pénitence, car la conversation est impossible sous leseaux.

– Erreur, erreur, s’écria joyeusementMaudlin, on peut bavarder.

Un mouvement de surprise secoua lesassistants, et le journaliste exprimant la pensée de tous,murmura :

– Si vous me démontrez cela, vous meferez plaisir.

– Rien de plus aisé.

– Nous vous écoutons.

– Une simple application dutéléphone.

– Vous dites, Miss Maudlin ?

– Ce qui est. Du reste, si vous consentezà me suivre, je vais vous présenter les appareils.

Elle se dirigeait vers la porte. Tous selevèrent et, par le couloir, gagnèrent, avec elle, un escalierconduisant à la cale du bateau n° 2.

Là, le gracieux guide ouvrit une porte,actionna des lampes électriques fixées aux parois, et sescompagnons distinguèrent une salle spacieuse, dont un des côtésaffectant une forme courbe, indiquait qu’il était fait parl’enveloppe même du navire.

Tout autour, supportés par des socles ainsique des mannequins, des scaphandres se dressaient.

L’impression était étrange. Ces vêtements decuir caoutchouté, renforcés de croisillons métalliques, surmontéspar les grosses calottes de cuivre, percées d’ouvertures rondesobturées par des verres épais, semblaient être des individusappartenant à une espèce inconnue.

– La salle des gardes d’un castelsous-marin, remarqua le Parisien.

– Oui, répliqua Maudlin, le mot estjuste. Mais ces armures, très dix-neuvième siècle sont infinimentplus commodes que celles des paladins du moyen âge.

Ce disant, elle déboulonnait prestement l’undes casques, qui s’ouvrit ainsi qu’une boîte.

– Veuillez regarder, continua la fille deJoan. À la partie antérieure de la calotte sphérique, à portée deslèvres de celui que l’appareil recouvre, se trouve une plaquettevibrante, analogue à celle des téléphones ordinaires. À hauteur del’oreille est un oreillon fixe, et sur l’épaule, à l’extérieur dela boule de métal, existe un anneau. Voulez-vous échanger quelquesobservations avec un compagnon de route, vous décrochez un filconducteur recouvert d’un corps isolant qui s’attache sur lapoitrine ainsi qu’une aiguillette d’officier d’état-major ;vous glissez le crochet qui le termine dans l’anneau placé surl’épaule de votre interlocuteur et la communication est établie.Vous pouvez alors discourir tout à votre aise, comme de bonsnégociants qui, de leur cabinet de travail à Paris, à Londres ouailleurs, transmettent des ordres à leurs correspondants.

Un murmure approbateur accueillit l’exposé dece dispositif aussi simple qu’ingénieux.

– Attendez, se récria Maudlin, je n’aipas fini. Sir James Pack est un ingénieur de grand mérite, il afait de ses scaphandres de véritables bijoux scientifiques.

Et avec une nuance d’orgueil ellereprit :

– Respirer est la première préoccupationdu scaphandrier. Primitivement, on était relié à la terre ferme pardes tuyaux de caoutchouc, qui traversaient la capsule métallique etétaient fixés sur une sorte de muselière, appliquée sur les lèvresdu plongeur. Celui-ci, bouchant alternativement chaque trou avec salangue, aspirait par l’un, l’air pur que lui envoyait une pompe,manœuvrée sur la rive, et expirait par l’autre l’air vicié dans sespoumons. L’homme était ainsi captif et de plus l’acte respiratoireétait fort difficile.

– Ma foi, interrompit le journaliste,permettez-moi de vous féliciter, Miss, vous parlez de ces chosescomme un véritable savant.

– C’est sir James qui m’a enseigné cela,fit la jeune fille tandis qu’une légère rougeur montait à sesjoues ; c’est à lui que revient votre éloge.

Puis très vite, comme pour détourner laconversation :

– Mais je reprends. Plus tard, onsubstitua à la pompe des réservoirs à air comprimé Denayrouse queles plongeurs portaient sur le dos et qui étaient reliés à labouche du patient par des tubes. Ainsi, le scaphandrier acquéraitplus de liberté, mais il était toujours pénible et fatigant derespirer. Sir James a modifié cela. Un réservoir fixé au doscontient de l’air pour douze heures. L’oxygène arrive directementdans la calotte sphérique, dosé par un robinet qui est réglé audépart. On respire comme à l’air libre, sans y faire attention.L’air expiré étant chargé d’acide carbonique tend à descendre versles pieds. Or à l’intérieur du scaphandre, à hauteur de lapoitrine, le long des jambes, sont disposés des récipients percésde trous imperceptibles et remplis de potasse caustique. Lesouvertures sont trop petites pour laisser filtrer le liquide, maiselles livrent passage aux gaz. Or vous le savez, la potasse, ainsique l’on s’exprime en chimie, est très avide d’acide carbonique. Ilse forme incessamment des carbonates de potasse, qui débarrassentde toute impureté l’appareil devenu ainsi une chambre respiratoireidéale.

– Bravo, bravo, murmurèrent lesauditeurs.

Mais Maudlin leur imposa silence dugeste :

– Un instant encore. Vous êtes convaincusque l’on peut errer dans les prairies sous-marines cent fois plusbelles que les prés terrestres ; vous comprenez que l’onrespire un air frais et pur. Il y a pourtant autre chose. Il fautêtre en état de se défendre contre les requins et autres animauxnuisibles dont ma mère parlait tout à l’heure.

Lavarède n’y tint plus :

– Quoi, sir James a aussi résolu ceproblème ?

– Parfaitement.

– Par quel moyen… je brûle del’apprendre ?

– Par un moyen simple.

– Je n’en doute pas, maislequel ?

– Voici. Sous le réservoir à air, setrouve un accumulateur électrique très puissant, pouvant fournircinq cents étincelles longues de 1m50 c’est-à-direcapables de foudroyer l’animal le plus robuste. Un conducteur lemet en relation avec une tige creuse, longue de 95 centimètres,accrochée au flanc du promeneur ainsi qu’une épée. Un requin, uncachalot, un espadon se présentent-ils, vite on met l’arme à lamain en appuyant sur trois boutons à ressort qui établissent lecontact, et l’on foudroie l’adversaire sans aucun danger poursoi-même. Maintenant, conclut l’aimable cicérone, vous connaissezaussi bien que moi, votre costume de voyage. Quelqu’un a-t-il uneobjection à formuler ?

– Oui, déclara Aurett qui depuis uninstant palpait l’un des scaphandres. Tout cela doit êtrehorriblement lourd.

– Tellement lourd, fit Maudlin, que sivous en étiez revêtue ici, il vous serait impossible de faire unmouvement ; mais une fois plongé dans l’eau,l’appareil perdant un poids égal à celui du volume de liquidedéplacé,… suivant le principe d’Archimède, ajouta-t-elle avec unemoue mutine à l’adresse d’Armand, vous serez en état de vousmouvoir avec la plus grande facilité.

– Alors, s’écria Aurett, quandpartons-nous ?

– Aujourd’hui même, promit Robert. Nousvous ferons visiter les pêcheries de perles des îles Anambas ;notre promenade aura ainsi un but.

– Des perles, on peut enramasser ?

– Si cela vous plaît, Mesdames. Il y a làdes bancs d’huîtres perlières inépuisables. La perle, il est vrai,a moins de valeur que sa congénère blanche de Ceylan, mais elle estencore très prisée avec sa nuance azurée du plus ravissanteffet.

– Des perles bleues… interrompit Aurettavec un frais éclat de rire. Tant mieux, nous en ornerons nosscaphandres qui, malgré toutes leurs qualités, ne sont pasprécisément coquets.

– À votre aise. En attendant, allonsdéjeuner afin de prendre des forces pour la route.

Tumultueusement tous les passagers regagnèrentla salle à manger. La joie brillait dans tous les yeux ; seuleLotia semblait indifférente et son doux visage n’avait rien perdude sa mélancolie. Robert la considérait attristé, comprenant bien àsa propre douleur ce que devait souffrir sa fiancée.

Mince distraction que la visite d’une pêcheriepour ces êtres que l’obstination de Niari condamnait à l’éternelleséparation.

Pourtant le repas expédié avec une hâte quidisait la curiosité des touristes, le jeune homme et l’Égyptiennesuivirent leurs compagnons dans la salle des scaphandres. Chacunchoisit le sien. Sur un appel électrique, plusieurs matelotsentrèrent, chargèrent sur leurs épaules les appareils qui leurfurent désignés, et derrière eux, les passagers gagnèrent lesprofondeurs du navire.

– Où sommes-nous ? questionnaArmand, en pénétrant dans un réduit sombre éclairé seulement par lalueur de lanternes que les marins venaient d’allumer.

– Dans l’un des réservoirs à eau,expliqua Maudlin. Quand vous serez revêtus de vos scaphandres, onouvrira les robinets en communication avec la mer et l’eau remplirale compartiment, vous apportant toute liberté de mouvements poursortir… Une trappe-glissoire se déplacera comme la porte d’unemaison, et voilà. Mais ne perdons pas de temps.

Les matelots venaient de disposer une sorte deparavent, derrière lequel la jeune fille poussa Joan, Aurett etLotia.

– Je vais vous aider à vous habiller,dit-elle en riant. Je deviens la camériste des scaphandrières.

Puis de cet abri improvisé, elle cria d’un tonde commandement très réjouissant :

– Pour vous, Messieurs, les matelots vousserviront de valets de chambre.

Aussitôt les marins s’approchèrent etcommencèrent à revêtir les passagers du lourd habillement destouristes sous-marins.

– C’est admirable, clama le journaliste,le torse, les jambes et les bras déjà enfermés dans la carapace decuir et de métal, je suis dans l’impossibilité de faire un geste.Sans compter que j’ai des semelles qui me rivent au plancher.

– Semelles de plomb, lest du promeneur,répliqua la voix rieuse de Maudlin.

– Oh ! je suis lesté, je lereconnais ; mais, ajouta-t-il en repoussant le matelot quis’apprêtait à lui passer la capsule sphérique sur la tête, avant demettre mon casque, je voudrais bien savoir quelque chose ?

– Dites.

– Je comprends parfaitement que l’eauentre dans le compartiment, la pression extérieure y aide, maiscomment sort-elle ? Tenez, par exemple, lorsque le bateau està 3.000 mètres de profondeur, vous avez, pour chasser le liquide, àvaincre une pression de 300 atmosphères ; je ne sais pas qu’ily ait de pompes foulantes assez puissantes pour triompher depareille résistance.

La voix de Maudlin s’éleva derrière leparavent :

– Aussi n’avons-nous pas de pompesfoulantes proprement dites.

– Alors ?

– Nous avons une simple application de lapresse hydraulique.

– Mais si tout cela se détraquait ;…une avarie est possible ; le bateau resterait donc au fond del’eau ?

– Non, rassurez-vous. Nous avons empruntéencore à monsieur Goubet son poids de sûreté. C’est une quille defonte mobile, accrochée à la quille fixe du bateau. En casd’avarie, il suffirait de déclencher les griffes qui la retiennent.Elle tomberait et l’allégement résultant de l’abandon de ce lest,nous permettrait de remonter à la surface de la mer.

Cette fois, le journaliste ne trouva plusd’objections, et avec l’aide du matelot, introduisit sa têterailleuse dans la capsule métallique, qui fut incontinent visséesur l’armature recouvrant déjà ses épaules.

Le réservoir d’oxygène fonctionna aussitôt. LeParisien constata avec satisfaction qu’il respirait sans la moindregêne. Alors, par les ouvertures vitrées disposées autour de lacalotte de métal qui emprisonnait sa tête, il regarda.

Il vit les matelots enlever le paravent,sortir, la porte se refermer et il se mit à riresilencieusement.

En face de lui, Joan, Aurett, Maudlin etLotia, revêtues comme lui de scaphandres, avaient l’allure balourdede guerriers grotesques, de chevaliers caricaturaux enfantés parl’imagination folle d’un conteur de légendes.

Certes, nul n’eût reconnu dans cet appareildisgracieux les femmes élégantes qui un instant plus tôt avaientpénétré dans la salle.

Une impression de fraîcheur aux pieds le tirade ses réflexions humoristiques. Il baissa les yeux. Le plancherdisparaissait sous une nappe d’eau qui montait de minute enminute.

Il comprit que les robinets communiquant avecl’extérieur avaient été ouverts et que l’on remplissait leréservoir.

Ce fut pour lui une impression étrange,l’impression du « terrien », qui devient une sorted’habitant amphibie des fonds sous-marins ; impression de rêves’il en fût jamais. Il songea que l’eau allait le recouvrir,recouvrir Aurett, qu’ils se trouveraient à la merci d’un accidentsurvenu à leurs scaphandres protecteurs, et son cœur se serra.

Mais cette faiblesse n’eut que la durée d’unéclair. Bien vite, le curieux d’impressions nouvelles qu’il étaitse ressaisit, et il se reprit à observer.

Maintenant il avait de l’eau jusqu’à laceinture. Le flot montait, montait. La tête seule émergea, puis laligne liquide atteignit la hauteur de ses lèvres, de son nez, deses yeux, elle dépassa le sommet de la sphère métallique.

Alors une sensation de bien-être le pénétra.Le scaphandre cessa de l’opprimer de son poids. Ainsi qu’un homme,longtemps réduit à l’immobilité par une camisole de force, qui toutà coup en est débarrassé, il étendit les bras, remua les jambesavec une satisfaction encore accrue par la facilité de cesmouvements.

Soudain une voix résonna à sonoreille :

– Eh bien cousin, cela vamieux ?

Il tressaillit. Qui donc réussissait à luiparler ? Puis il se souvint de l’appareil téléphonique fixédans le casque et actionné par l’accumulateur électrique suspendusous le réservoir d’oxygène.

C’était Robert qui venait de se mettre encommunication avec lui. Vite, il approcha ses lèvres de la plaquesensible et répondit :

– Beaucoup mieux. Seulement il fait noircomme dans un four.

– Attends, tu vas voir clair.J’interromps la communication, car nous allons nous mettre enroute.

Un instant de silence et un panneau de laparoi glissa lentement, démasquant une ouverture rectangulaire etlaissant pénétrer dans le compartiment la lumière du soleil tamiséepar une épaisse couche d’eau de mer.

Déjà Maudlin se portait au dehors. Elle tenaitl’extrémité d’une corde que Joan, Aurett et Lotia qui la suivaient,tenaient également.

Armand devina sans peine que c’était là uneprécaution destinée à éviter aux touristes tout moyen de s’égareret il prit la file, tandis que Robert fermait la marche.

Une fois sortis des flancs du bateau, lespassagers éprouvèrent une sorte de stupeur. Par trente mètres, lalumière solaire éclaire encore parfaitement les fonds. Ils voyaientautour d’eux dans un rayon d’une centaine de mètres, aussidistinctement que s’ils avaient été à la surface du sol.

Ils avaient pris pied sur un terrain formé desable fin, dans lequel leurs pas marquaient une trace légère. Descoquillages, des animalcules bizarres rampaient à leurs pieds, etparfois, lorsqu’ils passaient auprès d’une touffe d’algues,attachées par leurs racines à un rocher, des essaims de petitspoissons s’enfuyaient à toute vitesse ainsi qu’un vold’oiseaux.

En tournant la tête, Armand constata que lebateau s’était lui aussi mis en mouvement. Réglant son allure surcelle des touristes, il glissait lentement suivant les pentes dusol, semblable à un gigantesque baleinoptère.

Et le Parisien, délivré de ses premièresinquiétudes, déjà familiarisé avec la situation d’explorateursous-marin, accrocha l’aiguillette du téléphone à l’anneau placésur l’épaule de son cousin pour lui déclarer que, le navirel’accompagnant, il se faisait l’effet d’un Jonas ayant apprivoisésa baleine.

Comme on le voit, toute sa bonne humeur luiétait revenue.

Bientôt la nature du terrain changea. Au sablesuccédait un plateau rocheux, tapissé de varechs donnant toute lagamme des tons, depuis le jaune clair jusqu’au rouge brun, enpassant par la variété infinie des verts. Des huîtres semontraient, soit isolées, soit groupées par paquets.

À son tour, Robert téléphona à soncousin :

– Nous arrivons sur les pêcheries. Lasaison de la récolte des « pintadines » n’est pasouverte, aussi nous ne serons pas gênés.

Et, satisfait de faire les honneurs de cedomaine nouveau, il racontait à Armand, qui le savait aussi bienque lui, comment on pêche la perle.

– La pêche est affermée à unentrepreneur. Celui-ci embauche des équipages, des plongeurs. Cesderniers, se cramponnent à une corde assujettie au bateau etportant à l’extrémité opposée une grosse pierre ou un lingot defonte, qui les entraîne au fond de l’eau. Là, le travailleurs’empresse de ramasser le plus d’huîtres qu’il peut, il les empiledans un sac fixé autour de ses hanches et remonte. Il se reposequelques minutes puis recommence.

Ravi de bavarder sans être interrompu, carLavarède regardait, ne prêtant qu’une oreille distraite à sespropos, Robert continuait. Il expliquait que les huîtres pêchéessont abandonnées sur le rivage où elles pourrissent, et qu’ensuiteseulement les perles sont recueillies. Il contait que Ceylanfournit les spécimens les plus blancs ; les îles Anambas lesplus bleus ; les îles Batanes, au nord des Philippines, lesplus roses. Il se lançait ensuite dans les considérations les plusvariées sur la perle en général, il chantait les mérites des moulesqui sécrètent les perles noires, des bivalves d’eau douce desfleuves chinois fabricants de nacre, avec lesquels les enfants duCéleste Empire se livrent à une véritable collaboration.

– Oui, cousin, disait-il. Ces coquillagessont parqués. Les exploitants des parcs découpent de minceslamelles d’étain, en forme de fleurs, d’animaux réels ousymboliques, et ils glissent ces découpures à l’intérieur descoquilles. Les pauvres bestioles, dont la chair est très tendre,sont blessées par ces corps étrangers à arêtes vives, et pourmettre fin à la douleur, elles les recouvrent de nacre,arrondissant les angles, polissant les surfaces. En six mois, ellesont ainsi façonné, fleur ou animal, sur le patron qui leur a étéimposé. Telle est l’origine des jolies incrustations de nacrechinoise que nous admirons tant, sans nous douter qu’elles sontl’œuvre de modestes moules de l’espèce Unio Dipsasplicatus.

– À propos, interrompit à ce moment lejournaliste, sais-tu quels noms le commerce donne aux perlessuivant leur beauté et par suite leur prix ?

– Ma foi, non.

– Eh bien, ajoute cela à ton bagagescientifique. Il y a dix espèces commerciales qui, en commençantpar les plus chères, sont : l’Anie, l’Anathorie, la Masengoe,la Kalippo, la Korawell, la Pecsale, l’Oodwœ, la Mandangœ, la Kuralet la Thool. Maintenant, ne causons plus, laisse-moi admirer lepaysage.

Certes, la requête du Parisien étaitjustifiée. La petite troupe venait de pénétrer dans une valléerocheuse aux pentes douces. Des algues s’élevaient toutes droites,des fucus tapissaient les rochers et des myriades d’huîtress’amoncelaient en blocs capricieux affectant les formes les plusbizarres.

Et tout à coup, Maudlin, qui marchait en avants’arrêta. Tous se groupèrent autour d’elle, au bord d’un gouffre enentonnoir ouvert à ses pieds.

Elle téléphona aussitôt :

– Ce trou s’enfonce plus bas que la zoneexplorée par les plongeurs. Si vous le voulez, nous essaierons d’ydescendre ? Il doit y avoir là des pintadines, qui n’étantjamais troublées, ont pu grossir et produire des perles dignesd’être offertes à nos aimables compagnes de voyage.

Sur la réponse affirmative de tous, ladescente commença. Il fallut plus d’une heure pour atteindre lefond. La lumière avait décru peu à peu, remplacée par la pénombre.Cependant les voyageurs s’accoutumèrent bientôt à cette clartévague et distinguèrent les objets qui les entouraient.

Maudlin ne s’était pas trompée. Des huîtresénormes, retenues au roc par leur solide byssus, garnissaientl’excavation ; beaucoup de coquilles dépassaient trentecentimètres de diamètre, et la pêche fut décidée. Les bivalves,accoutumés à vivre en toute quiétude à cette profondeur, étaientsans défiance. La plupart étaient ouverts, agitant leur voilemembraneux pour séparer les corpuscules, dont ils se nourrissent,de l’eau qui les pénétrait. Rien n’était donc plus aisé que de lesdébarrasser des perles qu’ils contenaient. Des fragments depierres, introduits entre les coquilles, les empêchaient de serefermer et permettaient aux doigts de s’assurer si un globuleprécieux avait été sécrété par l’animal. L’exploration terminée, onretirait le caillou, et l’huître se refermait avec une vivacité quidisait combien la violation de son domicile l’avaitimpressionnée.

Bref, les jeunes femmes recueillirent environtrois cents perles, dont beaucoup avaient la dimension d’unenoisette, et dont une dizaine atteignaient celle d’une noix.C’était une véritable fortune. Pour l’acquérir, il leur avaitsuffi, suivant l’expression populaire, de se baisser pour laramasser.

Toute joyeuse, la bande des passagers remontales flancs du gouffre, et lorsque l’on eut atteint le sommet,Maudlin demanda si ses amies désiraient continuer leurpromenade.

Personne ne voulut retourner au bateau. Defait, la fatigue était nulle et les explorateurs se mouvaient dansl’eau avec une aisance incroyable.

Alors la marche fut reprise.

Pendant quelque temps, la troupe parcourut lebanc d’huîtres sans incident. Mais tout à coup les touristess’arrêtèrent surpris. L’ombre d’un bateau filant à la surface del’eau se dessina sur le fond ainsi que sur un écran, et un objet,dont ils ne distinguèrent point la nature, suspendu à l’extrémitéd’une chaîne, les frôla presque.

Comme ils regardaient, une seconde, unetroisième, puis quatre, huit, dix ombres semblables, semontrèrent.

Aussitôt Maudlin et Robert établirent lacommunication téléphonique avec leurs compagnons :

– Vous savez, dirent-ils, que l’aileronou nageoire dorsale du requin est un mets apprécié des gourmets deChine et de l’Indo-Chine. Ces ailerons séchés, séparés en filamentsqui ressemblent assez à un vermicelle transparent, entrent dans lacomposition des potages célestiaux. La consommation en estconsidérable. Aussi dans toute l’étendue de la mer de Chine, del’Océan Indien, des escadrilles sont constamment occupées à lapêche du requin. Ce que vous venez de voir est une de cesflottilles. Les bateaux ont à leur traîne un hameçon-croc, garnid’un appât. Avant peu, les requins vont se montrer. Tenons-nousdonc en groupe compact, afin d’éviter les accidents, et nous, quiavons l’habitude de manier notre lance électrique, nous veilleronsà ce qu’aucun des squales n’approche trop près.

Ces paroles, il faut bien l’avouer, causèrentune impression désagréable aux touristes. La chose estcompréhensible, et tout habitant de nos climats tempérés,transporté au milieu des jungles asiatiques, sentirait son cœur seserrer quand on lui signalerait le voisinage du tigre. Or,l’attente du tigre de la mer, du requin féroce, à la mâchoire arméede trois rangées de dents triangulaires, est encore pluseffrayante, avec cent pieds d’eau au-dessus de la tête.

Aussi chacun s’empressa-t-il de se rapprocherde ses voisins, de façon à former un groupe compact, près duquel lafille de Joan et Robert se tinrent la lance électrique à lamain.

Quelques secondes s’écoulèrent, puis à lalimite du cercle de visibilité, des taches verdâtres,phosphorescentes, apparurent.

– Les yeux des squales, murmura la jeunefille.

Comme celles des chats, les prunelles desrequins sont lumineuses.

Et puis des corps noirs, allongés, semontrèrent. Soudain, l’un d’eux fut agité d’un frémissement, il setordit avec rage, battant l’eau de formidables coups de queue.L’animal avait avalé l’appât et le croc de fer de l’un des bateauxpêcheurs. La pointe acérée fouillait ses viscères. Une buée rougese forma autour du monstre, dont le sang coulait, et lentement,entraîné par la chaîne tendue, l’animal remonta vers lasurface.

Toute émotion s’était éteinte chez lesspectateurs, pris par la nouveauté du spectacle, par l’étrangeté decette pêche considérée des profondeurs de l’Océan. Mais latranquillité de la petite troupe ne fut pas de longue durée.

Des squales éventèrent sa présence. Inquiétéssans doute par ces êtres à l’apparence étrange, ils serapprochèrent, décrivant des cercles qui allaient en serétrécissant.

Leurs yeux luisants pesaient sur le groupeavec une fixité gênante, exerçant sur les voyageurs une véritablefascination.

Enfin, l’un des monstres, plus affamé ou plushardi que les autres, arriva jusqu’à deux mètres de Maudlin.C’était une bête énorme, longue de quatre mètres, la tête évasée dechaque côté, affectant la forme d’un maillet. Les touristes avaientdevant eux un spécimen du plus terrible, du plus féroce descarnassiers marins, le requin-marteau ou Zygœna malais.

Sous les sphères métalliques quiemprisonnaient leurs têtes, tous eurent un cri d’angoisse, auquelsuccéda aussitôt un murmure étonné.

Maudlin avait allongé le bras armé de la lanceélectrique. Il y eut une flamme, un éblouissement ; ungrésillement bizarre arriva aux oreilles des assistants. Le squalese tordit, sa queue vint souffleter son museau ; puis d’uncoup, il s’étendit, tourna sur lui-même, et le ventre en l’air,remonta lentement vers la surface. Sur la peau verdâtre, un disquenoir, une brûlure, indiquait le point où l’étincelle avait frappéla bête.

Et la jeune fille agrafant le conducteurtéléphonique sur l’épaule de Joan, murmura :

– Tu vois, mère, qu’un requin n’est pasterrible pour nous.

Changeant de ton, elle ajouta :

– Mais je crois que la promenade a assezduré pour cette fois. Rejoignons le bateau.

À quelques mètres, se dessinait la silhouettesombre du sous-marin. Tous obéirent à l’invitation de Maudlin.

Dix minutes plus tard, ils étaient enfermésdans le compartiment à eau, dont le panneau mobile obturaitl’entrée. La salle était mise à sec, et les voyageurs, dépouillantleurs scaphandres, regagnaient le salon où ils s’asseyaient ensilence.

Personne n’avait envie de parler. Chacunsongeait à l’excursion terminée et se demandait s’il n’avait pasrêvé. Pourtant, lorsque la fille de Joan étala sur un guéridon lariche moisson de perles azurées recueillies dans le gouffre,Aurett, mistress Allsmine se précipitèrent, prises d’admirationpour ce merveilleux butin.

Lotia seule demeura indifférente, les yeuxclos, le visage un peu pâle, blottie d’un air de fatigue dans unfauteuil.

Pour elle, la promenade n’avait pas été unedistraction, et son cœur était aussi pénétré de tristesse au retourqu’au départ.

Que lui importaient les pintadines, lesperles, les squales, les horizons bizarres des valléessous-marines ? Quelle réalité pouvait la consoler del’écroulement de son rêve de bonheur ?

En vain, Aurett et Joan, conseillées parMaudlin, percèrent les perles, en firent des colliers royauxqu’elles essayèrent à Lotia, espérant avec leur instinct délicat defemmes, réveiller chez leur compagne la coquetterie, essence mêmede l’éternel féminin ; Lotia ne fit aucune attention à laparure.

Elle ne s’intéressait plus à sa beauté,puisqu’il lui était interdit de l’offrir ainsi qu’une fleurparfumée à celui qu’elle avait choisi entre tous.

Les jours suivants, on croisa dans les mêmesparages, remontant, avec des crochets dont le but échappait auxpassagers, jusqu’à l’entrée du golfe de Siam, ce large et profondestuaire qui sépare le Cambodge et la Cochinchine de la longuepresqu’île de Malacca.

Aux questions de son cousin, Robert répondaitinvariablement :

– J’exécute les ordres de James Pack.Dans deux jours, quatre, ou cinq au plus nous rallierons la plagede Poulo-Tantalam, puis nous filerons sur Bornéo, où notre ami nousrejoindra dans la baie de Gaya.

Enfin arriva le jour fixé pour l’exécution dela besogne mystérieuse dont il était chargé. Le sous-marin serapprocha de la côte de Malacca, et le cousin d’Armand s’adressantà ce dernier :

– Tu es curieux de voir ce qui m’a amenéici ?

– Tu le sais bien, fit le journalisted’un ton dépité. Voilà une semaine que je t’interroge à cesujet.

– Alors, accompagne moi.

– Où cela ?

– Aux bains sacrés de Poulo-Tantalam.

Le Parisien éclata de rire :

– Comment, nous avons fait ce voyage pouraller aux bains sacrés !

Très gravement Robert répliqua :

– La chose en vaut la peine. Ces bainssacrés, établis sur une côte sablonneuse, se composent d’un immensehangar, abritant des gradins descendant vers la mer. Les fidèless’y rendent vêtus de blanc et d’étoffes neuves n’ayant jamaisservi. Ils se juchent sur le gradin le plus élevé, et obéissant auxrègles d’un rituel compliqué, descendent lentement jusqu’au degréinférieur. Alors tout habillés ils entrent dans l’eau jusqu’auxépaules.

– Je connais cela. J’ai vu les bainssacrés du Gange.

– Eh bien, crois-tu que la venue duCorsaire Triplex, au milieu d’une cérémonie de ce genre, ne soitpas destinée à faire quelque bruit dans le monde ? Si j’ajoutequ’aujourd’hui même le sous-marin n° 1 entrera encommunication avec la flotte anglaise réunie dans le golfe duPetchili, et le n° 3 avec le stationnaire britannique des îlesHawaï que les Américains viennent de s’annexer en déclarant laguerre à l’Espagne, tu comprendras que l’Amirauté ne pourra oublierle rendez-vous que nous lui avons fixé à l’Île d’Or. Le mondeentier réclamera l’ouverture de pourparlers avec ce CorsaireTriplex, dont la faculté d’ubiquité peut faire un ennemi effrayant,si on le mécontente, en ne tenant aucun compte de ses désirs.

Du coup, Lavarède éclata de rire :

– Bref, c’est en Corsaire Triplex que tum’invites à figurer à Tantalam ?

– La chose n’a rien de désobligeant.

– Sans doute.

– C’est un homme de cœur, qui a tout faitpour me sauver. S’il n’a pas réussi, ce n’est pas sa faute. Sansl’obstination invraisemblable de ce misérable Niari…

– Ne l’accuse pas. Cet homme est unpatriote. Et puis nous en viendrons à bout. Dis-moi plutôt qui esten réalité ce James Pack, car je l’ignore toujours, et le mystèredont il s’enveloppe excite ma curiosité.

– Je ne puis malheureusement lasatisfaire.

– Encore des secrets ?

– Non, ignorance simplement.

– Comment, toi, son compagnon, soncomplice… tu ne sais… ?

– Son véritable nom… ? Je suis forcéde te l’avouer. James Pack est un être étrange, à coup sûrsupérieur, mais jamais il n’a voulu s’expliquer sur lui-même. MissMaudlin, sa protégée, presque sa sœur adoptive, ne connaît pas sonsecret.

Un geste violent du journalistel’interrompit :

– C’est trop fort. Ce personnage mehante. Moi, un roi de l’interview, je me heurte à un hommeimpénétrable. C’est décourageant.

Puis revenant au sujet primitif de laconversation :

– Et que ferons-nous àTantalam ?

– Nous déposerons une carte.

– Ah ! oui… une carte piquée d’unpoignard…

– Si tu le veux ?

– Et nous nous montrerons au milieu de lafoule qui fréquente les bains sacrés ?

– Telles sont mes instructions.

– Si l’on t’arrête ?

– Pas de danger.

– Pourquoi ?

– Tu le verras en me suivant.

Armand piétina :

– C’est à mourir, cette existence-là.Jamais une réponse précise. C’est le mystère à double, à tripledétente.

– Enfin, es-tu de l’expédition ?

– Il le faut bien, puisque c’est le seulmoyen d’apprendre quelque chose.

À ce moment même, le bateau n° 2stoppait. À sa grande surprise, le Parisien fut conduit par soncousin dans la salle des scaphandres.

– Est-ce que nous allons revêtir cesappareils ?

– Oui, répliqua laconiquement Robert.

– Pourquoi ?

– Tu le verras.

Force fut au bouillant Français de secontenter de cette promesse vague. Docilement il se laissa vêtirpar un matelot, et au bout de quelques instants, il sortait dunavire par quinze mètres de fond et marchait d’un bon pas à côté dufiancé de Lotia.

Le sol était uni, sans une ride. Un sable fin,de couleur grisâtre, résidu de rochers pulvérisés par la vague,formait un tapis moelleux.

Une pente douce ramenait peu à peu lespromeneurs vers la surface de la mer. Soudain, Robert s’arrêta,accrocha son conducteur téléphonique à la carapace de son cousin etprononça ces paroles :

– Nous ne sommes plus qu’à trois mètresde profondeur. Au moyen du tube optique, tu vas voir les bains deTantalam.

– Du tube optique ?

– Oui. De même que dans mon navire, enmarchant à quatre mètres sous l’eau, je pourrais en dressant untube optique, considérer la surface aussi nettement que si je m’ytrouvais, je jouis ici de cette faculté.

Tout en parlant, il prenait un tube attaché àsa ceinture et formé de plusieurs parties s’emboîtant les unes dansles autres. Il les développa, dressa l’appareilperpendiculairement, en appliqua la partie inférieure à l’une desouvertures vitrées de son casque, et après une seconde :

– Parfait ! les moricauds grouillentlà-bas. Notre visite fera sensation.

À son tour, Armand regarda.

La plage de Tantalam offrait l’aspect le plusanimé. Autour du hangar sacré, sur les gradins, dans l’eau même sepressaient des indigènes aux vêtements blancs. Sur le sable fauve,ces draperies semblaient des taches de neige.

Mais il ne fallait pas s’arrêter longtemps,Robert se remettait en marche, et le journaliste dut le suivre.

Ils se rapprochaient peu à peu des baigneurs,et la profondeur de l’eau diminuant, les calottes sphériques desscaphandres dépassèrent la surface unie de la mer.

Tout d’abord, on ne les aperçut pas. Pourtantl’un des Malaccais distingua quelque chose d’anormal et ses gestesavertirent les cousins qu’ils étaient découverts.

La nouvelle se propagea avec rapidité. Tousles fidèles tournèrent leurs regards vers ces objets arrondisglissant sur l’eau. Évidemment, ils étaient fortement intrigués, etpour tout dire, quelque peu troublés par la vue de ces chosesinconnues qui venaient à eux.

Bientôt un mouvement de retraite se dessina.Les baigneurs les plus avancés se replièrent vers le rivage. Lessphères de métal continuèrent leur marche, elles atteignirent lepoint où se trouvaient un instant plus tôt les indigènes.

Avec une épouvante croissante, ceux-ci virentémerger de l’océan des êtres étranges, ressemblant à des sacs decuir supportant une boule sur laquelle le soleil piquait deséclairs.

Un cri monta jusqu’au ciel :

– Boudha ! Boudha !

Pour tous ces gens, à la cervelle farcie deslégendes merveilleuses du boudhisme et du brahmanisme, desdivinités de la mer se manifestaient pour sanctifier les bainssacrés de Tantalam.

Des hurlements, des oraisons glapies à toutevoix se croisèrent dans l’air. La foule refluait vers le rivage,reculant devant les « génies ».

Sans obstacle, les scaphandriers parvinrentaux gradins. Robert piqua sur l’un d’eux, au moyen d’un couteau,une carte du Corsaire Triplex, puis saisissant la lance électrique,dont il était armé comme dans toute excursion sous-marine, ill’éleva lentement vers la toiture.

Un déchirement strident vibra dans l’espace,un éclair éblouissant jaillit. La foule se prosterna, le nez dansla poussière. Quand après un quart d’heure, les plus audacieuxlevèrent les yeux, les génies avaient disparu ; mais plusieursplanches de la toiture brûlées, la carte fichée sur un gradinrestaient, traces palpables de leur passage.

Le soir même, les autorités anglaises deSingapoor étaient avisées par un câblegramme de l’étrangeévénement. Et tandis que gouverneur, résidents, greffiers, troupebourdonnante, s’agitaient, télégraphiaient à Londres, le sous-marinn° 2 marchait à grande vitesse sur Bornéo.

Dans le salon, Armand racontait gaiement sapromenade et se déclarait infiniment flatté d’avoir passé pour unmessager de Brahma.

À l’Amirauté anglaise, on s’affola. Commetoujours, trois dépêches étaient arrivées presque à la même heure,signalant la présence du Corsaire Triplex à Tantalam, au fond dugolfe de Petchili et à Honolulu, capitale des îles Hawaï. Unconseil extraordinaire fut tenu, dont le Times, leTelegraph, le Morning-News et les autres journauxanglais rendirent compte le lendemain matin.

Ces organes de la presse concluaientainsi :

« La volonté manifeste du CorsaireTriplex est de forcer l’attention sans causer de préjudice àl’Angleterre. Rien ne s’oppose dès lors à ce que satisfaction soitdonnée à l’énigmatique personnage. Aussi des ordres sont-ilsenvoyés à l’escadre du Pacifique, afin qu’elle rallie l’Île d’Or(archipel de Cook) où le célèbre Corsaire lui a fixé unrendez-vous. D’ici peu, nous serons en mesure d’éclaircir lemystère dont l’opinion publique s’est justement émue. À la date dece jour, nous envoyons un correspondant spécial dans le Pacifique,afin d’être les premiers à même de renseigner complètement noslecteurs. »

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