Corsaire Triplex

Chapitre 14RETROUVÉ !… MAIS PERDU

C’était Allsmine en effet qui, grâce à lacomplicité imprévue de l’éruption volcanique, était arrivé à tempspour s’emparer de l’ennemi si inutilement poursuivijusqu’alors.

Parti de Sydney sur le Destroyer, lepolicier avait laissé le navire à l’ancre à l’embouchure de larivière Schaim.

Lavarède, Lotia, Aurett étaient restés à bordsur son ordre, et lui-même, accompagné de plusieurs hommes résolus,avait pris le chemin de Brimstone-Mounts. En route, il avait apprisqu’un cataclysme bouleversait le champ d’or. Des mineurs fugitifs,interrogés par lui, avaient déclaré que deux inconnus s’étaientmontrés, cherchant Bob Sammy ; bref il avait acquis lacertitude que celui qu’il poursuivait n’avait pu échapper àl’éruption.

Cependant il avait continué sa route, mû parle désir de découvrir une preuve de la mort de son ennemi.

Le hasard l’avait servi au delà de sesespérances. Le Corsaire était son prisonnier. Du même coup, iltenait sa vengeance et avait la possibilité d’asseoir plussolidement que jamais son crédit, quelque peu ébranlé dans cesderniers mois par l’audace de Triplex.

**

*

À l’audition du nom d’Allsmine, Sammy et lecapitaine avaient pâli. Une même réflexion leur vint, et tous deuxjetèrent un regard de regret vers la coulée de laves. Ce regarddisait clairement :

– Il eût mieux valu mourir prisonniers dufeu que captifs du Directeur de la police !

Captifs ! le mot était juste, et Toby sechargea de le leur démontrer sans retard. D’après ses instructions,deux hommes furent préposés à la garde de chacun des Européens.Mora-Mora n’ayant rien à voir dans l’affaire, fut mis en liberté.On lui rendit ses armes, on y ajouta quelques provisions, aprèsquoi on l’invita sans façon à quitter le campement, avec injonctionformelle de ne pas tourner la tête.

Les geôliers eux, sachant le prix que leurchef attachait à l’arrestation du Corsaire, désireux par suite dene lui laisser aucune chance d’évasion, exagérèrent lesprécautions. Le capitaine et Bob furent surchargés de menottes, deliens compliqués, qui rendaient leurs mouvements trèsdifficiles.

Pour s’échapper dans ces conditions, il eûtfallu avoir recours à la magie, et encore… ; les sortilègesdes magiciens se seraient émoussés sur des chaînettes d’acierprovenant directement des inimitables manufactures deSheffield.

Bref c’est ficelés, enchaînés, que lesprisonniers parcoururent les diverses phases de laconvalescence.

Le troisième jour, leurs forces revenues, onles hissa sur des chevaux que leurs gardiens tinrent en main, ettoute la troupe s’éloigna du champ d’or.

Pénible fut la traversée du désert ; lesoleil dardait sur la terre d’implacables rayons, et lesprisonniers, gênés par leurs liens souffrirent cruellement.

La nuit, les malheureux pouvaient au moinsrespirer ; mais le jour était atroce. Cependant le capitaine,sombre d’abord, semblait peu à peu reprendre courage.

Vers la fin de la troisième étape, Bob Sammys’aperçut que son compagnon de misère fixait obstinément ses yeuxsur lui.

Il devina que le Corsaire avait quelque choseà lui dire. Aussi quand la troupe fit halte, le mineur prétextantla fatigue, s’étendit-il à terre, à deux pas de l’endroit oùTriplex s’était déjà couché.

Nul ne soupçonna le but de ce mouvement.Certains que leurs captifs, ligottés de la façon savante dont lespolices des deux hémisphères ont le secret, ne pouvaient s’enfuir,les hommes de l’escorte ne s’astreignaient plus à une surveillanceétroite.

Le Corsaire l’avait remarqué, et c’est pourcela que ses regards expressifs avaient appelé l’attention duchercheur d’or.

Tandis qu’Allsmine se retirait sous sa tente,que les policiers ayant posé des factionnaires préparaient le repasdu soir, les prisonniers parurent dormir.

Soudain le Corsaire ouvrit légèrement lesyeux, s’assura qu’il n’était point observé, qu’aucun des geôliersn’était à portée de l’entendre, puis sans se retourner, d’une voixlégère comme un souffle, il appela :

– Bob !

Trop habitué à la vie du désert pour laisseréchapper un geste imprudent, le mineur murmura :

– J’écoute, Maître.

– Bien ! Demain sans doute, nousarriverons à l’auberge de Cawson, où je me suis arrêté en venantvers vous ?

– Je pense que votre supposition estjuste.

– Là, il faudrait vous échapper, Bob.

– Je le ferai puisque vous l’ordonnez.J’ai récupéré toutes mes forces et je ferai craquer leurs menotteset leurs ficelles comme des brins de paille. Seulement je ne veuxpas faire une séparation avec vous.

– Taisez-vous ; c’est obéir qui estnécessaire. On vient.

Un des policiers s’approchait. Peut-être cethomme avait-il perçu quelque bruit, et, la défiance inhérente à saprofession aidant, il venait jeter un regard sur les prisonniers,il les vit immobiles, les yeux clos, dormant en apparence à poingsfermés :

– Bon, grommela-t-il, mes oreillesbourdonnent ; ces gaillards sont plongés dans le sommeil.

Et, avec un haussement d’épaules, il rejoignitses compagnons.

Le silence régna un instant après son départ,puis le capitaine reprit :

– Bob !

– Maître ?

– Il vous faudra fuir ; nem’interrompez pas, le temps presse. Nous évader tous deux seraittrop difficile, on me surveille particulièrement. Donc vouspartirez. Vous connaissez le pays ; vous gagnerez la rivièreSchaim, près des Trois-Aiguilles ; des amis à moi sont cachésavec une barque. Vous leur direz : je suis celui que lecapitaine est venu chercher. Il est pris par le Directeur de lapolice, on le ramène à Sydney ; retournons-y de notre côté.Miss Maudlin décidera ce qu’il y a à faire.

– J’agirai selon votre bon plaisir. Maissilence !

L’avertissement était motivé par la venue del’homme qui, une première fois déjà, avait interrompu lescauseurs.

– Par l’orteil de Satan, bougonnacelui-ci ; mes damnées oreilles me jouent encore un tour.Bah ! je vais séparer ces flibustiers, comme cela je ne meforgerai plus des imaginations.

Évidemment cet individu, doué d’une ouïe fine,avait discerné le chuchotement des prisonniers. D’un coup de piedil bouscula Sammy.

– Eh ! holà ! clama le mineuren se frottant les yeux comme un homme réveillé en sursaut, il y adu monde ; il n’est pas poli de marcher sur les gens.

Le policier éclata de rire :

– C’est bien ! C’est bien !Levez-vous.

– Pourquoi ?

– Parce que cela me plaît. Vouscontinuerez votre somme plus loin.

– Vous êtes peu correct de frapper unprisonnier.

– Ne vous plaignez pas, un coup de piedest moins pénible à supporter que la potence qui vous attend.Allons, debout !

Sammy eut un mauvais regard à l’adresse dupolicier ; cependant il se leva et suivit docilement sontourmenteur. À vingt mètres de là, l’agent de sir Toby désigna unendroit tapissé de mousse à l’ombre d’un faux ébénier :

– Tenez, étendez-vous ici. Vous voyez quevos plaintes étaient injustes, je vous ai choisi une couchemoelleuse. Dormez en me remerciant d’une aussi délicateattention.

Le géant se jeta sur la mousse sans répondre,et le policier alla s’asseoir à peu de distance, auprès du feu surlequel cuisait le repas de la caravane.

Le capitaine n’avait pas bougé. On eût penséqu’il n’avait rien vu, rien entendu.

Il fallut le secouer pour le tirer de sonsommeil, quand on lui apporta sa ration de nourriture. Il mangeavite, vida un gobelet d’eau acidulée d’un peu de wisky et denouveau il reprit son somme.

La nuit s’écoula sans incident. De bon matin,la petite troupe se remit en selle pour arriver, au jour tombant, àl’auberge de Cawson.

Celui-ci, bronzé par une longue expérience desmœurs des placers, ne manifesta pas la moindre surprise enreconnaissant les prisonniers. Il ne s’occupa pas d’eux, ne marquapar aucun signe qu’il les eût déjà vus.

Mais la prudence n’exclut pas la curiosité, etpuis Bob Sammy était un de ces clients qui ne tenaient pas à l’orarraché à la terre ; le cabaretier le savait mieux quepersonne, aussi profita-t-il de l’instant où l’escorte s’absorbaitdans la dégustation d’un dîner copieux, pour se glisser près de lafenêtre de la chambre où le mineur avait été enfermé.

La croisée était entr’ouverte.

– Hé ! Bob Sammy, est-ce bienvous ? demanda-t-il avec intérêt.

– C’est moi-même et je suis heureux devous voir.

– Je serais heureux aussi, si votresituation était différente.

Le géant sourit :

– Je le crois, Cawson, et je n’hésite pasà vous dire que vous pouvez la changer.

– Vous aider, balbutia l’hôtelier devenugrave, vous ne voulez pas prétendre que je vous aide à échapper àla police. Songez que j’ai une maison établie par des années detravail honorable.

Mais le pionnier l’interrompit :

– Non, non… Je ne prétends rien desemblable. Vous ne m’aideriez pas brave Cawson, vous vous borneriezà ne pas vous opposer à ma fuite !

Le cabaretier écarquilla les yeux :

– Ne pas m’opposer ?…

– Oui. Il vous suffirait de conserver voschiens à l’attache cette nuit… Vous ne risquez rien, les limiers dela police suffiront à garder la maison.

– C’est vrai, seulement si l’on m’accusede complicité… ?

– Personne ne le saura, bon Cawson… etpuis, en échange, je vous dirai où j’ai caché deux sacs contenantenviron quarante livres de poudre d’or.

À ces mots magiques, la large face del’aubergiste s’épanouit :

– Quarante livres, répéta-t-il, j’ai bienentendu ?

– Parfaitement.

– Quarante livres… et vous me lesdonneriez ?

– Je vous indiquerai où est la cachette,et vous irez prendre le métal.

– Si vous faites cela, je ne détacheraipas mes dogues.

– Et bien, c’est à Brimstone-Mounts, dansma cabane. Vous tournerez le dos au foyer, et compterez quatre pas.Alors vous gratterez le sol au point où vous vous serez arrêté. Ily a quarante centimètres de terre à enlever. Au dessous une plancheet sous la planche la cachette.

Cawson écoutait, suffoqué de joie et deconvoitise.

– Ce n’est point pour rire demoi ?

– Je vous donne ma parole degentleman.

– Je vous crois, Bob Sammy, je vouscrois. J’ai vu souvent que vous n’êtes point attaché aux bienspérissables. J’irai à Brimstone-Mounts et je prendrai les quarantelivres d’or en souvenir de vous, car vous êtes un amivéritable.

– Oui, mais, n’oubliez pas leschiens.

– N’ayez crainte, Cawson est carré enaffaires ; soyez tranquille et que le bonheur suive votrefuite.

Les dîneurs appelèrent l’aubergiste. Celui-cis’éloigna après un dernier signe d’intelligence au prisonnier.

Bob resta seul. Il entendit assez tard dans lanuit les rires des policiers, puis le silence se fit, troubléseulement par le bruit régulier des pas d’un factionnaire qui sepromenait dans la cour devant sa fenêtre.

Alors lentement l’hercule tendit ses muscles,brisa les liens qui enserraient ses poignets et ses chevilles. Ilricana :

– Bonnes pour des femmelettes, cesficelles ! Faut-il que l’humanité soit peu robuste pour quecela suffise à l’arrêter.

Après quoi, il se glissa doucement à bas deson lit, et rampant sur les mains et sur les genoux, il se dirigeavers la fenêtre. Le factionnaire lui tournait le dos.

– Tiens, murmura-t-il, je reconnais cettetournure-là. C’est le coquin qui m’a donné du pied dans les jambeshier soir. Ma foi j’aime mieux lui qu’un autre.

Brusquement il enjamba la fenêtre. Le policierse retourna au bruit, le vit, ouvrit la bouche pour lancer unappel, mais le cri s’arrêta dans sa gorge, renfoncé par un terriblecoup de poing. Sous le choc, le malheureux s’abattit, ainsi qu’unbœuf assommé par la masse du boucher.

Le géant se pencha vers lui, lui tâta lecrâne :

– J’ai peut-être frappé un peu fort,grommela-t-il entre ses dents. Je crois bien que je lui ai cassé latête.

Mais se redressant, il conclut : Tant pispour lui. Après tout, je lui ai rendu service. La vie n’est pas siamusante.

Cette laconique oraison funèbre prononcée, lemineur s’empara des armes du gardien, gagna l’écurie, fit sortirl’un des chevaux, le sella, et le tenant par la bride, l’entraînasilencieusement hors des bâtiments de l’auberge.

À quelque distance, il enfourcha l’animal, etlui serrant les flancs de ses talons robustes, il le lança à fondde train vers l’Est.

Le capitaine, gardé à vue dans une autrepartie de la demeure Cawson, ne put trouver le sommeil.

L’oreille aux aguets, il tremblait d’entendreune rumeur. Car sachant que Bob devait profiter des heuresnocturnes pour fausser compagnie à ses geôliers, il craignait qu’iléchouât.

En cas d’insuccès, ils seraient perdus tousdeux. L’espoir qu’il avait fondé sur la réunion du chercheur d’oret des marins formant l’équipage de son embarcations’évanouirait.

Cependant les heures s’écoulèrent et aucunealerte ne se produisit.

Sur les vitres de sa prison, le Corsaire vittremblotter la buée transparente qui annonce l’approche du jour.Des pas lourds, encore chargés de sommeil martelèrent bruyammentles planchers. L’escorte se levait. Bientôt la route seraitreprise.

Anxieux, le cœur bondissant dans sa poitrine,le captif s’était rapproché de la porte. Si Bob avait exécuté sesordres, s’il avait réussi à tromper la vigilance de ses gardiens,le moment était venu où sa fuite serait découverte.

Cette fuite provoquerait des cris, desexclamations dont l’écho parviendrait aux oreilles du prisonnier,lui apportant l’espérance.

Dix minutes s’écoulèrent dans une attentefiévreuse. Quoi… rien ? Sammy avait-il désobéi ? Avait-ilrencontré des obstacles insurmontables ? Rien ne sauraitpeindre l’émotion avec laquelle le capitaine se posait cesquestions. Son visage était blême, ses yeux se creusaient, toutdénotait en lui l’inquiétude poussée jusqu’à la torture.

Brusquement ses traits se détendirent. Un cride surprise, de colère, venait de retentir. Il fut bientôt suivi dehurlements, de vociférations. Entre toutes Triplex reconnut la voixde sir Toby Allsmine.

– Mort… rugissait le directeur,assommé ! Et il manque un cheval… par les cornes du damnéSatan ! Triplex se serait-il évadé ? Vite, que l’on coureà sa chambre.

Il y eut des appels, des souliers roulant dansl’escalier, une course de meute à la piste d’un fauve ; laporte ouverte brutalement poussée alla heurter le mur avec unfracas de tonnerre, et tous les policiers firent irruption dans lasalle où se tenait le capitaine.

En le voyant tranquillement assis sur son lit,car le prisonnier rassuré désormais s’y était jeté dès les premierscris, les hommes de l’escorte s’arrêtèrent interdits.

– Eh bien ? hurla d’en bas sirToby.

– Le capitaine est là, répondirent sessubordonnés.

– Mais alors qu’est-il arrivé ?Descendez avec le prisonnier, nous allons éclaircir cela.

Saisi, tiré par dix mains, Triplex sortit dela chambre, descendit l’escalier sans trop savoir comment et setrouva enfin debout dans la cour, en face d’Allsmine immobileauprès du cadavre de l’estafier assommé par Bob Sammy.

L’époux de Joan avait enfin compris. Lafenêtre ouverte par laquelle le mineur s’était enfui avait attiréson attention. Il s’était penché, avait constaté que la pièce étaitvide.

– C’est ce drôle qui a pris la clef deschamps, dit-il. Bah ! Cela n’a qu’une importance secondaire.Nous n’en serons que plus à l’aise pour veiller sur le principalcoupable.

Et, regardant le Corsaire avec une expressioncruelle :

– Oui, oui, Monsieur Triplex, nousveillerons sur vous, comme jamais mère ne veilla sur sonenfant.

Puis se tournant vers ses hommes :

– Allons, mes braves, à cheval. Ce soirnous serons aux Trois Aiguilles et la navigation nous reposera denos fatigues.

Avec la rapidité de l’éclair toute la troupese trouva en selle et quitta l’auberge, accompagnée jusqu’à laporte par les saluts respectueux de l’honorable Cawson enchanté del’excellente opération qu’il avait traitée avec Sammy.

La halte du milieu du jour fut abrégée, etvers quatre heures, gens et bêtes exténués, on arriva dans les boisqui bordent la rivière Schaim, au pied des Trois Aiguilles.

Des matelots campaient sur la berge en faced’une chaloupe à vapeur amarrée aux racines noueuses d’unarbre.

C’étaient l’équipage et le bateau qui avaientamené sir Toby jusqu’en ce point.

Il était trop tard pour continuer la route pareau. Les rivières australiennes presque à sec en été, torrentueusesdurant la saison des pluies, sont parsemées d’écueils et il seraitimprudent de s’y aventurer alors que règnent les ténèbres.

Un repas sommaire expédié, chacun se livra aurepos. Le capitaine avait été transporté à bord, enfermé dans lacabine, et deux hommes le gardaient revolver au poing.

Il ne paraissait pas ému du reste par ce luxede précautions, et il se coucha avec la même placidité que s’il eûtété entouré d’amis fidèles.

Rien ne serait venu troubler le calme de cettenuit tiède, traversée de parfums pénétrants, couverte d’étoiles, sivers une heure du matin, un factionnaire n’avait fait feu.

Toute la troupe fut sur pied en une seconde,mais l’alerte parut être sans cause. Le factionnaire prétenditavoir aperçu une masse noire glissant sur l’eau, et encore, sousles reproches, les plaisanteries de ses camarades finit-il pardouter lui même du témoignage de ses sens, ce en quoi il avaitgrand tort, car la masse sombre entrevue par lui n’était autre quele canot du Corsaire emportant vers la mer son équipage augmenté deBob Sammy.

Persuadé que la sentinelle avait eu la berlue,chacun regagna sa place et continua son rêve interrompu.

Dès la pointe du jour on embarqua. La chaloupeétait sous pression ; au signal donné par Allsmine, elles’éloigna du rivage et fila à toute vapeur entre les rives boiséesde la rivière.

Pendant trois fois vingt-quatre heures, sonétrave laboura les eaux claires. Chaque soir on atterrissait, onétablissait le campement, puis l’aube venue, le voyagecontinuait.

On ne fit une exception à ces dispositionsprudentes que le quatrième et dernier jour de navigation. Aucrépuscule, l’embarcation avait atteint l’estuaire allongé parlequel la Schaim se jette dans l’Océan indien. Ici, le lit étaitlarge, profond, et sir Toby décida que l’on voguerait malgrél’obscurité afin d’atteindre le Destroyer la nuitmême.

C’est ainsi qu’à deux heures du matin, lachaloupe rangea le croiseur et que, aidés seulement par lesmatelots de quart, l’équipage et les policiers montèrent àbord.

Pour le Corsaire, il fut conduit dans unecabine d’arrière, dont la porte munie d’un hublot circulairemettait ses geôliers en mesure d’observer ses moindres mouvements.Dûment enfermé, on le laissa à ses réflexions. Maintenant leDirecteur de la police était bien tranquille ; son prisonnierne lui échapperait pas, car l’Océan avec son immensité verte legardait plus jalousement qu’une armée de surveillants.

Aussi, rentré à son tour dans sa cabine,Allsmine dormit-il d’un sommeil paisible qu’il ne connaissait plusdepuis longtemps.

Toutes ses terreurs passées avaientdisparu ; l’ennemi insaisissable était enfin saisi. Il letenait ; il le ferait pendre haut et court comme un adversairede la Grande-Bretagne, ce Corsaire, qui avait eu l’outrecuidance des’attaquer à lui. Ainsi il serait débarrassé de son accusateur, ilcontinuerait à vivre, puissant, honoré. Il restait bien une ombreau tableau : Joan dont la tendresse maternelle avait reprisune acuité extrême. Mais le policier en veine d’optimisme ne daignapas s’arrêter à ce léger détail. Joan s’inclinerait somme tout lemonde devant son succès, et il saurait l’entourer d’un réseaud’espions si serré que sa fille Maudlin, s’il était vrai qu’ellevécût encore, ne parviendrait jamais jusqu’à elle.

Bref sir Toby se leva tard. Le balancement dunavire lui apprit que l’on avait levé l’ancre, et il se frotta lesmains en songeant qu’il cinglait vers Sydney, ramenant le Corsairedont l’audace avait amusé toute la ville.

Souriant, épanoui, il monta sur le pont. Unregard suffit à lui montrer que l’on avait fait du chemin tandisqu’il reposait. La côte n’apparaissait plus à l’Est que comme unbrouillard qui s’atténuait de moment en moment.

Des voix joyeuses le tirèrent de sesréflexions agréables.

Armand Lavarède, suivi par Aurett et parLotia, charmantes dans de fraîches toilettes claires, était devantlui.

– Bonjour, mon cher Directeur, s’écria lejournaliste. Enfin on vous revoit. Comment vous trouvez-vous aprèsce voyage ?

– Aussi bien que possible, cherSir ; mais vous-même, et ces dames dont le teint délicatsemble un pastel fleuri.

– Un madrigal… Ah ! je pensais quecela avait cours en France seulement.

– Erreur, erreur. L’Australie a unexcellent climat et les rayons des jolis yeux y font prospérer lemadrigal.

– De mieux en mieux. À propos, il paraîtque votre expédition a pleinement réussi ?

À cette question lancée par le Parisien avecune évidente curiosité, Allsmine se cambraavantageusement :

– Mes mesures étaient bien prises…J’étais assuré du résultat.

– De sorte que le CorsaireTriplex… ?

– Est triplement prisonnier : de lamer, de l’équipage du Destroyer et de moi.

Il y eut un silence. Un observateur attentifeût démêlé sur les traits d’Armand et des jeunes femmes toute autrechose que la satisfaction et s’il avait pu lire dans le cœur deLotia, il eût distingué nettement cette pensée :

– Quel malheur, puisque le Corsaire étaitle protecteur de Robert !

Mais le Directeur était trop gonflé de sonsuccès pour avoir une dose suffisante de perspicacité et ilreprit :

– Oui, oui, le coquin m’a donné beaucoupà faire. Très adroit, j’aime à le reconnaître. Du reste beaujoueur. La partie perdue, il n’a pas récriminé, et je l’ai ramenédu désert du Sandy dans la cabine qu’il occupe présentement sansavoir eu à subir la moindre plainte de lui.

– Ah ! Il est enfermé dans unecabine ? murmura négligemment Lavarède.

– À double tour.

– Et, s’écria Aurett, il a sans doute unefigure terrible ?

– Non, pas du tout.

– Est-ce possible ?

– En vérité, belle lady, cela est. Ledrôle est même joli garçon. Les yeux sont doux et… cela m’a surprismoi-même, ce corsaire audacieux, je le sais plus que personne,apparaît presque timide. Si j’osais employer une comparaisonpoétique, je dirais : C’est un tigre couvert de la peau d’unagneau !

– Curieux, très curieux, murmura lablonde Aurett. Vos paroles me donnent un désir de voir ceTriplex…

– Rien de plus facile.

– Quoi, ma demande ne vous semble pasindiscrète ?

– Du tout, du tout. Il est dans unecabine d’arrière. Une lucarne vitrée troue la porte…

– Et l’on peut voir sans être vue…Ah ! quel bonheur… Allons-y… Voulez-vous, Armand ?Voulez-vous, Lotia ?

Galamment sir Toby offrit le bras à la jeunefemme :

– Permettez que je vousconduise ?

– Volontiers.

Et déjà Aurett posait le pied sur le premierdegré de l’escalier accédant au couloir des cabines, quand lecapitaine du Destroyer s’avança et pria le Directeur delui accorder quelques minutes d’entretien.

Il s’agissait de rédiger un rapport sur laconduite de l’équipage de la chaloupe à vapeur mise aux ordres deToby durant son expédition.

Toby s’excusa et engagea ses« amis » à se rendre sans lui à l’arrière.

Les dames ne se le firent pas dire deux fois,et elles dégringolaient l’escalier des cabines avec une hâte quidémontrait clairement combien elles désiraient contempler lecélèbre Corsaire.

Maintenant elles suivaient les coursives d’unpas si pressé qu’Armand avait peine à ne pas se laisser distancer.Elles ne riaient plus ; leurs gracieux visages avaient prisune expression grave. Non, ce n’était pas une curiosité banale quiles poussait vers la prison de Triplex. Il y avait en elles unesympathie, née de l’affirmation écrite de Robert.

Le capitaine était celui qui avait étendu unemain protectrice sur le Français découragé, celui qui sans nuldoute avait délivré Niari, ce témoin indispensable au bonheur ducousin de Lavarède, au bonheur de Lotia.

Cependant en approchant du but, ellesralentirent leur marche. Une anxiété vague les faisait hésiter.

– Allons, dit doucement le journaliste,ne voulez-vous plus faire la connaissance de notre alliémystérieux ?

Ces mots semblèrent galvaniser l’Égyptienne.En face d’elle, se découpaient dans la cloison les portes des troiscabines d’arrière ; toutes trois de bois rouge, toutes troispercées au centre d’une ouverture circulaire garnie d’unevitre.

Sur la pointe des pieds la jeune fille alla àla première, elle regarda. La cabine était vide.

Sans hésiter, cette fois, elle passa à laseconde. Le compartiment était occupé. Un homme s’y tenaitimmobile, debout devant le hublot qui donnait sur la mer. Iltournait le dos à la gentille indiscrète et pourtant elle ressentitune commotion.

Cette silhouette ne lui était pas étrangère.Cette attitude rêveuse avait déjà frappé ses yeux. Elle poussa unprofond soupir.

À ce moment, comme si une communicationmagnétique s’était brusquement établie, le prisonnier seretourna ; ses traits apparurent, et Lotia portant les mains àson cœur se recula avec un cri étouffé :

– Robert !

– Hein ? Que dites-vous ?demanda Lavarède saisi.

Sans avoir la force de répondre, Lotia étenditla main vers la glace. Armand s’y précipita, et à son tour ilmurmura d’un ton d’indicible surprise :

– Mon cousin.

– Quoi, lui, le Corsaire Triplex ?balbutia Aurett comprenant enfin.

– Lui-même.

– C’est une erreur !

– Nous allons le savoir.

Avec la promptitude de décision qui lecaractérisait le journaliste bondit à l’entrée du couloir, s’assurad’un regard rapide qu’aucun importun n’était à proximité, puisrevenant à la porte de la cabine, il frappa un coup sec aucarreau.

Au bruit, le captif tressaillit. Il serapprocha de l’œil de bœuf, reconnut le visiteur, sourit, pâlit,rougit, et soudain lui fit signe d’attendre.

Tirant un carnet de sa poche, il traçanerveusement quelques lignes, déchira la feuille, se baissa et laglissa sous la porte qui, heureusement ne joignait pashermétiquement.

Armand se saisit du papier, et sous les yeuxde Robert, car c’était bien lui qui regardait à travers le carreau,il lut :

« Silence. Personne ne doit savoir qui jesuis. À Sydney, tâchez d’apprendre dans quelle maison de détentionje serai enfermé et avertissez-en James Pack, secrétaire duDirecteur de la police. Ainsi nous pourrons encore êtreréunis. »

Et comme Armand, sa lecture achevée,l’interrogeait du regard, toute conversation étant impossible,Robert inclina la tête à diverses reprises pour affirmer et il eutun sourire lorsque son cousin l’assura par gestes qu’il suivraitses instructions.

Un bruit lointain de pas résonna. On venaittroubler l’entretien muet du prisonnier et de ses amis.

Alors Lotia s’approcha de la vitre, elle yappuya son front et Robert, comme s’il avait entendu sa pensée,colla ses lèvres sur le carreau froid dont la transparence fut uninstant ternie par ce baiser chaste et doux d’un fiancé captif.

Presque aussitôt Allsmine rejoignit le groupe.Il s’excusa d’avoir été obligé de fausser compagnie aux ladies,sans soupçonner le plaisir que son absence leur avait fait. Puis,remarquant l’air de contrariété répandu sur leurs traits :

– Est-ce la vue de ce coquin qui voustrouble ainsi ?

Ce fut Armand qui s’empressa derépondre :

– Sans doute ! On ne se trouve pasface à face avec un bandit aussi célèbre sans s’avouer tout bas quela rencontre serait moins agréable si ce personnage était libre aulieu d’être bien et dûment enfermé.

Sir Toby eut un éclat de rire sonore.

– Quoi ? Vraiment ? Cescharmantes dames tremblent à cette pensée ?

– Elles tremblent. Chose bien naturelled’ailleurs, elles n’ont pas l’habitude de fréquenter lescorsaires.

– D’accord, mais elles peuvent serassurer.

– Je le pense aussi.

– Triplex ne tourmentera pluspersonne.

– Cela serait difficile dans saposition.

– Sa position changera.

– Vous croyez ?

– J’en suis certain. Ce coquincomparaîtra devant une juridiction exceptionnelle comme ayant portéatteinte à la sécurité des possessions anglaises, et une huitaineaprès notre arrivée à Sydney, vous pourrez le voir se balancer àune potence, où il ne vous paraîtra plus effrayant du tout.

Lotia ne put maîtriser un mouvement nerveux àces cruelles paroles. Le Directeur se méprit sur le sens de sonémotion, et, la bouche en cœur, il continua :

– Je veux que vous emportiez un souvenirde l’aventure, Mesdames. Vous aussi, Sir Lavarède. En France,n’est-ce pas, vous dites que la corde de pendu porte bonheur. Jevous ferai mettre de côté quelques centimètres du filin qui auraaidé ce sacripant à se séparer de son âme ; ce morceau dechanvre vous apprendra ce que je souhaite pour vous.

Très satisfait de son amabilité, Allsmineramena ses compagnons sur le pont ; mais bientôt ceux-ci seretirèrent sous des prétextes divers. Ils se réunirent dans lacabine de Lotia et la jeune fille laissa librement couler seslarmes, tandis qu’Armand répétait :

– James Pack est aussi contre cerhinocéros de sir Toby. La lettre de Robert le prouve. Ayezconfiance, Lotia, ayez confiance, tout ira bien.

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