Corsaire Triplex

Chapitre 8UNE FILATURE (STYLE POLICIER)

Il fallut dix minutes de frictions, demouvements dits « d’assouplissement » par les professeursde gymnastique pour rendre à sir Toby l’usage de ses membres.

Son intellect avait heureusement repris sonéquilibre un peu plus tôt, de sorte que Lavarède avait pu lui fairecomprendre le procédé simple et pratique grâce auquel il avaitréduit à néant les instantanés des reporters.

Aussi Allsmine lui prouva-t-il son retour à laconscience physique en lui broyant la main, dans une de cesétreintes chaleureuses dont les Anglo-Saxons ont le secret.

Ceci fait, les deux nouveaux amis prirent lechemin de l’hôtel de Paramata-Street. En route, Armand présenta son« Rapport » au chef de la police, lui narra l’odyssée deson cousin Robert, et sollicita de lui la mise en campagne de labrigade des recherches, afin de retrouver le fugitif.

Avec une impudence tranquille, Allsmine promittout ce qu’il voulut, en déclarant toutefois n’avoir jamais entenduparler de Robert, de Thanis ou de Niari.

Bref, ils atteignirent le but de leurpromenade enchantés l’un de l’autre. À la porte de l’hôtel, unesurprise attendait le policier.

James Pack et Silly se trouvaient là au milieud’un groupe d’agents. Une acclamation accueillit l’arrivée duDirecteur pour le Pacifique. Après échange de félicitations, Jamesraconta à son supérieur que, saisi comme lui, il s’était retrouvévers minuit, ligotté à un pilier en face du poste de surveillancede Darling-Harbour. À ses cris le poste était sorti et l’avaitdélivré. Aussitôt libre, lui même avait couru à la maison indiquéecomme la demeure du Corsaire Triplex. Assisté par les agents quicontinuaient gravement à cerner l’immeuble, il avait pénétré àl’intérieur ; mais à sa grande surprise, il avait constaté quele local était vide, dénué de mobilier, abandonné. Il avait fouillépartout, sondé les murs ; car il se rappelait confusémentavoir été emporté par un passage souterrain ; ses recherchesétaient restées vaines.

Quant à Silly qu’il venait de rencontrer,c’était une autre affaire. L’innocent prétendait avoir été enfermédans une chambre où des hommes à figure verte – sans doute despersonnages masqués – lui avaient servi un copieux repas.

Le gamin y avait fait honneur, puis s’étaitendormi. Au jour il s’était éveillé, étendu tout de son long surdes bottes de paille, débris d’emballages, à l’extrémité-est desDocks. Les souvenirs de la nuit se brouillant dans son cerveaufaible, l’enfant n’était pas certain de n’avoir pas rêvé.

Sans que la moindre contraction de ses traitsindiquât le soupçon, sir Toby écouta paisiblement ce récit.

– Bien, dit-il enfin. Tout cela manque declarté, mais la chose essentielle à cette heure est de se reposer.Vous, Monsieur Pack, rendez-vous au bureau pour assurer le service.Je vais dormir deux heures et viendrai ensuite vous relever.

Sur ces mots, il serra la main de Lavarède etpénétra dans l’hôtel avec son secrétaire. Il accompagna ce dernier,jusqu’au seuil du bureau mais une fois seul, au lieu de s’enfermerdans sa chambre ainsi qu’il en avait manifesté l’intention, ilressortit et d’un pas rapide, gagna l’Office Central de laPolice.

Là, il fit mander un agent du nom de Dove,s’entretint longuement avec lui, à voix si basse que soninterlocuteur l’entendait à peine. Enfin il revint à son domicileet verrouillé dans son cabinet de toilette, il se doucha, se tuba,se lotionna longuement avec une préparation aromatique ; puisfrais, dispos, ne portant aucune trace de fatigue, il s’en futremplacer au bureau James Pack qui, au moyen du téléphone, mettaitsur pied toute la police de Sydney pour courir sus au CorsaireTriplex. Resté dans la rue, Armand Lavarède avait considéré Sillyqui regardait de ses yeux vagues les agents se disperser. Le douxvisage de l’enfant, son infirmité cérébrale étaient bien faits pourinspirer la pitié. Et puis le journaliste parisien se trouvait danscette disposition d’esprit où l’on désire rendre heureux tous ceuxqui se montrent. Il ne doutait plus du succès de son entreprise.Arrivé la veille à Sydney, il avait pu rendre un réel service aupuissant fonctionnaire dont le concours lui était indispensablepour rejoindre son cousin. Aussi appuya-t-il amicalement la mainsur l’épaule de l’innocent en disant :

– Silly, puisque c’est ainsi que l’on tenomme, te souviens-tu d’avoir accompagné des voyageurs auCentennial-Park-Hôtel ?

– Silly accompagne souvent les voyageurs,répondit évasivement le gamin.

– Je n’en doute pas. Mais cherche dans tamémoire, hier ?

Silly parut réfléchir :

– Ah oui ! hier. Deuxjeunes dames bien jolies et un gentleman qui m’a donné un shilling(1 fr. 25).

– C’est cela.

– Eh bien ?

– Ce gentleman c’est moi.

– Vous l’êtes peut-être…

– Et je viens d’apprendre que tu as biendîné cette nuit. Te plairait-il de bien déjeuner cematin ?

Un sourire illumina la figure dupetit :

– Bien déjeuner après avoir bien dîné,fit-il enfin comme se parlant à lui-même. C’est beaucoup mangerpour un seul jour.

– Tu refuses ?

– Non, mais je trouve cela drôle,tant de repas dans la mêmejournée et pas du tout dans certaines autres. Cela doit être ainsiprobablement.

– Oui, pauvre enfant, s’écria Lavarèdeému par cette naïve résignation. Il faut croire que cela doit être,sans cela, ce serait trop décourageant. Viens donc avec moi.

Et prenant par la main Silly, qui n’opposaaucune résistance, le Parisien l’entraîna vers l’hôtel où il étaitdescendu.

Dans l’appartement mis à sa disposition,Aurett et Lotia l’attendaient déjà malgré l’heure matinale. Avecjoie, elles apprirent l’heureuse rencontre d’Armand avec leDirecteur pour le Pacifique, elles s’apitoyèrent sur le sort deSilly.

Aurett même, dans un élan généreux, parla deprendre l’innocent à son service. Une fois revenue en Europe, ellel’installerait dans une propriété, le chargerait de fonctions enrapport avec sa faiblesse d’esprit, et il vivrait paisible, àl’abri du besoin.

Mais le gamin, à qui elle s’efforçait de fairecomprendre la portée de sa proposition, refusa doucement :

– Vous êtes bonne, comme la dame là-bas,cependant Silly ne doit pas accepter. Il vit libre comme leskangourous du désert. Il ne saurait s’habituer à vivre dans unemaison : mais il se souviendra de vous. Il y a des choses pourlesquelles Silly a de la mémoire.

Devant l’obstination vagabonde de l’enfant, iln’y avait pas à insister. On le laissa vaguer par les chambres,tandis que l’on discutait les chances de revoir Robert.

Vers dix heures, le petit qui venaitd’absorber un excellent thé, agrémenté de sandwiches, d’œufs à lacoque et de fruits, déclara qu’il devait se rendre sur leport : Crânement il secoua la main du Parisien, effleura deses lèvres les doigts d’Aurett et de Lotia et partit sans que l’onessayât de le retenir.

– C’est un oiselet sauvage, avait ditLotia de sa voix musicale, la cage le tuerait.

Donc, Lavarède et ses compagnes se disposaientà aller visiter la ville, lorsqu’un, incident inattendu modifialeur résolution.

En fouillant dans la poche de son veston pourprendre son porte-cigarettes, Armand rencontra un papier plié enforme de lettre. Il le regarda et avec une exclamation :

– Allons, une nouvelle épître de moncorrespondant mystérieux.

Il présentait en même temps à sa femme lamissive, munie d’une inscription qui ne laissait aucun doute sur sadestination : À Monsieur Armand Lavarède, journalistefrançais.

– L’écriture est de la même main, s’écriaAurett.

– De la même en vérité, appuya Lotia. Ma,foi la première note a donné de trop bons résultats pour que nousfassions fi de la seconde. Lisez, Monsieur Lavarède, lisez, je vousen prie.

La gracieuse Égyptienne avait raison, aussi leParisien s’empressa-t-il d’obéir. Le billet était ainsiconçu :

« Gentleman,

« Vous désirez revoir votre brave cousin,sir Robert Lavarède. Je ne puis vous dire où il est, mais je veuxcalmer l’inquiétude de la jeune dame qui est sa fiancée. Il n’estpoint en danger et travaille utilement à rapprocher le moment où ilsera en mesure de lui offrir son nom enfin reconquis. Vous seriezen mesure de l’aider puissamment. Vous avez été assez heureux pourtirer sir Allsmine d’une aventure ridicule ; il doit avoirl’intention de prouver sa gratitude. Demandez-lui de faire sortirl’Égyptien Niari du cachot où il est enfermé, dans le fort deBroken-Bay. Par cette voie, vous acquerrez un témoin pleind’utilité.

« Votre véritablement

« Corsaire TRIPLEX. »

Les voyageurs se répandirent en interjections,en onomatopées, exprimant leur étonnement. Elle devenaitfantastique cette correspondance mystérieuse avec un inconnu qui,par des moyens secrets, était au courant de toutes leurspensées.

Comment, pourquoi ce personnages’intéressait-il au succès de leurs démarches ? Quel lien lesrattachait à ce Corsaire, dont tout le monde s’entretenait autourd’eux et dont personne n’avait vu le visage ?

Et les points d’interrogation allaient leurtrain, les pourquoise succédaient, sans que le moindreparce que les suivît.

Le premier, Armand recouvra sonsang-froid :

– Mes douces amies, dit-il à sescompagnes. Une chose me paraît évidente. Monsieur Triplex est denos amis, ou du moins il agit comme tel. En me conformant à sonpremier billet, j’ai acquis des droits à la bienveillance duDirecteur de la police pour le Pacifique. Il sera donc logiqued’obéir à sa nouvelle invitation. Êtes-vous de cet avis ?

– C’est-à-dire que je vous ensupplie ! s’écria vivement Lotia dont le teint s’était raniméen apprenant que son fiancé vivait, que son existence n’était pasmenacée.

Puis baissant les yeux, elle ajouta :

– Je vous demande pardon d’avoir parléavant Mistress Aurett, mais vous comprendrez sans doute la penséequi… le sentiment que…

Elle bredouillait, perdant contenance. Aurettvint à son secours et avec son joli sourire.

– Ne vous excusez pas, Lotia. Vous savezbien que je ne saurais avoir une autre idée que vous. Ayantaccompagné mon mari dans son fameux voyage autour du monde, j’aiappris par expérience qu’il faut parcourir de nombreux kilomètrespour épouser un Lavarède. C’est une famille de péripatéticiens.

– Sans la philosophie d’Aristote, serécria plaisamment le journaliste.

– Pardon, avec ; songez au chapitredes jambes.

Et d’une voix grave, avec la mine d’un docteuren chaire – si toutefois un docteur pouvait avoir le teint rose, leminois délicieux de la charmante femme – Aurett conclut :

– Donc, de par Aristote et de par nous,vous êtes invité, Monsieur mon mari, à vous rendre sans retardauprès de M. le chef de la police et à lui présenter larequête dictée par sir Triplex.

Sans perdre une minute, le Parisien pritcongé, dégringola l’escalier d’honneur de l’hôtel et par les ruesde la ville gagna Paramata-Street.

Le suisse, qui gardait la porte de sir Toby,ayant vu le matin même Armand en compagnie de son maître, lereconnut et le laissa entrer sans difficulté, se bornant à annoncersa venue au moyen d’une sonnerie électrique.

Peu après, un domestique introduisait levisiteur dans un petit cabinet voisin du bureau desdactylographistes, où Allsmine travaillait seul.

À l’entrée du Français, le Directeur se levavivement et lui tendit la main :

– Charmé de vous voir, Sir Lavarède,asseyez-vous je vous prie. Je n’espérais point une visite aussirapprochée.

– Je n’aurais pas osé venir voustroubler, répliqua le journaliste, sans une cause sérieuse.

– Et cette cause ?

– Prenez-en connaissance vous-même.

Ce disant, il présentait à son interlocuteurla lettre du Corsaire Triplex.

Toby la lut lentement, sans doute pour sedonner le loisir de rassembler ses esprits, car son adversaire luiportait un coup droit, difficile à parer. Après quoi, avec unefranchise affectée :

– Ma foi, cher Monsieur, j’ai laconfusion de vous avouer que votre correspondant est mieuxrenseigné que moi, si pourtant son affirmation est exacte. Maiscomme je tiens beaucoup à vous être agréable, voici ce que je vouspropose. Demain matin, vers huit heures, venez me prendre. J’auraides chevaux sellés et nous nous rendrons ensemble au fort deBroken-Bay. C’est une simple promenade de 20 kilomètres. Nousverrons les prisonniers et si par hasard ce Niari, auquel vous vousintéressez, est détenu sous un nom supposé à la suite d’un délitpoursuivi par un de mes sous-ordres, je m’engage à le remettreentre vos mains.

L’accent du policier était si vrai, son visagesi bienveillant que Lavarède se laissa prendre à sa feinteamabilité. Il lui adressa les plus vifs remerciements, puis, decrainte d’être indiscret, il allait se retirer après avoir promisau fonctionnaire d’être exact au rendez-vous le lendemain matin,lorsque son interlocuteur l’arrêta :

– À propos, ne soupçonnez-vous personnede vous avoir apporté la lettre qui me vaut la satisfaction devotre visite ?

– Ma foi, non. Je l’ai trouvée dans lapoche de mon veston.

– Vous aviez ce veston cematin ?

– Non, c’est vrai. Je l’ai passé enrentrant avec le petit Silly.

À ce nom, une contraction rapide passa sur levisage de Toby.

– Silly, répéta-t-il.

– Oh ! fit insoucieusement leParisien, l’enfant ne peut être accusé, car il ne songeait pas àvenir à l’hôtel. C’est moi qui, par pitié, l’ai emmené afin de luiassurer un déjeuner substantiel.

– Ce serait donc alors quelqu’unappartenant au personnel de l’établissement ?

– Cela me paraît probable.

– Enfin, peu importe, nous verronsdemain.

Cette dernière phrase était un congé. Lavarèdesortit aussitôt, mais s’il avait eu l’idée de regarder par le troude la serrure, lorsque la porte fut retombée sur lui, il eûtéprouvé un réel étonnement en constatant que l’attitude du policieravait changé du tout au tout.

En proie à un accès de rage folle, lefonctionnaire qui s’était contenu jusque-là, s’abandonnait enfin àses impressions.

Ses yeux lançaient des éclairs sous sessourcils froncés, ses poings crispés martelaient la table, de seslèvres s’échappaient des phrases hachées, brutales,menaçantes :

– Ce Silly… plus de doute… il devait setrouver mêlé à l’affaire. Jouis de ton reste, drôle… Bientôt je tetiendrai, et par toi j’arriverai jusqu’à tes complices. C’est unduel à mort. Qui sont ces gens qui connaissent ma vie ? Voilàce qu’il faut apprendre, car, ceux-là doivent être rendus muets.Mon agent Dove est très adroit… je l’ai chargé de filer Silly.Aujourd’hui, demain peut-être, j’aurai en main le fil de l’intrigueourdie contre moi… et quand je l’aurai, je le suivrai jusqu’aubout.

Soudain il montra le poing à laporte :

– Et ce niais de Français qui croit queje vais lui remettre Niari, que je compromettrai ainsi les intérêtsde l’Angleterre en Égypte. Sot, triple tête debûche ! Demain, il ne faut pas que Niari soit encore àBroken-Bay. Je vais le faire transférer ailleurs.

D’un geste impatient, il appuya sur le boutond’une sonnerie. Presque aussitôt la porte s’ouvrit et livra passageau bossu James Pack.

– Vous ? s’exclama sir Toby avec ungeste de surprise. Je vous croyais au lit ?

Le secrétaire inclina la tête :

– J’étais parti pour me coucher, maisl’idée m’est venue à l’esprit qu’après les événements de la nuitdernière, vous pourriez avoir besoin de moi. Un bain de vapeur, unmassage m’ont reposé autant que dix heures de sommeil, et me voicià votre accointance.

– Vous avez agi sagement, répliqua sirToby en lui serrant la main. J’avais justement le plus grand besoinde vous. Le Triplex a encore fait des siennes, il a aviséM. Lavarède que l’Égyptien Niari est prisonnier au fort deBroken-Bay.

– Pas possible ! s’exclama JamesPack avec un geste de surprise.

– Si, si, la preuve en est queM. Lavarède sort d’ici.

– Vous avez nié ?

– Totalement. J’ai même proposé à cevoyageur de venir demain à Broken-Bay avec moi et de s’assurer parlui-même…

James murmura :

– Je ne comprends pas, – puis se frappantla tête de la main. – Je vous demande pardon, je comprends… Vousallez faire transférer le captif…

– Dans une autre prison, celle deSydney.

Et prenant un papier sur la table :

– Voici l’ordre. Voulez-vous le porter àl’Office Central de la police, afin qu’il soit expédié par courrierau Directeur de Broken-Bay, et que Niari soit écroué la nuitprochaine à la maison centrale de Sydney.

Les paupières de Pack papillotèrent. On eûtdit que le secrétaire était pris d’une formidable envie de rire.Mais cela fut si fugitif que son interlocuteur ne s’en aperçutpas.

– Je pars à l’instant, répondit le bossuen s’inclinant. Sur ces mots, il prit l’ordre et quitta lebureau.

Très exactement, sans s’arrêter en chemin, ilgagna l’Office Central, remit l’ordre au service des Transfertsde prisonniers. Après quoi, les mains dans les poches,sifflotant un air en vogue, il se dirigea vers le poste desurveillance du quai de Darling-Harbour.

Là, il demanda le chef qui, la nuitprécédente, l’avait trouvé attaché à un pilier ; ils’entretint quelques instants avec cet agent, lui indiqua lesrecherches à faire pour découvrir les auteurs de la méchanteplaisanterie, et le service ainsi assuré, il reprit en flâneur lechemin de l’hôtel de la rue Paramata.

Tout à coup il eut un sourire. Sur le quai,peu fréquenté à cette heure, James venait d’apercevoir deuxpromeneurs qui devaient infailliblement le croiser.

L’un était Silly, plus distrait, d’allure plushésitante que jamais. L’autre, qui suivait l’enfant à cinquante pasde distance, paraissait être un ouvrier.

L’innocent allait toujours. Il se rapprocha,reconnut sans doute le bossu, car il vint à lui la maintendue :

– Salut, James Pack ; Silly tesalue.

– Bonjour, petit.

L’ouvrier s’était arrêté devant une annonced’affréteur. Le gamin le regarda du coin de l’œil etdoucement :

– Ce gaillard-là me file.

– Ordre d’Allsmine, sans doute, réponditJames. Ce que jecraignais arrive. Vos lettres auCentennial-Park-Hôtel, les cheveux sous la cagoule… Il a dessoupçons. Silly, il vous faut disparaître pour toujours ce soirmême.

– Je disparaîtrai. Seulement avec cetespion, il m’est impossible de Les prévenir.

– Je les préviendrai pour vous.

– Soyez remercié, James…

L’enfant s’arrêta, poussa un soupir et lesyeux devenus soudainement humides :

– L’absence me sera longue.

– À moi aussi, Silly. Mais j’espère et jeferai en sorte que nos épreuves prennent fin bientôt.

– Bientôt, répéta le gamin riant àtravers ses larmes. Vous espérez donc, James…

– Oui, Silly.

– Et nous ne nous quitteronsplus ?

À cette question, le visage du secrétaireexprima la souffrance, sa voix se fit grave pourrépliquer :

– Cela dépendra de la volonté d’une autrepersonne, à qui, vous et moi devons obéissance.

Mais changeant de ton :

– Au revoir, Silly, espérons. Songez à cesoir, je Lesaurai avertis.

Avec un geste gracieux d’adieu, l’innocentpoursuivit sa route. Aussitôt l’ouvrier toujours planté devantl’affiche, reprit sa marche.

Lorsque ce dernier croisa Pack, il le saluad’une imperceptible inclination de tête.

Le bossu répondit tout aussi discrètement etpassa en murmurant :

– C’est Dove, de la brigade F.Décidément ces policiers ne savent pas se grimer !

Sur cette réflexion, il continua paisiblementson chemin.

Pourtant à l’extrémité du bassin, il s’arrêtaau bord même du « pier » et considéra l’eau trouble avecun air de lassitude.

À trois reprises différentes, il réunit lesmains derrière sa nuque, s’étira, bâilla.

Après quoi, il regagna l’hôtel Allsmine.

La journée se passa en occupations monotonesde police.

Le soir vint.

James Pack se prépara à partir, mais il y mitune lenteur inaccoutumée. Peut-être la fatigue en était-ellecause ? La nuit précédente avait été rude et le corps humain,si vigoureux qu’il soit, a besoin de repos.

Donc d’un air endormi le secrétaire prenaitcongé de sir Toby, lorsqu’un domestique annonça l’agent Dove.Allsmine sourit et, retenant James, donna l’ordre d’introduire levisiteur. Presque aussitôt le policier parut.

– Quoi de nouveau ? demanda leDirecteur.

– L’enfant a loué une barque pour lanuit.

– Une barque ?

– Oui, il a déclaré vouloir pêcher horsdu port, près des rochers de la pointe Jackson.

– Il ne s’est point aperçu que vous lefiliez, Dove ?

– Pour cela, j’en jurerais.

– Et le choix de l’endroit vous a faitpenser… ?

– Qu’il se proposait de communiquer avecses complices.

Sir Toby se frotta les mains, puis frappantamicalement sur l’épaule de Pack :

– Nous ne dormirons pas encore cettenuit, monsieur James. Je vous retiens à dîner. Pour vous, Dove,faites préparer la grande chaloupe de la douane, équipage aucomplet, et à huit heures précises, attendez-nous au pier 23 deFarm-Cove.

– Mais que se passe-t-il donc ?murmura le secrétaire d’un air profondément étonné.

– Vous le verrez, le moment venu. Enattendant, songeons à dîner.

Et tandis que Dove s’en allait, les deuxhommes gagnèrent la salle à manger.

Déjà mistress Joan Allsmine occupait sa placedevant la table.

Elle ne manifesta aucune surprise lorsque sonmari l’informa que James partagerait leur repas. Mais le secrétaireremarqua qu’elle avait les yeux rouges comme si elle avaitpleuré.

Le Directeur fit la même observation et d’unton brutal :

– Quels sont ces yeux, Joan, vousavez encore dépensé des larmes ?

– Je l’ai fait, mon ami ; maisqu’importe, puisque je ne pleure pas en votre présence.

Ceci fut dit d’une voix si douce et simélancolique que Pack se sentit ému.

– Eh ! reprit Toby, il est bien dese souvenir, mais enfin les regrets doivent avoir une fin. Je suissûr que vous vous êtes encore tenue devant le portrait de votredéfunte petite fille Maudlin. Si vous continuez, je ferai enleverce tableau.

Elle secoua la tête :

– Non ce n’est pas cela.

– Quoi alors ?

– Cet enfant que nous avons vu hier…

– Silly ?

– Oui. Il devait revenir. Il m’aurait étéagréable de le revoir. On ne l’a pas empêché au moins ?

Un sourire narquois passa sur la figure de sirToby.

– Ah ! c’est ce gamin qui vousoccupe. Je m’étonne d’une sympathie si soudaine ; mais puisquevous désirez le voir, je vous procurerai ce plaisir. Demain il voussera loisible de le considérer tout à votre aise et il nes’éloignera pas.

Avec une interrogation dans les yeux, elleregarda le policier, cherchant à deviner le sens caché de sesparoles. Mais il ajouta d’un ton bonhomme :

– Vous avez bien entendu ce que je dis.Ne questionnez pas. Je garde le secret. Maintenant, assez larmoyé,tout à la joie ! Puff over !

– Oui, Puff over ! répétaJames avec une intonation étrange. Puff over !

Et s’inclinant devant Joan :

– Pardonnez-moi, Madame, si j’ose éleverla voix, mais autant que M. Allsmine, je pense que les joiessuivent la tristesse.

Elle le regarda étonnée. Bien qu’elle connûtPack depuis longtemps déjà, c’était la première fois qu’il luiadressait la parole en dehors du service. C’était lapremière, fois qu’il prononçait une phrase indiquant qu’ilconnaissait les secrètes pensées de la mère inconsolable de laperte de sa fille Maudlin. Puis elle sourit et doucement :

– Soit donc, puisque vous le voulez,Puff over !

Sir Toby parut enchanté de cette concession.Le repas s’acheva sans encombre ; après quoi, les deux hommesprirent congé de lady Allsmine.

Enveloppés dans des cabans de mer, ilsquittèrent l’hôtel et gagnèrent les quais de Farm-Cove.

À l’escalier du « pier » numéroté23, il s’arrêtèrent et se penchant au-dessus de l’eau, ilsregardèrent.

La silhouette sombre d’une barque leurapparut. Presque aussitôt une voix monta jusqu’à eux :

– Est-ce vous, Votre Honneur ?

– Dove est à son poste, murmura lepolicier, – puis plus haut : – C’est moi, Dove. Tout estparé ?

– Oui, Votre Honneur.

– Alors embarquons.

Descendant les degrés raides, le Directeur etson secrétaire, sautèrent dans la barque et s’assirent àl’arrière.

Six hommes étaient aux avirons, maiséquipement singulier, chacun portait une carabine.

Ces armes furent déposées sous les bancs. Lesrameurs attendaient.

Alors Dove, installé près de son chef, portala main à son chapeau :

– Quels sont les ordres de VotreHonneur ?

– Suivre les quais, puis la côte, defaçon à rester dans la zone d’ombre. Il fait une lune trop clairepour agir autrement.

– Bien, Votre Honneur. Du reste à lapointe Jackson, je sais une série de petites criques d’où l’onpourra surveiller celui que nous filons, sans qu’il se doute denotre présence.

– En route donc ?

– Nage, commanda Dove.

Et le canot, enlevé par ses avirons, glissa àla surface de l’eau, laissant à l’arrière un sillage argenté.

Sir Toby avait dit vrai. Le ciel était pur etla lune en son plein faisait ruisseler sa lumière blanche sur laterre.

Suivant une ligne oblique, la barque atteignitla zone étroite d’ombre projetée par les quais. Évoluant entre lesembarcations amarrées, elle filait ainsi qu’un bateau fantôme.Personne ne parlait. Le bruit des rames frappant l’onde s’entendaitseul.

Bientôt on fut dans le chenal d’entrée, on lefranchit. On était sorti du port. L’esquif flottait maintenant,mollement soulevé par la houle paresseuse de la rade en eauprofonde.

Au Nord se profilait la ligne sinueuse de lacôte terminée brusquement, deux milles plus loin, par la masserocheuse de la pointe Jackson. Il y avait à traverser là uneétendue éclairée, mais cela n’inquiéta pas Allsmine. Silly devaitpêcher en dehors de la pointe, et puisque son bateau n’était pasvisible, il était certain qu’il ne pouvait apercevoir ceux quivenaient surveiller ses actions.

En un quart d’heure, le canot se trouva dansl’ombre du rivage, et prolongeant la terre, il se dirigea versl’extrémité du promontoire.

À mesure que l’on approchait du but, lesrameurs, auxquels Dove transmettait à voix basse lesrecommandations de son chef, ralentissaient leurs mouvements. Avecprécaution, ils plongeaient leurs avirons dans l’eau.

À un moment ils cessèrent de ramer.Méthodiquement ils entourèrent les palettes de linges ; cettedisposition, qui diminue dans des proportions notables leclapotement, fut approuvée par le Directeur, et de nouveau lachaloupe sillonna silencieusement la surface de la mer.

Ainsi que l’avait annoncé Dove, le littorals’élevait à présent en falaises de moyenne hauteur.

Battu incessamment par les longues lames duPacifique, le rocher était déchiré, éventré, formant une suite depetits caps et de baies minuscules. Un homme penché à l’avantreconnaissait la route, car il ne fallait pas donner contre unrocher à fleur d’eau.

On avançait toujours ; la barqueatteignait la pointe extrême. Soudain, d’un seul mouvement, lesavirons se levèrent :

– Qu’y a-t-il ? interrogea Toby.

Un matelot répondit :

– La chose en question, par le travers ànous.

En regardant dans la direction indiquée, leDirecteur aperçut, à cent brasses peut-être, un bateau qui sedétachait en noir sur les flots argentés par les rayons de la lune.À l’arrière une silhouette humaine se montrait, et il n’eut pas depeine à la reconnaître. C’était l’innocent Silly qui pêchait, commeil en avait manifesté l’intention.

La chaloupe d’observation était dansl’obscurité près d’une masse rocheuse, qui semblait jetée là ainsiqu’une sentinelle avancée de la falaise. Une petite ancre fut miseà l’eau.

Il n’y avait plus qu’à attendre.

Longue fut la faction. Sans se douter que desyeux ardents suivaient tous ses mouvements, Silly se livrait à sonpasse-temps. Passe-temps n’est pas le mot juste, c’est gagne-painqu’il faudrait dire, car souvent le gamin avait vécu du produit desa pêche.

De temps à autre, il relevait sa ligne au boutde laquelle frétillait un point brillant. Il jetait sa prise aufond de son bateau ; le choc du poisson contre les planchesarrivait jusqu’aux policiers ; puis l’enfant amorçait denouveau et reprenait son patient affût.

Cela dura six heures.

Agacés par cette observation sans résultats,Allsmine, Pack se passaient la gourde de whisky dont ils s’étaientmunis au départ. Le petit gobelet de métal circulait aussi parmiles matelots de la douane.

Cependant la lune poursuivait sa course dansle ciel. Insensiblement l’ombre des falaises tournait en sensinverse, gagnant peu à peu l’endroit où Silly« travaillait ».

Enfin la bande obscure enveloppa le canot etle gamin, qui devinrent invisibles. Une demi-heure s’écoula encore,la ligne d’ombre dépassa la barque, et celle-ci se montra denouveau.

– Par l’orteil du diable,grommela Allsmine au bout d’un instant. Je vois bien la barque,mais où donc est le drôle ?

– Il se sera couché au fond du bateau,répliqua Pack. Il lui arrive de dormir ainsi. Nos pêcheurs l’ontsouvent rencontré.

– Il y a véritablement des grâces d’étatpour les imbéciles, continua sir Toby. Un homme sensé seraitsûrement victime d’un accident s’il se livrait à pareilleimprudence !

La barque était trop loin pour que Silly pûtentendre l’observation, car il demeura invisible. Et la faction desurveillance continua.

À l’Est les premières clartés du jourapparurent. Alors le Directeur de la police laissa éclater sacolère. Toute une nuit il avait attendu sans résultat. Il étaitexténué. Est-ce que décidément le Corsaire Triplex continuerait àse moquer de lui ?

La rage le poussant aux moyens violents, ilcommanda :

– Aux avirons !

Passivement les marins obéirent, mais Pack sehasarda à demander :

– Nous rentrons au port ?

– Non, monsieur, gronda sir Toby, nousallons droit à ce canot. Nous arrêtons le drôle qui le monte. Unefois en prison, je me charge de le faire parler.

– Vous pensez donc décidément que leCorsaire s’est confié à cet enfant ?

– Certainement je le pense.

Sur un signe, les rames frappèrent l’eau avecensemble, et le bateau de la douane s’avança rapidement vers labarque suspecte. Bientôt les deux embarcations furent bord àbord.

– Allons gamin, cria sir Allsmine,debout ! Songe à réunir tout ce que tu as de cervelle pour meparler.

L’appel brutal demeura sans résultat. Sepenchant par dessus le bordage, sir Toby poussa une exclamationstupéfaite. Le canot était vide. Silly avait disparu !

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