Corsaire Triplex

Chapitre 9TRIPLEX CAPTURE LA FLOTTE ANGLAISE

Il faut renoncer à peindre la colère quisecoua tous les passagers lorsqu’ils connurent la conduitecriminelle de Niari.

James Pack dut s’interposer, pour empêcher seshôtes de punir l’Égyptien par une application sommaire de la loi deLynch. S’il sauva la vie du coupable qui, il est juste de le dire,demeura aussi paisible devant les menaces que si on lui avait jouéun air de petite flûte, s’il lui sauva la vie, ce fut en promettantqu’il serait prisonnier dans les cavernes jusqu’à l’heure où ilconsentirait à faciliter le mariage de Robert avec Lotia.

Bien que personne n’espérât un tel revirementdans les idées de Niari, on consentit et l’affaire futdéfinitivement réglée.

Comme on le pense bien, il ne fut plusquestion les jours suivants d’excursions sous-marines. Les hôtes deJames Pack ne se sentaient pas de force à affronter de nouveau desangoisses semblables à celles qu’ils venaient de subir.

Ils se bornèrent donc à occuper leur oisivetéen gagnant le plateau supérieur de l’île et en parcourant le parc.Lotia se renferma comme auparavant dans sa demeure, et aucuneprière ne la décida à partager les distractions de sescompagnons.

Hope, lui, suivait volontiers Robert dans sescourses sur les flancs accidentés de l’île, et une amitié solide secimenta ainsi entre le Français et l’orang-outang.

Quant à Armand, il avait mis la main sur unmystère nouveau, aussi insoluble que les précédents, et il necessait d’enrager.

– Quel est le propriétaire de la villaconstruite sur le plateau ? avait-il demandé un jour auCorsaire.

– C’est un gentleman.

– Je n’en doute pas, mais oùest-il ? Quoique fort bien entretenue, la maison sembleinhabitée.

– Elle l’est pour l’instant.

– Enfin, le verra-t-on ce propriétaire,dont nous parcourons le sous-sol et le jardin avec unedésinvolture…

– Dont il vous saura gré.

– Quand ?

– Dans quelques jours. Il prendrapossession de sa demeure à l’arrivée de la flotte anglaise.

La conversation avait duré une heure, sans queTriplex consentît à s’expliquer suffisamment pour satisfaire lacuriosité de son interlocuteur.

On juge de l’agacement du journaliste. Il estcertain que si Dante Alighieri revenait sur la terre, il ajouteraitun huitième cercle à son Enfer, le cercle du Mystère, où lesInterviewers qui, durant leur vie terrestre n’auraient pas étésages, souffriraient, pendant l’éternité, les cuisantes douleurs dela curiosité inassouvie.

Armand oubliait tout : la tristesse deLotia, le désespoir de Robert. Il passait ses journées sur leplateau supérieur de l’Île d’Or, fouillant de sa lunette le cercledésert de l’horizon.

Il guettait la flotte anglaise avec uneimpatience fébrile, puisque son arrivée devait lui permettre deconnaître enfin le nom du propriétaire de la villa.

Entre temps, il avait bien cherché à releverun indice ; mais les précautions étaient bien prises. De lacave communiquant avec les cavernes, une succession de couloirsconduisait au vestibule qui s’ouvrait sur le parc. Sur ce parcours,pas un meuble, pas un tableau qui pût servir de point de départ àune supposition. Avec cela les portes des appartements étanthermétiquement fermées, Lavarède se livrait vainement à milleconjectures sur l’ameublement de la villa. Pour s’en faire uneidée, il eût dû procéder par effraction. Nous devons reconnaîtrequ’en dépit de son désir aigu de savoir, il ne songea même pas àemployer ce moyen de cambrioleur.

Un instant il crut tenir le mot de l’énigme.C’était un matin où, plus impatient encore qu’à l’ordinaire, ilavait quitté les cavernes dès l’aube. Dans le parc, il erraitnerveux, agité, quand ses yeux se portèrent machinalement sur unecorbeille disposée à l’angle d’une pelouse.

Des plantes grasses, qui en Europe végètentpéniblement dans les serres, la formaient, décrivant des arabesquesornementales. Le journaliste poussa un cri de triomphe. Au centremême de la corbeille, cerné par un cercle de fleurettes rouges, sedessinait un chiffre, et ce chiffre formait les lettresJ. P.

– J. P., s’écria-t-il.Parbleu ! J’ai trouvé le mot de la charade ! J. P.,James Pack. Ma foi, je cours lui faire part de ma découverte.

Ravi, enchanté par avance de la surprise qu’ilpensait causer au Corsaire, Armand regagna la maison, descendit àla cave, et par les escaliers tortueux taillés dans le roc parvintaux cavernes.

Bientôt il accostait James qui se promenaitsur la plage.

– Bonjour, lui dit-il gaiement. J’ai desremerciements à vous adresser.

– À moi ? répliqua le bossu avecflegme.

– À vous-même.

– Et à propos de quoi ?

– À propos du silence que vous avez gardétouchant le propriétaire de la maison du plateau.

Le Corsaire sourit légèrement.

– Vous ne m’en voulez pas d’unediscrétion nécessaire ?

– Loin de là, car elle m’a permis dedécouvrir moi-même son nom… ce qui me flatte beaucoup plus.

À la grande surprise de Lavarède, qui avaitescompté l’effet de cette phrase, Pack ne sourcilla pas :

– Vraiment ? fit-il du ton le plusindifférent. Contez-moi cela.

– Voilà, reprit le journaliste avec unenuance de dépit. Une corbeille du parc m’a enseigné sesinitiales.

– Qui sont ?

– J. P.

Toujours impassible, James demanda :

– Et vous en concluez ?

– Que le propriétaire et sir James Pack,J. P., sont une seule et même personne.

Ce disant, le journaliste s’était posé d’unefaçon avantageuse ; mais son triomphe fut de courte durée. LeCorsaire éclata de rire :

– Je ne m’étonne plus si les interviewssont parfois si fantaisistes, dit-il enfin. J. P., d’après vous nepeuvent signifier que James Pack. Permettez-moi de vousdétromper ? Ces lettres conviennent à bien d’autreschoses.

Et comme le Parisien, totalement démonté,gardait le silence, James poursuivit :

– Ayez donc un peu de patience. J’aipitié de votre curiosité. Dès l’arrivée des navires anglais, vosamis seront consignés dans les cavernes. Vous seul serez admis dansla villa du plateau. Vous y serez présenté à sir J. P., qui ne meressemble en rien et vous assisterez à tout ce qui se passera. Quepensez-vous de cet arrangement ?

– Il est parfait. Seulement un mot. Cemonsieur J. P. est votre allié, votre ami ?

– Vous le verrez ; encore une foisne m’interrogez pas.

Et pirouettant sur les talons, avec un rired’homme qui s’amuse énormément, le Corsaire s’éloigna, laissant soninterlocuteur fort penaud.

Décidément l’épreuve était rude. Être devantun mur derrière lequel il se passe quelque chose, et ne pas pouvoirsavoir ce qu’est cette chose. Ah ! reporters, frères deLavarède, vos cheveux se hérissent sûrement à la pensée d’unepareille situation !

Le journaliste en devint positivementenragé.

Tout le jour, il parcourut l’île, une lunetteà la main, interrogeant la surface déserte de l’Océan. Ilbougonnait :

– Maudite escadre. Elle ne viendra doncpas ? Si cela dure encore un peu, j’en ferai une maladie.

Il était dans l’état d’esprit de cesserviteurs dévoués qui, voulant espionner leurs maîtres par le troud’une serrure, s’aperçoivent que la clef laissée à l’intérieurbouche l’ouverture. Tous ceux qui ont au cœur assez d’humanité pourvouloir s’occuper des affaires de leurs voisins, alors mêmequ’elles ne les regardent pas du tout, comprendront la torture duParisien, bien qu’ils n’aient pas les mêmes raisons de curiositéprofessionnelle.

Il eut beau explorer l’Océan, aucun navire neparut. La nuit vint. Force fut à Lavarède de revenir aux cavernes.Il fut sombre, préoccupé toute la soirée, se coucha tôt et dormitmal.

Encore son sommeil fut-il troublé par un rêvepénible. Il se voyait au centre d’une vaste salle. Des portesnombreuses étaient percées dans les murs. Fermées au moyen debarres de fer, de cadenas, de verrous, de serrures revolvers,chacune était agrémentée d’une pancarte, sur laquelle onlisait : Mystère n° 1. Mystère n° 2. Mystèren° 3. Et ainsi de suite. Quand le journaliste s’approchait del’une de ces portes, la pancarte disparaissait, remplacée par lafigure railleuse de James Pack. C’était intolérable.

De guerre lasse, Armand se leva, s’habillasans bruit, sortit. Tout dormait dans les cavernes. Aucun son netroublait le silence du souterrain. Se hâtant sans savoir pourquoi,le Français gravit l’interminable escalier de granit qui accédaitaux caves de la villa. Essoufflé il atteignit le vestibule, enpoussa la porte et se trouva dans le parc.

La nuit régnait encore, mais déjà les étoilespâlissaient au ciel, et une bande blanche paraissant à l’horizonoriental annonçait l’approche du jour.

Une tiédeur parfumée emplissait l’air,apaisante et douce. Des oiseaux préludaient par des cris timidesaux brillantes vocalises dont ils salueraient bientôt le lever dusoleil ; de l’herbe montaient des grésillements, comme si lesplantes, sortant de l’engourdissement du sommeil, s’étiraient en seréveillant sous la caresse incertaine du jour tout proche. Puis unbourdonnement vibra, les insectes aussi se réveillaient, et soudainun rayon, ainsi qu’une flèche d’or, jaillit de l’horizon. À cesignal du soleil, ce grand chef d’orchestre de la nature, leconcert de la vie commença. Chants d’oiseaux, craquements desbranches, fanfares des moucherons entonnèrent l’hymne matinal àl’Astre-Roi, œil de flamme dont l’infini réchauffe l’humble planètesur laquelle rampe l’humanité. Calmé par la douceur pénétrante dece radieux crépuscule, Armand s’était arrêté à l’extrémité du parc,sur une plate-forme rocheuse qui dominait la falaise. Il rêvait etson âme de poète vibrait à l’unisson des choses environnantes.

Soudain il tressaillit, se pencha en avant,regardant au loin. Puis il se redressa, se frotta les yeux et denouveau lança un regard perçant vers le Nord.

Une longue minute, il resta ainsi. Après quoiil leva les bras d’un air joyeux, esquissa un pas de danse et avecune satisfaction évidente :

– Je ne me trompe pas. Là bas, sur lamer, ce sont des fumées. Ce sont les navires… une flotte… c’estl’escadre anglaise. Je vais prévenir Pack. Non… attendons encore,il faut être sûr. Dans ma précipitation, j’ai oublié ma lunette…attendons.

Pendant près d’une demi-heure, il observa. Ledoute n’était plus possible. Des steamers s’avançaient vers l’Îled’Or. Armand en compta quinze. Certain de son fait, il revint encourant à toutes jambes vers la villa, dégringola à la cave et seprécipita dans l’escalier tournant des cavernes.

Mais à mi-chemin, il dut s’arrêter pourlaisser passer un groupe de matelots qui montaient, chargés depaquets.

Il se colla le long de la paroi rocheuse, et,le chemin dégagé, il continua sa descente.

En atteignant le sol de la caverne, ilremarqua deux marins placés en sentinelle auprès des premièresmarches de l’escalier.

– Où est le capitaine Triplex ? leurdemanda-t-il.

– Il est en mer, répondit l’un deshommes ; il est allé reconnaître l’escadre anglaise qui a étésignalée hier soir.

– Hier soir ? répéta le journalistestupéfait.

– Oui, notre consigne est de ne laisserpersonne sortir des cavernes, sauf vous.

– Ah !

Le Corsaire tenait donc la parole donnée laveille. Lavarède s’empressa d’aller avertir ses amis, et ce soinpris, il s’esquiva, après avoir promis de tenir ses compagnons aucourant des incidents qui se produiraient.

Robert voulut l’accompagner, mais lesfactionnaires, excipant de leur consigne, l’arrêtèrent au pied del’escalier, et il dut à son grand regret, demeurer dans la grotte,tandis que son cousin disparaissait.

Celui-ci se trouva bientôt dans lesdépendances de la villa. Comme il arrivait dans le vestibule ets’apprêtait à retourner à son observatoire, une porte s’ouvrit etun majordome correctement vêtu de noir l’interpella :

– N’est-ce point sir Armand Lavarède quej’ai l’honneur de voir ?

– Si parfaitement, répliqua lejournaliste étonné par cette brusque apparition.

– Fort bien. En ce cas je dois vous prierde vouloir bien entrer au salon. Mon maître va vous y rejoindre, ildésire vivement faire votre connaissance.

Le cœur du Parisien battit.

– Votre maître ? Il est doncarrivé ?

– Oui, Monsieur.

– Alors vous pouvez me dire sonnom ?

Mais le majordome secoua la tête :

– Entrez au salon, Sir. Mon maître seprésente lui-même et ne permet à personne de se charger de cesoin.

Un geste de dépit échappa à Lavarède, mais ilse maîtrisa aussitôt. Après tout, dans un instant il se trouveraiten présence du personnage qui l’intriguait ; ce n’était pas lapeine de montrer de l’impatience. Il pénétra donc dans lesalon.

Là, dès le premier pas, il s’arrêtaébloui.

Le luxe du plus milliardaire des humains nesaurait donner une idée de la vaste salle qu’il avait sous lesyeux.

Ménagée dans toute la hauteur de la maison,longue de quinze mètres, large de douze, cette pièce offrait unaspect féerique. Des chefs-d’œuvre de la peinture, de la statuaire,de la céramique couvraient les murs, se dressaient sur despiédestaux. Des vases énormes, chinois, japonais, aztèques,laissaient jaillir des palmiers dont le feuillage retombant formaitun dais d’émeraude ; des meubles empruntés à toutes lescivilisations : chaires assyriennes, tabourets égyptiens,tables kmers, consoles renaissance se confondaient dans unharmonieux ensemble.

C’était un musée, mais un musée vivant ;un musée ayant une âme. C’était une vision des Mille et unenuits réalisée par un homme. C’était la transformation enidéal du métal-roi, dont les filons formaient les assises de l’Îled’Or.

Et comme Lavarède, le cœur battant, regardait,une porte glissa sur ses gonds, livrant passage au maître de cesincommensurables richesses.

Armand jeta sur lui des yeux avides. Lenouveau venu lui était inconnu. Un peu plus grand que James Pack,admirablement pris, ce personnage avait une épaisse chevelurebrune. La barbe fine et soyeuse encadrait le bas du visage, faisantressortir la matité du teint. Il avait la tête vigoureuse du lionet une élégance impeccable. Et sans doute la nature avait vouluréunir en lui les expressions les plus diverses, car son visageétait éclairé par deux yeux doux, spirituels et caressants.

Avec une aisance parfaite, il s’inclina devantle journaliste, et d’une voix bien timbrée :

– Sir Armand Lavarède, jepense ?

L’époux d’Aurett salua à son tour :

– Lui-même, gentleman.

– Enchanté de faire votre connaissance.Permettez moi de vous présenter votre hôte.

Lavarède tendit les oreilles. Il allait enfinconnaître le nom que figuraient les initiales J. P.

– Sir Joë Pritchell, continua soninterlocuteur, vous souhaite la bienvenue.

Puis, sans laisser au Parisien le loisir deréfléchir à ce nom qu’il pensait n’avoir jamais entendu, sir JoëPritchell continua :

– J’ai reçu ce matin des instructionsd’un de nos amis communs.

– Quel ami ?

– Le Corsaire Triplex.

Armand s’attendait à cette réponse ;pourtant il tressaillit, et vivement :

– Vous savez qui il est ?

– Sans doute ; il est mon ami leplus dévoué, et je le prouve en exécutant fidèlement sesordres.

– Mais sa véritable qualité, lasavez-vous ?

– Peut-être. Laissez-moi seulement vousprévenir que vous vous engagez dans un genre de questionsauxquelles il m’est interdit de répondre.

Cette fois, Lavarède étendit les bras avecdésespoir en murmurant :

– Toujours des mystères…

– Qui bientôt s’éclairciront ;prenez sur vous d’avoir un peu de patience, et veuillezécouter.

D’un geste, le journaliste indiqua qu’ilconcentrait toute son attention.

– Le Capitaine Triplex, continua sir Joë,m’informe que vous êtes curieux, mais qu’il a en vous touteconfiance ; il désire que vous ne me quittiez pas d’unesemelle, et pour commencer, que vous assistiez à l’entrevue que jevais avoir avec lord Strawberry, commandant en chef de l’escadreanglaise du Pacifique.

– Une entrevue ? pourquoi ?comment ?

– Vous le verrez. À quoi bon répéter deuxfois les mêmes choses ? Le temps presse d’ailleurs. En cemoment, les navires s’engagent dans la passe Triplex, se dirigeantvers la baie Silly-Maudlin. Si vous le voulez bien, c’est là quenous allons rejoindre l’escadre.

Sans attendre une réponse, M. Pritchellappuya sur le bouton d’un timbre électrique. Au bruit, deux laquaisparurent.

– Tout est prêt ? demanda le nouveaucompagnon d’Armand.

– Tout, oui, Sir.

– Alors, en route.

Et se tournant gracieusement vers leFrançais :

– Venez, Monsieur. Le mystère qui voustracasse va peu à peu s’éclaircir sous vos yeux.

Ma foi, Lavarède ne résista pas. Aux côtés dePritchell, que suivaient les domestiques, il sortit de la villa,gagna l’extrémité du plateau, et par des éboulis de roches, ilarriva bientôt au bord de la mer.

Le propriétaire de la villa avait dit vrai.Les vaisseaux anglais étaient rangés en ligne dans la baie.

Soudain un nuage de fumée jaillit de l’und’eux ; un coup de canon vibra dans l’air, répercuté par leséchos des falaises, et le pavillon britannique flotta aux mâts desbâtiments.

– Ils annoncent leur arrivée aurendez-vous, murmura Pritchell ; c’est à nous de répondre.

Prenant un revolver, il tira en l’air.Aussitôt l’un des laquais déroula un paquet long qu’il portait eten sortit un drapeau blanc dont il piqua la hampe dans lesable.

– Le drapeau des parlementaires, s’écriaLavarède.

Mais il se tut soudain. Des hauteurs de l’île,un bruit sourd, formidable avait retenti.

– C’est un canon ? reprit leParisien.

– Oui, expliqua paisiblement Pritchell.C’est le salut au pavillon anglais.

Il finissait à peine, qu’une secondedétonation gronda, puis de minute en minute, d’autressuccédèrent.

L’artillerie de l’escadre répondit à ce salutet vingt et un coups de canon furent échangés.

Armand était médusé. Dans ses promenades à lasurface de l’île, il n’avait pas aperçu la moindre bouche à feu. Oùdiable Triplex avait-il dissimulé les batteries qui tonnaient en cemoment ?

Le jeune homme se tourna vers sir Joë pourl’interroger ; mais celui-ci appuya un doigt sur ses lèvres,puis désigna une chaloupe, montée par quatre matelots, qui doublaitune pointe de rochers voisine.

– Nous allons nous rendre à bord duvaisseau qui porte le pavillon amiral.

Tout étourdi, Lavarède se tut. Machinalementil s’embarqua avec ses compagnons. Aussitôt les avirons frappèrentl’eau et l’embarcation se dirigea vers le navire.

C’était un de ces cuirassés à tourelles, quiressemblent moins à un bâtiment qu’à un château fort du moyen âge.L’énorme engin de guerre dessinait sur le ciel sa silhouettebizarre, ses tourelles blindées, entre les plaques d’acier chromédesquelles s’allongeait la gueule menaçante de pièces de groscalibre.

Malgré lui, le journaliste frissonna ensongeant que cette masse de fer, cette forteresse flottante seraitdétruite en un instant, sans pouvoir même se défendre, s’ilplaisait à James Pack d’envoyer contre elle un de ses sous-marins.Et se souvenant que les bateaux du Corsaire étaient dus àl’invention du Français Goubet, il eut un mouvement d’orgueilnational qui se fondit bientôt en tristesse.

Pourquoi la France n’avait-elle pas accueillil’inventeur de génie, qui lui apportait le moyen d’annihiler lapuissance maritime de l’Angleterre ? Avec l’argent dépensépour la construction de quatre cuirassés, elle aurait pucréer une flotte de deux cents torpilleurs sous-marins,qui, répartis sur nos côtes et dans nos colonies, eussent réduit ànéant les flottes les mieux outillées[6].

Cependant la chaloupe accostait le vaisseauamiral. Joë et Armand furent reçus à la coupée par un officier, quiles conduisit sans mot dire à lord Strawberry. Celui-ci, grand,distingué, attendait au milieu de son état-major.

Il répondit courtoisement au salut desvisiteurs et, regardant sir Pritchell bien en face :

– C’est vous, Sir, qui avez donnérendez-vous à l’escadre du Pacifique ?

– Non, non, Milord.

– Comment non ?

– Je suis sir Joë Pritchell, propriétairede l’Île d’Or, et je viens simplement remplir une mission que m’aconfiée par lettre le Corsaire Triplex, dont la personne ne m’a pasété présentée.

Malgré son flegme, l’amiral ne put cacher sonétonnement :

– Vous n’avez jamais vu leCorsaire ?

– Jamais lui et moi ne nous sommestrouvés en face l’un de l’autre.

– Pourtant vous avez permisl’installation dans votre propriété des batteries qui nous ontsalués à notre arrivée ?

– La permission ne m’a pas étédemandée.

– On les a donc dressées malgrévous ?

– Non, Milord, pas malgré moi, mais sansmoi.

– Que voulez-vous dire ?

– Que ce matin encore, rien ne trahissaitl’existence de canons sur mon domaine, et que le salut fait àl’escadre anglaise devait me surprendre plus que personne.

L’amiral serra les lèvres d’un airmécontent :

– Prétendez-vous soutenir que vous nesaviez rien ? Cela est invraisemblable.

– D’autant plus incroyable, appuyatranquillement Pritchell, que j’ai bon pied, bon œil et que jeparcours sans cesse la propriété que je mets en valeur. Cependant,je vous affirme que rien n’était visible. Après notre entretiend’ailleurs, s’il vous plaît de descendre à terre, je serai heureuxde vous faire les honneurs de mon île et de chercher avec vousl’emplacement de l’étrange batterie qui nous occupe.

Il parlait avec un tel accent de sincérité,que lord Strawberry auquel il était impossible de deviner le doublesens de ses réponses fut convaincu. Au surplus, depuis que le nomde Triplex retentissait dans les deux hémisphères, le Corsaireavait accompli des prouesses si inexplicables qu’il eût fallu unedose de présomption peu ordinaire pour affirmer qu’il n’avait paspu tromper la surveillance d’un propriétaire.

– Soit donc, Sir, reprit l’amiral,j’accepte votre invitation. Veuillez passer à l’objet de votremission.

– L’objet est le mot juste, Milord, caril s’agit d’une lettre.

– Une lettre qui vous estparvenue ?

– Oui.

– Pourriez-vous me direcomment ?

– Hélas non, Milord. Ce matin, en meréveillant, je l’ai trouvée sur ma table. Mes domestiquesinterrogés ont tous déclaré ne l’avoir pas eue entre les mains etn’avoir vu aucun étranger.

– Avouez que c’est fantastique !

– Étrange et agaçant, Milord. Cela m’atroublé à ce point que j’ai à peine touché à mon premierdéjeuner.

– Pourtant vous avez obéi aux ordres quecontient cette épître ?

Joë Pritchell se mit à rire :

– À ma place, Milord, auriez-vous risquéde vous brouiller avec ce diable insaisissable que l’on nommeTriplex ?

À cette question l’amiral rougitlégèrement ; mais évitant de répondre, il demanda :

– Enfin, voyons cette lettre.

Le compagnon de Lavarède fouilla dans sa pocheet en retira une enveloppe sur laquelle se lisaient cesmots :

À Sir JOË PRITCHELL

En son domaine

de l’ÎLE D’OR.

L’ouvrant méthodiquement, il en tira un papierplié et lut : « Au reçu de ce mot, sir Joë Pritchell serendra à bord du vaisseau amiral de l’escadre anglaise rassembléedans la baie de Silly-Maudlin.

Et, s’interrompant :

– Ceci est fait. – Puis, reprenant salecture – : « Amené devant lord Strawberry…

– Il savait mon nom ? balbutial’officier.

– Vous le voyez, Milord, mais jecontinue : « Amené devant lord Strawberry, il luidemandera si, conformément a la requête présentée par moi àl’Amirauté, le nommé Toby Allsmine, Directeur de la police duPacifique est à son bord ? »

Joë leva les yeux et, les fixant sur soninterlocuteur :

– Je vous adresse cette question,Milord ? fit-il lentement.

– Et, selon ce que je vous répondrai,vous aurez sans doute des instructions différentes ? ditl’amiral d’un ton rogue.

Sans nul doute, le ton de la lettre luidéplaisait.

Mais sir Pritchell ne parut pas s’apercevoirde sa mauvaise humeur, et ce fut du ton le plus aimable qu’ilreprit :

– Vous avez deviné, Milord. Voici cequ’écrit mon mystérieux correspondant : « Si Allsmine estprésent, veuillez prier lord Strawberry et ses officiers à dîner cesoir. Je me présenterai devant eux et démasquerai le« misérable policier. »

Et, regardant de nouveau l’officier :

– Vous prierai-je à dîner,Milord ?

– Non, car sir Allsmine n’est point avecnous.

Joë s’inclina et reportant les yeux sur lepapier :

– En ce cas, je dois vous demander devouloir bien expédier le plus rapide de vos bâtiments à Sydney. Lecommandant câblera à l’Amirauté, recevra sa réponse et reviendrasans perdre une minute à l’Île d’Or, après avoir embarqué leDirecteur de la police.

Un frémissement contracta les traits del’amiral, un éclair de colère passa dans ses yeux, et, les dentsserrées, il ricana :

– Alors le Corsaire Triplex commande à laflotte britannique. Ce ton inconvenant ne saurait être toléré. Mesnavires vont quitter immédiatement cette rade, rompant ainsi lespourparlers. Pour vous, Sir, regagnez la terre, et si votrecorrespondant vient vous demander des explications, vous lui direzque les officiers de la marine britannique ne reçoivent d’ordre quede la Reine et de l’Amirauté.

Joë sourit. Il se rapprocha du bastingage et,se penchant en dehors, il considéra sa barque immobile le long duflanc du cuirassé. Le laquais porteur du drapeau blanc était deboutà l’arrière.

– Garçon, lui cria le propriétaire,abaissez le drapeau.

– Que faites-vous ? interrogeal’amiral.

– J’obéis au dernier paragraphe de lalettre du Corsaire.

– Qui dit ?

– « En cas de refus, abaisser ledrapeau blanc et regarder vers la passe qui donne accès dans labaie. »

Puis placidement :

– Le drapeau trempe maintenant dans l’eauet je tourne les yeux vers la passe.

Si singulières que fussent ces paroles, lordStrawberry et ses officiers ne purent s’empêcher de porter leursregards vers la passe, dont l’eau limpide traçait un chemin aumilieu des récifs frangés d’écume.

Soudain une exclamation jaillit de toutes lespoitrines. Un phénomène incompréhensible se produisait.

Les rochers s’animèrent, se mirent enmouvement dans tous les sens, et avec une rapidité inconcevable, lapasse disparut, obstruée par des blocs de granit sur lesquels lavague brisait avec violence.

Il y eut un instant de stupeur. Touscomprenaient la portée de ce qui venait de se passer.

La flotte du Pacifique était enferméeprisonnière dans la baie de l’Île d’Or !

Armand se souvint des rails remarqués par luiau fond de l’eau, lorsqu’il était à bord du sous-marin n° 2.Triplex ne l’avait pas trompé, il ouvrait ou fermait la passe àvolonté.

Mais il ne put réfléchir longtemps. Unbouillonnement se produisit à côté de la chaloupe, un sifflementaigu retentit, et un objet pesant tomba sur le pont au milieu dugroupe des officiers.

C’était un œuf de bois semblable à celui quicontenait l’Arlequin d’or, dans cette nuit mouvementée, où lesstationnaires de Sydney avaient poursuivi les Yeux deTriplex.

Pritchell le ramassa, l’ouvrit, en sortit unpapier qu’il tendit à l’amiral, en disant d’un ton légèrementironique :

– Une dépêche pour lordStrawberry !

Ce dernier, interloqué au suprême degré,saisit machinalement la missive. Dans son trouble, il lut à hautevoix :

« À mon grand regret, honorable Lord, jeme vois obligé de couper toute communication entre la haute mer etla baie Silly. En voyant votre escadre prisonnière, alors que tantd’intérêts réclament sa présence en d’autres lieux, vousconsentirez sans doute à expédier un croiseur à Sydney pour ramenerle criminel Allsmine. Devant ce navire, la passe se rouvrira.Certes, je déplore ce qui arrive, mais la justice doit primertoutes choses et j’agis au nom de la justice et du bon droit.

« Corsaire TRIPLEX. »

« P. S. – Que le croiseur désignépar vous marche sans crainte vers la sortie de la baie. Je suivraitous ses mouvements, et il ne rencontrera aucun« obstacle. »

Décrire la stupeur des officiers estimpossible. Lord Strawberry oublia son calme habituel pour selivrer à un accès de colère épouvantable. Puis il fit mettre leschaloupes à la mer, et toutes se dirigèrent vers l’endroit où lapasse existait naguère ; évidemment l’amiral croyait à unesupercherie, à une illusion habilement ménagée.

Mais au retour des embarcations, il ne lui futpas permis de conserver cet espoir. Il n’y avait plus de passage.Là où les bâtiments avaient trouvé quinze mètres d’eau, sedressaient d’énormes blocs de rocher. C’était fou, invraisemblable,mais enfin cela était.

Un conseil eut lieu à bord et l’on dutreconnaître qu’il n’existait aucun moyen de résister aux désirs deTriplex. Le jour même le croiseur Wing fut envoyé versSydney. Ainsi que l’avait promis le Corsaire, la passe s’ouvritdevant sa proue pour se refermer derrière lui.

Il lui fallait au moins un mois pour effectuerle trajet aller et retour, et la flotte étant bloquée pendant cetemps, lord Strawberry, en dépit de son irritation, consentit àaccepter l’hospitalité que lui offrait sir Joë Pritchell.

Il débarqua dans l’Île d’Or, avec bon nombred’hommes. Il se livra à une battue en règle ; mais nulle part,il ne trouva trace des batteries qui avaient salué son arrivée,nulle part il ne découvrit un indice de la présence duCorsaire.

Au bout de huit jours, il renonça à cettevaine recherche. Un vieux lieutenant lui ayant insinué que leCorsaire, selon toute apparence, avait à sa disposition un bateausous-marin, et qu’il pouvait bien se tenir tranquillement au fondde la baie Silly, tandis qu’on le cherchait à terre, ce fut pourl’amiral le signal de nouvelles explorations. Toutes lesembarcations de l’escadre, armées de dragues, sillonnèrent les eauxde la rade. Elles recueillirent ainsi des échantillons de corail,des coquillages aux vives couleurs, des poissons, mais rien quiressemblât à un bateau.

Aussi, malgré la bonne chère que Joë Pritchellfaisait faire aux officiers dans sa merveilleuse villa, malgré lessoins dont il les entourait, l’amiral enrageait à ce point qu’ilfinit par promettre mille livres sterling (25.000 francs) de primeà quiconque, officier, matelot, ou fusilier de marine, découvriraitla retraite de Triplex.

Et ce jour-là, Armand, prisonnier de Joë, carles galeries conduisant aux cavernes avaient été condamnées,remarqua que sir Pritchell était d’une gaieté inaccoutumée. Est-ceque le propriétaire en savait plus qu’il n’en voulaitdire ?

À tout hasard, le Parisien l’interrogea. Dèsles premiers mots, Joë eut un irrésistible accèsd’hilarité :

– Mais oui, je sais. Ce qui m’amuse c’estque lord Strawberry promet une prime aussi forte pour rencontrer lecapitaine près duquel il passe vingt fois par jour.

– Quoi, il se trouve face à face aveclui ?

– Absolument.

– Mais où ? quand ?

– À cela, mon cher hôte, je ne puisrépondre. Suivez l’amiral, peut-être aurez-vous la vue meilleureque lui.

C’est ainsi que Lavarède fut replongé dans lesaffres de la curiosité, et que, de rage, il brisa sa canne enquatre morceaux, ce qui du reste ne rendit pas le Corsaire plusvisible qu’auparavant.

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