Corsaire Triplex

Chapitre 7LE CÂBLE SOUS-MARIN DE SYDNEY À BATAVIA

Une fois encore, les voyageurs qui venaient depasser par de si terribles émotions étaient réunis dans le salon dusous-marin n° 2.

James était auprès d’eux. Il avait confié lecommandement du bateau n° 1 au lieutenant Paddy et il ne seséparait plus de ses amis.

On avait quitté Bornéo après avoir – histoirede faire honneur à la promesse de Robert – accroché une centaine delivres de venaison au gouvernail du croiseur Shell, et lenavire électrique filait dans le dangereux détroit de Macassar,resserré entre la côte Est de Bornéo et les rivages rocheux deCélèbes.

C’est là le pays de prédilection du corail, etpar les hublots, débarrassés de leurs obturateurs, les passagersadmiraient les rochers rouges couverts des forêts vivantes édifiéespar les polypiers.

Maudlin ne quittait plus le Corsaire. Sansfin, elle l’interrogeait, trouvant toujours des prétextes nouveauxpour être auprès de lui. Et comme Joan n’avait qu’une idée, ne pasperdre de vue la chère enfant dont si longtemps elle avait étéséparée, elle accompagnait aussi James.

Armand et Aurett se tenaient au même hublot,tout heureux d’avoir échappé à la dent des Dayaks.

Seuls Robert et Lotia affectaient de resteréloignés l’un de l’autre, échangeant à la dérobée des regardstristes. Sauvés du terrible danger dont ils avaient été menacés,ils n’éprouvaient pas la joie de vivre comme leurs amis.

Un obstacle moral continuait à séparer cesêtres aimants, et s’ils avaient été tentés d’oublier parfois leursituation, la silhouette sombre de l’Égyptien Niari les eût bienvite rappelés à la réalité.

Le fanatique patriote de la vallée du Nilsurveillait ses victimes. À chaque instant, dans le couloir, sur leseuil d’une porte, sur le dôme de métal, quand le sous-marinremontait à la surface de la mer, il se montrait, ses yeux noirscomme le charbon obstinément fixés sur la fille des Hador, sur lecousin de Lavarède.

Mais si ses regards avaient une gravité tristeen se posant sur la jeune fille, ils prenaient une expressionféroce et haineuse quand ils rencontraient Robert.

Évidemment Niari rendait ce dernierresponsable des sentiments qui éloignaient la noble Égyptienne dudevoir, que dans son patriotisme étroit mais sublime, il lui avaittracé en paroles enflammées.

Quant au singe Hope, qui semblait avoir prisen amitié particulière les deux fiancés, il grinçait des dentsquand Niari s’approchait de lui. On eût cru que l’intelligentanimal comprenait ce qui se passait. Parfois aussi, il restaitlongtemps, la face appuyée à un hublot, considérant de ses yeuxvifs les paysages sous-marins dans lesquels se trouvait len° 2. Il y avait comme un étonnement dans la façon dont ilregardait. Peut-être se disait-il que tout cela était biendifférent de la forêt où il avait grandi ?

Cependant le bateau s’engageait dans la mer deJava. Sa vitesse s’était ralentie ; il faisait de fréquentscrochets, descendait à de grandes profondeurs. Il paraissaitchercher quelque chose.

Armand en fit la remarque à James Pack.

Celui-ci eut un sourire et s’arrachant unmoment à la conversation de la gentille Maudlin :

– Votre observation est juste, SirLavarède. Mon navire est en effet à la recherche de quelquechose.

– Serait-il indiscret de vous demanderquelle est cette chose ?

– Pas le moins du monde.

– Alors je risque la question…C’est ?…

– Mon bureau de télégraphe.

À cette réponse, faite avec le plus admirableflegme qu’ait jamais affecté un Anglais, le journaliste demeurainterdit. Pourtant au bout d’une seconde, il reprit :

– Je dois conclure de la plaisanterie quevous refusez de répondre ?

Mais James toujours souriant, serécria :

– Vous vous méprenez, Sir Lavarède. Jevous ai dit l’exacte vérité. Voyons, un endroit où les dépêchessont enregistrées et où je puis les prendre, mérite-t-il le nom debureau télégraphique ?

– Sans aucun doute, seulement au fond del’Océan…

– Cela n’existait pas avant moi,d’accord ; mais la nécessité rend ingénieux.

– Nous le savons, murmura doucementAurett avec un regard aimable à l’adresse de son mari.

– Eh bien, j’avais besoin, étant en lutteavec la puissance anglaise, de connaître tout ce que l’Angleterrepréparerait contre moi.

– Et ? interrogea Armand trèsintéressé.

– Je me suis arrangé de façon à recevoirtous les télégrammes transmis par les câbles sous-marins quirelient Sydney au reste du monde.

Le journaliste ouvrit des yeuxénormes :

– Ceci est plus fort que tout le reste.Ainsi vous interceptez les communications entre la métropole etl’Océanie.

Le Corsaire leva le doigt :

– Pardon, je n’ai pas dit cela.Intercepter n’eût pas été adroit ; car au bout de huit jours,on se serait aperçu que les dépêches ne passaient pas. On auraitsupposé que le câble de Sydney-Batavia était avarié, et l’on auraitenvoyé des navires pour rechercher le point de rupture. Dès lorstoute ma combinaison était à vau-l’eau.

– Très juste ! Pourtant si vousrecevez le câblegramme, ceux auxquels il était destiné ne lereçoivent pas ?

– Erreur ! Ne viens-je pas de vousdire qu’ils ne devaient se douter de rien. Et en fait, ajouta lemystérieux personnage, ils ne se sont doutés de rien.

– En ce cas, je ne comprends plus, avouale Parisien d’un ton rogue. Après cela, je devrais m’y habituer,car, depuis que je suis en relations avec vous, je passe ma viedans l’incompréhensible.

La réflexion provoqua chez Maudlin un accès degaieté dont elle ne fut pas maîtresse. Si francs furent ses éclatsde rire que l’hilarité gagna Joan, Aurett, Armand lui-même.

Durant quelques minutes tous s’esbaudirent àqui mieux mieux ; enfin la jeune fille reprit un peu de calmeet avec un accent d’indicible orgueil :

– James Pack, affirma-t-elle, est ungrand savant ; et d’autres que vous, Sir Lavarède, serontétonnés en apprenant ce qu’il a imaginé.

– Et quoi donc, je vous prie ?s’exclama l’interpellé. Je suis curieux, moi, et vos réticences mefont souffrir mille morts. Songez donc, un journaliste de goût, detempérament, vivant au milieu de choses qui ne sont pas encorevues, et qui, faute de comprendre, ne voit pas l’article à faire.Il y a de quoi se briser la tête contre les murs.

Il se reprit aussitôt :

– Non, pas contre les murs, l’expressionest impropre ici…, il n’y a pas de murs pour nous qui sommes dansla coque d’un navire. Cela même rend mon désarroi évident. Sibizarre est ma position, que les locutions usuelles ne peuvent plusservir à l’exprimer.

C’était vrai ; dans ce voyage à traversle merveilleux, les mots faisaient défaut pour rendre lesimpressions des compagnons de James. Maudlin très flattée par cetteconstatation, qui était un nouveau compliment à l’adresse del’homme à qui elle devait tout, saisit la main du Corsaire et laserra dans les siennes.

– Je m’explique, fit James après unsilence. Ce qui vous surprend est une simple application de latélégraphie sans fils que vous attribuez en France à l’ItalienMarconi.

Et avec un sourire :

– Tout d’abord je dois accomplir un actede justice, déclara le Corsaire. J’ai dit le télégraphe Marconi,uniquement pour me faire comprendre, car Marconi n’a rien inventé.Il est simplement un constructeur d’appareils basés sur lesdécouvertes de deux savants : l’Allemand Hertz et le FrançaisBranly. J’ajouterai qu’en France même, il existe un constructeur,M. Ducretet, dont les machines fonctionnent aussi bien aumoins que celles de Marconi.

Armand et Robert s’inclinèrent d’un airsatisfait et Pack poursuivit :

– Hertz rendit tangible ce que l’onnomme, d’après lui, l’électricité Hertzienne. Qu’est cetteélectricité ? C’est ce que je vais essayer de vous conter leplus clairement possible.

Et tout en parlant il dessina des figures surson carnet.

– Supposez deux boules A et A’électrisées toutes deux, insuffisamment cependant pour que leursélectricités se combinent, c’est-à-dire pour que l’étincellejaillisse entre les points B et B’. Il est certain que si l’onréunissait ces deux points par un conducteur, la combinaison auraitlieu. Or, si vous établissez un circuit C rattaché aux deux bouleset à une pile P, il arrivera que la tension électrique deviendraassez grande pour faire jaillir l’étincelle entre B et B’. Maispendant que l’étincelle existe, elle fait l’effet de conducteur etpermet à l’électricité des deux boules de se combiner. De la sorteil se produit une série de combinaisons dont la durée est limitéepar l’intermittence des étincelles. Hertz avait démontréexpérimentalement que ce phénomène produisait, dans l’air, unevibration ou onde sensible à distance sans fils. En un mot, lesavant Allemand avait trouvé l’électricité Hertzienne.

– Et le Français Branly ? interrogeaAurett avec un sourire à l’adresse de son mari.

– Il a trouvé le récepteur. Vous allezvoir comment. M. Branly avait remarqué que la limaille de ferou d’argent, interposée dans le courant comme le tube L L’était « mauvais conducteur ». À sa grande surprise, ilfut amené à constater que cette limaille devenait conductricelorsqu’une onde Hertzienne se produisait, et que même elleconservait ensuite sa conductibilité, à moins qu’elle ne supportâtun choc. Dès lors le récepteur était inventé. Un tube de limailleplacé au milieu du courant, le laisse passer toutes les fois qu’ilest impressionné par l’électricité Hertzienne ; un marteauanalogue à celui d’un timbre le frappe dans l’intervalle des ondes.Dans ces conditions, si le producteur et le récepteur sont placés àune certaine distance l’un de l’autre, il suffira de mettre ledernier en communication, avec un enregistreur Morse par exemple,pour recevoir sans fil la dépêche expédiée par le premier.

Les yeux brillants, Maudlin semblait prendreun plaisir réel à ces explications ardues ; mais Armandn’était pas homme à abandonner une question avant de l’avoircomplètement élucidée :

– Soit, dit-il. Voici la théorie de latélégraphie sans fils. Vous l’avez exposée très clairement, SirJames. Toutefois, je continue à ne pas saisir le rapport qui existeentre cette découverte et la… confiscation des dépêches transmisespar les câbles sous-marins.

– C’est que ceci est la découverte de sirJames ! s’écria impétueusement Maudlin.

Tous les yeux se fixèrent sur elle. La jeunefille rougit, baissa la tête avec un embarras si manifeste que leCorsaire s’empressa de reprendre sa démonstration afin de détournerl’attention des assistants.

– Nous y arrivons, Sir Lavarède. Laquestion était simple. Il s’agissait d’impressionner un courantHertzien, au passage du courant électrique dans le câble. Voicicomment j’ai résolu le problème.

Et traçant sur le feuillet de nouvellesfigures, il continua :

– Vous savez comment est construit uncâble. Il faut que le fil conducteur soit isolé de l’eau de mer,conductrice elle-même, et que l’appareil ait une grande solidité,afin de résister aux frottements contre les rochers du fond et auxcauses multiples de destruction. Il se compose de trois partiesprincipales : l’âme ou conducteur, que forment sept fils decuivre juxtaposés ; d’une épaisse enveloppe isolante degutta-percha ou de mélanges jouissant des mêmes propriétés ;et d’une armature extérieure faite de fils d’acier environnes detresses de chanvre.

– Très exact.

– Qu’ai-je fait ? J’ai imaginé unesorte de coincreux ayant sensiblement la forme d’un obusconique. Je l’introduis entre les fils de l’armature de façon quesa pointe traverse les deux tiers de la couche de gutta-percha. Cecoin contient une petite bobine. Le courant électrique, passantdans l’âme du câble, détermine par action réflexe un courant dansla bobine, et celui-ci met en mouvement un marteau de contact outrembleurplacé, comme le culot de mon obus, dans unecaisse absolument étanche, faite de verre épais. Le trembleur dansson mouvement complète un circuit Hertzien et détermine laproduction d’ondes Hertziennes qui, ayant la propriété detraverser le verre, se propagent à travers la masse des eaux etviennent frapper une autre caisse de verre placée à quelquedistance, laquelle contient un récepteur Ducretet, quelque peumodifié par moi. Dès lors, le courant intermittent du câble produitun courant Hertzien ayant la même intermittence, et un enregistreurMorse annexé au récepteur enregistre pour moi la dépêche, tout enlaissant celle-ci arriver à son adresse. Voilà tout lemystère ; maintenant notre bateau cherche simplement l’endroitoù sont déposés mes appareils afin de les enlever.

– Les enlever ?

– Sans doute. Le rendez-vous que j’aifixé à la flotte anglaise à l’Île d’Or est accepté en principe. Mespostes télégraphiques ne sont plus nécessaires.

Comme le Corsaire prononçait ces derniersmots, le sous-marin n° 2 s’arrêta brusquement.

– Hein ? Qu’y a-t-il ?demandèrent les passagers.

James s’était vivement porté à un hublot.

– Il y a, dit-il, que l’endroit estdécouvert. Si vous voulez vous mettre aux fenêtres, vous verrez mesbraves matelots enlever les appareils.

Tous obéirent à l’invitation. Au dehors, lefond de la mer était illuminé par les fanaux des deux naviressous-marins. Sur le sol rocheux le câble de Sydney à Batavias’étendait ainsi qu’un énorme serpent et tout près une caisse deverre s’apercevait.

Des scaphandriers, ouvriers étranges de lamer, s’agitaient sous la conduite de chefs d’équipe, quitransmettaient leurs ordres au moyen de signaux lumineux. C’étaitune vision étrange, quelque peu diabolique.

Tous étaient absorbés par la bizarrerie duspectacle. Joan profita de cet instant pour attirer sa fille auprèsd’elle.

– Maudlin, fit-elle doucement, veux-tu mepermettre de t’adresser une question ?

– Oh ! mère, pouvez-vous ledemander ?

– Je le veux, mon enfant. Tu m’as étérendue depuis trop peu de temps pour que je te désoblige.

– Rien de vous ne saurait me désobliger,mère.

– Tu dit vrai, je le lis dans tesbeaux chers yeux. Je me décide donc. Maudlin, ma chérie,te serais-tu engagée avec notre sauveur, sir JamesPack ?

Une buée rose passa sur les joues de la jeunefille. Engagée, pour les Anglais, correspond à notre motfrançais : fiancée. D’une voix faible elle répondit :

– Non, ma mère.

– Pourtant, reprit Joan avec uneaffectueuse insistance, tu as pour lui une admiration tendre qui setrahit à chaque instant ?

– Cela est vrai, mère. Comment enserait-il autrement ?

– Je ne te fais aucun reproche, monenfant ; mais parfois je te vois soucieuse ;pourquoi ?

D’un mouvement câlin, Maudlin jeta ses brasautour du cou de lady Allsmine et presque bas, très vite :

– Je n’ai point de secrets pour toi, mèreaimée ; mais lui en a un que je ne connais pas. Je sens, jesais que je suis sa vie, qu’il m’aime plus que tout au monde, etpourtant il parle toujours comme si, son œuvre achevée, nousdevions être séparés.

Et tout à coup des larmes jaillissant de sespaupières, elle ajouta :

– Et cela, mère, je ne le veux pas, je nele veux pas.

Puis les deux femmes causèrent longtemps àvoix basse ; si longtemps qu’elles furent surprises, lorsqueJames quittant le hublot par lequel il surveillait la manœuvre,déclara que l’opération avait bien réussi et que les sous-marinsallaient enfin prendre la route de l’archipel de Cook, dont faisaitpartie l’Île d’Or, but du voyage.

Qu’avaient-elles décidé ? Mystère. Il estpourtant permis de croire que Maudlin avait gagné sa mère à sacause, car celle-ci se prit à interroger tous les gens del’équipage que les hasards du service amenaient à sa portée.

C’étaient des questions sans fin. Oùavaient-ils connu le mystérieux Corsaire ? Comment lesavait-il embauchés ? Chaque fois elle obtenait un récitenthousiaste. Tous ces hommes devaient la vie ou l’honneur à celuiqui les commandait. Chacun était un témoignage vivant du courage,de la générosité de James ; chacun lui appartenait corps etâme, mais aucun ne savait qui il était. Ses équipages leconsidéraient comme un sauveur et avec la discrétion des simplesvis-à-vis de ceux qu’ils admirent, les braves gens respectaient lesecret de leur chef, ils se faisaient cette réflexion, que deshommes d’une éducation supérieure auraient peut-êtreomise :

– Il a tant donné aux autres, qu’il abien le droit de garder son secret.

Joan éprouvait la même impression, mais ellepoursuivait ses recherches inutiles. Il n’y avait point en elle unecuriosité vaine. Mère, elle voulait savoir ce qui s’opposait aubonheur de son enfant.

Cependant les jours s’écoulaient. Lessous-marins, naviguant de conserve, parcouraient avec une rapiditévertigineuse les mers resserrées, les détroits de l’Océanie.

Ils passaient dans les eaux de Java, de Timor,de la Nouvelle Guinée, parcourant la mer de Banda, évoluant au nordde Port-Darwin parmi les innombrables îlots qui encombrent cesparages. Ils doublaient le Cap York, la pointe la plusseptentrionale de l’Australie, franchissaient le détroit de Torrès,si fécond en naufrages, traversaient dans toute sa longueur la merde Corail que des milliards de polypes travaillent sans relâche àcombler, filaient entre les îles Loyauté et les Nouvelles Hébrides,laissant bien loin au sud l’île française de la Nouvelle-Calédonie.Durant toute une journée, ils parcoururent les canaux sinueux quiséparent les îlots des archipels Viti et Tonga. Ils entraient dansla Polynésie, la région de la « poussière d’îles » ainsique l’appelle si justement l’historien chilien, Pedro da Balma.

Enfin, les légers navires passèrent au largede l’île Atiou, l’une des plus importantes de l’archipel deCook.

À ce moment, les sous-marins remontèrent à lasurface de l’Océan, et James, réunissant ses amis sur le dôme, leurmontra au loin un pic qui s’élevait à quatre ou cinq cents mètresau-dessus du niveau de la mer :

– L’Île d’Or, mes amis. Dans une heurevous serez chez vous !

Les passagers regardaient curieusement cetteterre perdue dans l’immensité du Pacifique, où leur guidemystérieux avait convié les bâtiments de guerre de laGrande-Bretagne.

À mesure que l’on s’approchait, les détailsdevenaient plus distincts. L’île, amas rocheux agrémenté parquelques touffes de palmiers, affectait la forme d’un croissantentre les cornes duquel s’ouvrait une vaste baie, où les marines dumonde eussent tenu à l’aise… Seulement l’accès de ce havre étaitpeu commode. Un chapelet de récifs continuait la côte ;d’étroites passes reliaient seules les eaux de la baie avec cellesde l’Océan.

James expliqua ainsi cette curieuseparticularité :

– Le cône granitique est dû aux feuxsouterrains ; les récifs extérieurs aux polypiers quientourent le golfe d’un véritable atoll.Vous savezn’est-ce pas, que l’on désigne sous ce nom les îles circulairesmadréporiques ?

Cependant les sous-marins embouquaient lapasse centrale, large de deux cents mètres avec quinze mètres defond. À droite et à gauche, sur les rochers à fleur d’eau, lesvagues se brisaient, bouillonnaient, se creusaient en remous toutblancs d’écume.

Le chenal libre, uni comme un miroir, sedessinait ainsi qu’une route au milieu des champs. Du reste, nulécueil ne le rendait dangereux. D’une extrémité à l’autre, ilconservait une largeur et une profondeur régulières. C’est là unphénomène fréquent ; les polypiers établissent, lorsqu’il leurplaît, des alignements aussi parfaits que les fonctionnaires desPonts et Chaussées. Maintenant les bateaux se trouvaient dans labaie.

– Mes amis, dit alors James Pack, je doisvous prier de rentrer dans mon navire, car il va s’immerger denouveau.

– S’immerger, s’écria le journaliste, etpourquoi ?

– Parce que l’entrée de ma demeure estsous les eaux, tout simplement.

– L’entrée… ?

– Oui. L’Île d’Or, de même que celle deTénériffe, est un volcan éteint. Elle forme une suite de cavernesoù la lave bouillonnait autrefois. Un jour une fissure s’estproduite, l’eau de la mer s’est précipitée ; une lutteterrible a eu lieu entre les deux éléments. Le feu a été vaincu, età la place où étincelaient les matières en fusion s’étend un lacintérieur. C’est là que la nature m’avait ménagé un refuge, làqu’elle avait préparé les filons d’or dont un pauvre mineurm’indiqua le gisement. C’est là qu’elle avait accumulé un trésorinépuisable, pour me permettre de mener à bien une œuvre dejustice.

Soudain il se calma et la voixchangée :

– La porte de mon domaine estsous-marine. Voilà pourquoi je vous précède au salon.

Un instant plus tard, le panneau refermé, tousétaient debout devant les hublots de la pièce désignée. Lentement,le bateau descendait, frôlant la falaise accore. Puis une ouverturesombre troua le rocher, un couloir apparut confusément. Unevibration métallique résonna.

– Je signale mon arrivée, dit lentementPack, afin que l’on éclaire ma route.

Il n’avait pas achevé qu’une clarté aveuglantesuccédait à la pénombre verdâtre dans laquelle se mouvait lenavire.

Des lampes électriques, fixées sous des globesde verre au sommet de la voûte, venaient de s’allumer, et len° 2 s’avançait dans le tunnel sous-marin.

– Mais c’est un palais des Mille etune nuits que votre Île d’Or, s’exclama Lavarède.

– Oui, répondit gravement le Corsaire,des mille et une nuits de souffrance, de tristesse, de travail.Mille et une nuits pour arriver à un jour de justice.

Et comme tous, impressionnés par son accent,se taisaient, le couloir s’élargit brusquement ; ses paroisfilèrent à droite et à gauche. Le bateau s’arrêta, remonta dequelques mètres, puis demeura immobile, son dôme émergeant del’eau.

– Le panneau est ouvert, murmura encoreJames, vous pouvez monter sur le pont.

En désordre, avec une hâte curieuse, lespassagers se précipitèrent, gagnèrent l’échelle métallique et setrouvèrent en un instant sur le dôme. Un même cri d’admiration leuréchappa.

Le bateau flottait au centre d’une caverneimmense que d’innombrables lampes illuminaient de leurs rayonsélectriques. Sur les parois couraient aveuglantes des bandes quiréfléchissaient la lumière en éclairs jaunes. On eût dit desassises d’or alternant avec des couches sombres de granit.

– Quartz aurifère, prononça Pack, filonstrès riches.

À peu de distance apparaissaient les dômes desdeux autres sous-marins du Corsaire. Le lac intérieur avait desrives sur lesquelles s’agitaient une vingtaine d’hommes formantl’équipage du bateau n° 3, arrivé à l’île avant les autres.Dans les parois rocheuses s’ouvraient des galeries éclairées. Toutcela était singulier, donnait une impression d’irréel.

Mais des canots se détachèrent du rivage,accostèrent le n° 2.

– S’il vous plaît d’embarquer, fitdoucement le Corsaire, on va vous conduire à terre, et, ajouta-t-ilavec un sourire mélancolique, Triplex vous fera faire la visitedu propriétaire, comme vous dites en France, afin de vousfamiliariser avec le palais naturel où, durant trois semaines, vousêtes condamnés à attendre la venue de la flotte anglaise.

Les passagers sautèrent avec empressement dansles barques et bientôt tous prenaient pied sur la grève souterrainede l’Île d’Or.

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