Corsaire Triplex

Chapitre 16UNE VISION DANS LA VILLE MORTE

Vingt-quatre heures plus tard, le logis duconcierge-gardien du cimetière de Killed-Town était en liesse.

Il y avait bien de quoi. Dans l’après-midi, uncortège venant du fort Macquarie avait pénétré dans la nécropole.C’était le convoi funèbre de celui qui, de son vivant, avait étépour l’Administration, le Corsaire Triplex, et pour lui-même,Robert Lavarède.

Des gardiens de la prison, des policiers, sirToby Allsmine en personne, flanqué de son secrétaire Pack,suivaient le lugubre équipage. Rapidement, avec le sans-gêne usitéenvers les clients des geôles, le cercueil avait été descendu dansla fosse creusée à l’avance ; puis laissant les fossoyeurscombler l’excavation, chacun avait tiré de son côté.

Seulement le Directeur de la police, plustriomphant que jamais, avait voulu répandre une partie de sajubilation intérieure sur le concierge-gardien en la forme d’unedouble guinée (52 francs). Et, comme le fit plaisamment remarquerl’heureux récepteur de cette libéralité, les serviteurschaussant volontiers les souliers du maître, James se crutobligé de lui attribuer semblable gratification.

Quatre guinées ! Ce n’est pas tous lesjours que l’on rencontre une pareille aubaine !

Aussi le digne Jeremiah Tomy Looker avait-ilrésolu de célébrer les lucratives obsèques du Corsaire par unplantureux repas. Mistress Looker, son épouse, blonde rêveuseaustralienne, douée d’un cœur romanesque et d’un appétit très réel,s’était mise à ses fourneaux, tandis que le concierge allaitinviter à dîner les conservateurs ainsi que le marbrier principalde la cité des trépassés.

Tous ces braves gens que la mort nourrit sontde joyeux vivants. Le repas copieux, arrosé de liqueurs fortes, fitmonter la gaieté à un diapason tel que l’un des convives, railleurà froid, exprima la crainte que les cris et les chants bachiques netroublassent le sommeil de ceux qui dormaient pour toujours dansl’enceinte du cimetière.

Un rire général accueillit la réflexion. Leconcierge, désireux de surpasser son hôte, s’écria :

– Bah ! Si le Corsaire Triplexinhumé aujourd’hui venait nous prier de nous taire, nous luioffririons une rasade de brandy, et par ma foi, il chanterait avecnous.

– Oui, oui, articula un autre d’une voixpâteuse ; il chanterait, mais nous déchanterions.

– Pourquoi cela ?

– Parce que la vue d’un revenant n’a riend’agréable.

Une bordée de quolibets cingla le causeur.Devait-il être gris pour parler de revenants à des gens qui saventmieux que personne que le voyage dans l’au-delà est sansretour.

Toutefois, bien que les flacons de spiritueuxcontinuassent à circuler, une ombre plana désormais sur la bonnehumeur de tous. La conversation prit un tour effrayant, macabre,chacun apportant son contingent d’histoires merveilleuses,apparitions, résurrections, etc., etc. ; bref, on passa larevue de tous les contes dont les mauvais plaisants terrifient lesnaïfs.

Parler altère, de sorte que les bouteillesexécutaient un mouvement continu de va-et-vient et les verresmontaient de la table aux lèvres avec une admirable régularité.

La source de brandy tarie, la sociétés’aperçut qu’il était près de minuit, et avec force poignées demains, salutations, remerciements, les invités quittèrent le logishospitalier pour rentrer chez eux.

Jeremiah Looker resta en tête à tête avec sacompagne.

– Je me couche, fit celle-ci ; j’aimangé des fraises et cela m’est resté sur l’estomac ; jesouffre d’une névralgie.

Était-ce les fraises ou bien le brandy dont lagracieuse femme, par politesse sans doute, avait bu autant que seshôtes, qui causait sa migraine subite ? Il eût été peu galantd’approfondir la question.

Et Looker était galant. Il se contenta derépondre :

– C’est cela, dors, mon joli vieuxpetit canard ; moi, je vais faire ma ronde. Il ne fautpas qu’une bonne soirée nuise à mon devoir.

La blonde malade se retira aussitôt. Quant auconcierge il essaya d’allumer une lanterne, mais sa main tremblaittellement qu’il n’y put parvenir.

– Bah ! murmura-t-il, il y a de lalune, j’y verrai bien assez clair.

Et il ajouta :

– Fameux, le brandy, fameux. Parole, jecrois que la tête me tourne. La promenade me fera du bien.

Titubant quelque peu, il alla vers le casieroù étaient déposées les clefs des portes et poternes de lanécropole.

– Curieux, reprit-il, curieux. Je ne voispas la clef de la poterne n° 4. Il y en a auxquels la liqueurfait voir double, ils aperçoivent deux clefs dans la case 4 ;moi je n’en entrevois pas une.

Se frottant les yeux, il regardaencore :

– Non, décidément,… sortie, la clef.Après tout, elle n’a pas de jambes, elle ne sera pas allée loin. Ilest entré tant de monde ici aujourd’hui qu’il peut bien y avoir unpeu de désordre. Allons, allons, en route, Jeremiah !

Sur ce, le concierge ouvrit la porte etsortit.

La lune brillait ainsi qu’il l’avait dit, maisaprès la chaude journée, une buée montait de la terre, étendant unenappe de brouillard à laquelle les rayons de Phébé donnaient destons d’opale.

– Eh ! Eh ! grommela l’ivrogne,du brouillard. Je n’avais pas besoin de cela, car Satan me torde lecou si je sais pourquoi, mais je vois trouble. Damné brouillard,va !

Cependant tout en maugréant, il s’engageaitdans les allées du cimetière. Festonnant dans la brume, il allaitd’un pas mal assuré entre les rangées de tombes.

– Mal entretenus ces chemins. Il y a desbosses partout, pas moyen de marcher droit.

Le digne homme accusait la terre des méfaitsdu brandy ; mais si sa personne chancelait quelque peu, lesentiment du devoir conservait chez lui un équilibre parfait.

– C’est drôle, dans le brouillard, tousces monuments, reprit le promeneur, c’est drôle ! On diraitune armée rangée en ligne ; je serais le général passant surle front des troupes, comme à la revue de la milice.

Et au bout de quelques pas :

– Le fait est qu’il y en a une armée,là-dessous.

Il frappa le sol du pied.

– Si tout cela était debout, cela enferait des régiments ; mâtin, oui, la belle troupe. Seulement,n, i, ni, c’est fini ; ils ne reviendront pas, comme disaitFock tout à l’heure.

Ici il fit un faux pas, mais se raffermissantsur ses jambes :

– Sale chemin, je me plaindrai auconservateur chef. – Puis revenant à son idée : – Il est unpeu fou, le camarade Fock, avec ses revenants. Des revenants !Ah ! Ah !

Le rire de l’ivrogne se répercuta dans lesilence avec des résonnances bizarres. Looker s’arrêta net, promenaautour de lui un regard surpris :

– Ben quoi ? Ben quoi ?bredouilla-t-il. J’ai entendu quelque chose.

Un instant il demeura là, l’oreille tendue.Après quoi se remettant en marche :

– Je me suis trompé. C’est le brandy quisonne dans ma tête. C’est égal, il est joliment grand, lecimetière, ce soir ; je ne suis pas encore au bout. Faut quel’on ait reculé le mur sans m’avertir. Oh !l’Administration ! Pas d’ordre ! Pas d’ordre !

En cet instant, une bouffée de vent passa,appliquant sa caresse fraîche sur la joue brûlante de l’ivrogne.Celui-ci porta vivement la main à sa figure :

– Hein ? Comment ? Desfamiliarités ! Qu’est-ce qui se permet de toucher à monnez ?

De sa main restée libre il empoignabrusquement celle que, la première, il avait levée jusqu’à sonvisage. Il frissonna, resta sur place, vacillant :

– Une main. Il n’y a pas à dire… je latiens… Qu’est-ce que cela signifie ? Une main qui se promènetoute seule dans le cimetière ! Non ! C’est à ne pascroire ! Si c’est comme cela que les surveillants font leurservice… !

Dans son trouble, Jeremiah serrait sa mainavec force, sans s’apercevoir qu’elle faisait partie de sonindividu. Doublement ému par ses libations et par une peurcommençante, il se débattait sans se lâcher :

– Oui, oui, tu résistes. C’est inutile,je t’arrête, au nom des ordonnances de police.

Au beau milieu de cette lutte homérique, unfaux mouvement amena le coude du concierge en contact avec unecolonne funéraire. Vive fut la douleur. Du coup le promeneurdesserra son étreinte, leva les bras au ciel :

– On m’a frappé. Où es-tu, coquin ?Tu te caches, lâche !… Allons bon ! et ma prisonnière.Partie la main… !

Durant quelques secondes il pivota surlui-même, sondant la brume du regard :

– Rien ! Rien !… Décidément jedemanderai un chien à l’administration, un chien ou deux…, c’esttrès utile dans les rondes…, très… !

Son ivresse augmentait d’instant eninstant.

– Non, c’est bizarre ! Je riais dumaître d’école, dans le temps, quand il disait que la terre tourne…Eh bien ! j’avais tort ; mes excuses, Monsieur lemagister… je la sens tourner ; positivement, je la sens.

De fait, le pauvre gardien avait la perceptionque le sol se dérobait sous ses pas. La surface de la terre chargéedes fantasques monuments que le souvenir élève sur les tombeaux,stèles, fûts brisés, croix, chapelles, dalles, lui paraissaittourner dans un sens, tandis que le ciel chamarré d’étoilesexécutait sa rotation en sens inverse.

Pour ne pas choir, Looker s’accrocha à l’angled’une petite chapelle qui se trouvait à sa portée.

– Mon pauvre garçon, gémit-il ens’adressant en pensée au défunt dont la sépulture lui servaitd’appui, heureusement que tu demeures là… Sans cela je tombais.C’est égal, cela tourne trop, faut que la terre s’arrête, ou bienje demande à descendre.

Ses jambes accédèrent à sa prière en pliantsous lui, et il se trouva assis, le dos soutenu par lemonument.

Dans cette position il éprouva un soulagementmomentané.

– Cela va mieux ! – et, narguant laboule terrestre : – Tourne, tourne, ma fille, à présent, jesuis assis.

Mais soudain sa voix s’étrangla dans sa gorge,ses yeux se dilatèrent :

– Quoi encore ? On marche dans lecimetière… Ce n’est plus une main, cette fois ; ce sont despieds.

Se penchant en avant, il essaya de distinguerles mystérieux promeneurs dont ses oreilles lui annonçaientl’approche. Il disait tout bas :

– Bien certainement, ce sont de pauvresgens égarés comme moi… car on ne se réunit pas ici pour tenir unmeeting ou pour donner un bal… Oui, oui, les pas sont mal assurés…Ils ont bu du brandy, les malheureux.

Après avoir ri silencieusement, il fut prisd’une sollicitude d’ivrogne pour les gens qu’il supposait être dansle même état que lui :

– Je vais les remettre dans leur chemin…Comment sont-ils arrivés jusqu’ici ? Décidément on n’a pasreculé le mur, on l’a abattu. Oh ! l’administration !…Après ça, s’il n’y a plus de mur, je suis peut-être bien sorti deKilled-Town !… Diable ! Voyons… Orientons-nous. Non, non,je me trompe… j’y suis toujours. Voilà là en face, le saule souslequel est la tombe du Corsaire Triplex…, ce brave et digneCorsaire qui m’a offert un si bon dîner.

Et s’attendrissant soudain :

– Pauvre cher vieux garçon…Est-il bête de s’être fait enterrer ; comme si cela n’auraitpas été plus amusant pour lui de trinquer avec moi. Soistranquille, cher ami, j’ai mangé pour deux, à ta santé…, et je tepleure, termina-t-il en essuyant du revers de sa main les larmesqui coulaient sur ses joues.

La brusque apparition de plusieurs personnes,sous le saule qu’il désignait une minute plus tôt, changea encoreune fois le cours de ses divagations.

Dans le brouillard, les nouveaux venus avaientune apparence bizarre ; cependant Looker crut distinguer deshommes et des femmes.

– Ah çà ? murmura-t-il pris de peur,qui sont ceux-là ? Que viennent-ils faire ici ?

Un des visiteurs funèbres s’était penché enavant.

– Il bêche, celui-là !

Le son mat d’une pelletée de terre retombantsur le sol prouva que l’ivrogne ne se méprenait pas :

– Est-ce qu’ils voudraient déterrer cevieil ami le Corsaire ? Holà ! Holà ! je suis là,moi. Nous allons voir.

Se cramponnant désespérément au mausolée,Jeremiah tenta de reprendre la position verticale ; mais avantque son mouvement fût terminé, une voix à la fois tendre etrailleuse arriva jusqu’à lui :

– Ne craignez rien, Miss, disait-elle,notre Triplex va se lever de son cercueil pour baiser votre joliemain !

– Il va se lever ? bégaya le gardiendont les cheveux se hérissèrent. Se lever, lui, letrépassé… ?

Ses dents claquaient. De nouveau ses jambes sedérobèrent sous lui et il retomba si malheureusement que la partiepostérieure de son individu heurta rudement l’angle d’unepierre.

Il eut un gémissement étouffé. Il s’était faitmal, et tout affolé, la main gauche comprimant les battements deson cœur, la main droite appuyée sur l’endroit contusionné, ilassista terrifié, muet, à une scène extraordinaire.

Les inconnus creusaient le sol ;maintenant plusieurs travaillaient. On entendait le choc du fer surles cailloux, et près d’eux s’élevait rapidement un amas deterre.

Des femmes, élégantes autant que le gardien enpouvait juger dans la brume, assistaient à cette œuvre mystérieuse.Elles étaient trois : l’une désolée d’attitude, les autresparaissant l’encourager.

Et le labeur se poursuivait. Bientôt lesoutils rendirent un son sonore.

– Le cercueil, dit la même voix quis’était fait entendre déjà. Sautez dans la fosse et attachez lescordes.

Deux ombres semblèrent s’engouffrer dans laterre. C’en était trop pour le cerveau brouillé de Looker, ilappuya ses mains sur ses yeux :

– Non… je ne veux pas voir cela… Le mortva se lever… Ah ! si je pouvais en faire autant et mesauver.

Souhait superflu ; tremblant de tous sesmembres, ivre et terrifié, le concierge était incapable de faire unmouvement.

Il ne voyait pas, mais ses oreilles luiindiquaient nettement ce qui se passait. Ainsi il perçut leglissement des cordes sur le cercueil, le frottement contre lesparois de la fosse du coffre de chêne que les travailleurs inconnusremontaient, le bruit mat de la bière posée sur le sol.

Après cela des grincements légers l’avertirentque l’on dévissait le couvercle de la couche funèbre où le CorsaireTriplex reposait.

Une voix de femme murmura :

– Comme il est pâle !

Et la voix masculine, qui, à deux reprises,s’était fait entendre, répondit :

– Les couleurs vont revenir à ses joues,Miss, soyez sans crainte. Heureusement la prison s’est conformée àl’usage, qui consiste à inhumer les prisonniers défunts avec tousles vêtements qu’ils portaient dans la maison. Faute de cette sageprécaution notre ami eût pu, par ce brouillard, pincer un sérieuxcoryza.

Un mort qui s’enrhume, un défuntenchifrené ! Cette idée fantastique enleva à Looker sesdernières forces. Sans qu’il put les retenir, ses mains glissèrentde son visage et les yeux égarés, il vit… !

Il vit l’être qui venait de parler élever lamain. Entre ses doigts brillait sous un rayon de lune un objetpoli, qui lui parut être un petit flacon de cristal taillé.

– Voici l’antidote, prononçal’apparition. Le soporifique parfumé à l’essence d’amandes amèresva être chassé sans effort.

Puis l’ombre humaine – car le conciergen’aurait plus osé l’appeler homme – se pencha sur le cercueil,introduisit le goulot de la fiole entre les dents du trépassé, eten vida le contenu.

Cela fait, il se redressapaisiblement :

– Dans une minute, il sera debout.

Oh ! l’interminable minute. Looker nepeut détacher ses regards de la caisse funèbre. Une curiosité mêléed’épouvante lui fait attendre avec des frissons que le prodigeannoncé s’accomplisse.

Soudain un mouvement se produit dans la boîterectangulaire. Il y a comme un frémissement, un froissementd’étoffes, et lentement la tête, puis le buste du mortapparaissent.

Le Corsaire s’est assis dans soncercueil !

Deux cris jaillissent :

– Vivant ! Vous !

– Vivant pour vous revoir, ma doucefiancée. Vivant pour ne plus vous quitter.

C’est la jeune femme éplorée qui a parlé,c’est le mort qui a répondu.

Et ce dernier se lève, il sort du coffre, ilmarche, il vient à son interlocutrice, il lui prend les mains.

C’est extraordinaire ! Ces esprits, cesombres, ces âmes errantes dans la nécropole ont les gestes, lesattitudes de fiancés heureux de se retrouver après uneséparation.

De nouveau celui qui a tout dirigé élève lavoix :

– Offrez le bras à votre future etpartons.

– Par où sortirons-nous ?

– Poterne n° 4.

Juste l’ouverture dont la clef manquait dansle casier, Looker le constate. Les esprits lui ont volé cetteclef.

Cependant le groupe obéit. Le Corsairearrondit le bras sur lequel la jeune femme appuie sa main, etprocessionnellement, telle une noce d’ombres, tous s’éloignent,disparaissent entre les tombes, tandis que le concierge, à bout deforce, de résistance, s’étend doucement sur le sol, ayant perdu laconscience des choses.

**

*

La lune, modeste veilleuse de la nuit,s’éclipsait devant les premières clartés du jour, quand le digneLooker rouvrit les yeux. Insensiblement il avait glissé de lasyncope dans le sommeil et les fumées de l’ivresse s’étaientdissipées.

D’abord il fut surpris de se voir couché dansune allée de Killed-Town, puis la mémoire lui revint.

– Par Satan, grommela-t-il d’un airpenaud, j’ai passé la nuit ici ! Ma tendre épouse vacertainement me gourmander ; ce cher aimable petitcanard me battra peut-être. Diable ! Diable ! C’estce gueux de brandy ; je m’en défierai désormais ; plus debrandy, le gin et le wisky sont plus honnêtes.

Mais ses souvenirs se précisèrent.

– Et quel cauchemar ! Ce Corsairesortant du tombeau. On en a des idées cocasses quand on s’arrose debrandy !

Le brave homme se prit à rire ; sa gaietéfut brève, car de nouveau il se souvint qu’il lui fallait regagnerson domicile et que l’accueil qui l’y attendait serait assurémentdésagréable.

Pourtant une réflexion lui rendit quelquecourage :

– Ma gracieuse compagne devait être aussitroublée que moi. Si elle dormait encore…, si elle ne s’étaitaperçue de rien… ?

En ce cas il importait de rentrer au plus tôt.Looker se leva donc et déjà il prenait le chemin de sa demeure,quand il songea :

– Non, d’abord, il faut que je passe à latombe du Corsaire ; ce rêve me poursuit, il faut que je meprouve bien que tout cela n’est qu’imagination. C’est une démarcheridicule, je sais bien que mes « pensionnaires » ne s’envont pas…, seulement je serai tranquille.

Contournant quelques sépultures qui masquaientcelle de Triplex, il déboucha juste en face du saule sous lequels’abritait cette dernière.

Mais là, il s’arrêta suffoqué.

Auprès d’un amas de terre, la fosse s’ouvraitbéante ; à côté s’allongeait le cercueil décloué et vide.

Le concierge ouvrit la bouche, étendit lesbras, se prit la tête à deux mains, mimique expressive de lastupéfaction. Sapristi non, il n’avait pas rêvé ! Quoi ?Il était donc possible de se relever d’entre les morts, de quitterKilled-Town ?

Ahuri, ne pouvant se faire à cette idée,Looker se rapprocha de la fosse, palpa la bière. Il n’y avait pas àdire ; le décédé s’était envolé.

Alors une autre terreur le saisit :

– On va me révoquer. Nous ne devons paslaisser courir les champs à nos administrés. Ah bien ! Ahbien ! en voilà une jolie affaire.

Après avoir répété pendant un quart d’heureles mêmes choses, le pauvre diable eut une inspirationgéniale :

– Ma douce moitié me dit toujours que lesfemmes sont plus fines que les hommes, je vais la consulter.

Et, rasséréné, il courut plutôt qu’il nemarcha vers sa maisonnette. Il entra, le cœur palpitant. Aucunbruit. Mistress Looker dormait encore.

– Pauvre cher petit objet,murmura le gardien ; c’est dur de la réveiller ; mais lescirconstances commandent. Douce amie ? commence-t-il.

Mais Mistress Looker se dressafurieuse :

– C’est vous qui me réveillez ?

– Oui, une chose grave…

– Il n’y a de grave que matranquillité.

– Permettez… ?

– Je ne permets pas. Vous ne respectezrien. Vous êtes un sauvage, un cannibale…

– Cependant…, le Corsaire Triplex…

– J’ai la migraine.

– Est sorti…

– C’est pour me raconter cela que vous medérangez. Vous êtes fou !

– Mais non !

– Alors c’est une mauvaiseplaisanterie ?

– Chère amie…

– Je ne suis pas votre amie. Vous mefaites horreur. Sortez sans retard.

– Mais…

– N’insistez pas !

– Pourtant !

– Ah ! c’est trop fort.

Et parvenue au paroxysme de la colère, lagracieuse créature détacha à son seigneur et maître un retentissantsoufflet.

Tout étourdi, Looker ouvrait la bouche pours’expliquer, mais la concierge rugit :

– Un mot de plus et je recommence…Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Allez-vous-en !

Ma foi, le gardien jugea prudent de battre enretraite, en fermant soigneusement la porte de la chambre. Dans lapremière salle, Looker s’arrêta.

– Je ne rapporte de mon entretien qu’unegifle, – une vraie gifle par exemple. Oui, mais que vais-jefaire ?

Tout à coup, il se frappa le front :

– Je suis sot. La police retrouve lesobjets perdus. Donc… et même c’est chez le Directeur qu’il faut merendre. Ce fonctionnaire s’intéressait à mon fugitif, puisqu’il asuivi son convoi. C’est cela même, je vais voir sir TobyAllsmine.

Sitôt dit, sitôt fait. Looker se brossa, secira et s’en fut rapidement à l’hôtel de Paramata-Street.

– Sir Toby Allsmine ? demanda-t-ilau suisse.

Ce serviteur le toisa d’un airimportant :

– Il est à peine sept heures, mon brave.Repassez plus tard.

– Il faut que je voie M. leDirecteur de suite, insista le gardien. Il le faut. Soyez assuréqu’il ne vous pardonnerait pas de me faire revenir.

Son assurance en imposa au suisse qui sedécida à prévenir le Chef de la police du Pacifique.

Ce dernier venait de se lever. En apprenantqu’un employé de Killed-Town sollicitait une audience, ilfrissonna. Que lui voulait cet homme ? Le moyen le plus simplede l’apprendre était de recevoir le visiteur. Aussi Toby donna-t-ill’ordre d’introduire Looker.

– Vous venez tôt, garçon, lui dit-il.Votre confidence devra être intéressante pour que je vousexcuse.

– Votre Honneur m’excusera, j’en suiscertain.

– De quoi s’agit-il ?

– Du Corsaire Triplex.

Allsmine eut un soubresaut, mais se calmantsoudain :

– Bon ! n’en parlons plus. Nousl’avons enterré hier…

– Sans doute ! Sans doute !Seulement cette nuit il a quitté le cimetière.

– Il a quitté ?… Comment ? Quevoulez-vous dire ? interrogea le Directeur pâlissant.

– Ce que je dis à Votre Honneur. Cettenuit, le Corsaire est sorti de son cercueil et s’en est allétranquillement.

– Quelle est cette histoire ?

– La vérité, Excellence. Je l’ai vu.

– Vous ?

– Oui. Je faisais la ronde prescrite versminuit, et j’ai assisté à la résurrection du défunt !

Un instant Allsmine considéra soninterlocuteur avec attention. Il se demandait évidemment s’iln’avait pas un insensé en face de lui. Looker devina sapensée :

– Si Votre Honneur consent àm’accompagner là-bas ; il se rendra compte que j’ai toute maraison.

Il n’y avait plus à douter. Avec une hâtefiévreuse, le Directeur acheva de s’habiller et suivit leconcierge-gardien.

Vingt minutes plus tard, tous deuxs’arrêtaient au bord même de la fosse où, la veille, sous les yeuxde Toby lui-même, on avait descendu Triplex.

C’était au tour du haut fonctionnaire detrembler. Avidement il interrogeait son compagnon, se faisaitrépéter les moindres détails de la scène étrange dont il avait étéle spectateur.

Ainsi le mort était bien vivant. Le Corsaireallait recommencer la série de ses exploits. L’ennemi que l’oncroyait terrassé, se relevait plus terrible, plus dangereux quejamais.

Il était certain que cette aventuremerveilleuse donnerait au fugitif un crédit énorme dans l’esprit dupopulaire. Par ce temps prosaïque, que de gens feraient des vœuxpour ce personnage qui rééditait les miracles attribués aux époqueslointaines où l’histoire bégayait encore !

La vue de la tombe violée causait à Toby unmalaise insurmontable. Il s’en éloigna, atteignit la porte de lanécropole et sortit en répondant par un salut distrait auxcourbettes obséquieuses du concierge.

Il s’en allait pensif. Que fairemaintenant ? Où reprendre l’adversaire qui venait siprestement de lui glisser entre les doigts.

Il fut tiré de ses réflexions par les clameursde vendeurs qui criaient les journaux du matin. Il frissonna encomprenant ces mots :

RÉSURRECTION DU CORSAIRE TRIPLEX

DÉPÊCHES À LA PRESSE. – IMPORTANTES DÉCLARATIONS.

Au passage, il arrêta l’un des crieurs, pritune feuille au hasard et lut le bizarre entrefilet quevoici :

« Nous annoncions hier les funérailles duCorsaire Triplex. Nous avions tort de croire que cet hommeremarquable disparaîtrait ainsi. Il avait simplement, pour s’évaderde la prison du fort Macquarie, absorbé un narcotique qui lui avaitdonné l’apparence de la mort. Cette nuit même il est sorti dutombeau, ainsi qu’en fait foi cette note remise par ses soins auxbureaux de notre journal. Nous la publions sanscommentaires :

« Cette nuit, le Corsaire Triplex, nonpas mort, mais simplement endormi, a quitté Killed-Town. Il adressela même communication à l’Amirauté et à la presse européenne. Ladite note a pour but de fixer rendez-vous à la flotte anglaise duPacifique. Dans deux mois à dater de ce jour, je l’attendrai,écrit-il, dans l’île Goldland (Archipel de Cook), et cette fois, jepense obtenir enfin justice contre le sieur Allsmine, placé par jene sais quelle aberration, à la tête des services policiers dugrand Océan. »

Ces lignes achevées, sir Toby courba la tête.Il se sentait impuissant devant la prodigieuse activité de sonennemi.

Qui était cet homme, assez audacieux pourrisquer d’être enterré vivant, et qui, à peine hors de la tombe,reprenait les hostilités avec une nouvelle ardeur ?

Le découragement pesait sur le Directeur. Iléprouva le besoin de se confier à quelqu’un, de s’appuyer sur unami, et il se rendit au Centennial-Park-Hôtel. Il se flattait d’yrencontrer Armand, d’obtenir de l’ingénieux journaliste un conseil,une indication.

Hélas, une désillusion l’attendait ! Aubureau de l’hôtel, il apprit que, la veille au soir, un officier demarine avait rendu visite au Parisien, et que celui-ci avaitaussitôt réglé sa note, puis était parti, avec ses compagnes et lemarin, sans vouloir que les boys se chargeassent desvalises.

La disparition de Lavarède accrut l’inquiétudedu policier.

Très vite il retourna chez lui. Parbleu !À défaut de l’époux d’Aurett, il prendrait James Pack pourconfident. Après tout, il avait eu tort de tenir son secrétaire àl’écart depuis quelque temps ; James était adroit, remuant ettoujours il s’était montré serviteur dévoué.

Mais la fortune avait décidé que sir Tobychercherait vainement un auxiliaire ; Pack n’avait pas paru aubureau le matin. Agacé de ce contretemps, le Directeur expédia unagent au domicile du bossu, avec ordre formel de ramener lesecrétaire.

Au bout d’une heure l’agent revint, mais seul.James Pack était sorti de chez lui la veille au soir et personne nel’avait revu.

En dépit de son courage très réel, Allsminefut effrayé.

La disparition de Lavarède, celle de James,coïncidant presque avec l’évasion du Corsaire, lui semblaientréellement résulter de l’exécution d’un plan unique etraisonné.

Triplex avait-il donc voulu le priver desseuls concours sur lesquels il se croyait en droit decompter ?

Mais ce personnage était donc partout à lafois, frappant sans relâche. Ah ! pourquoi ne l’avait-il pastué de sa propre main, alors qu’il le tenait en son pouvoir.

À présent l’ennemi était libre, et il segarderait bien de se laisser surprendre de nouveau.

Allsmine resterait isolé, en butte à tous sestraits, incapable de parer les coups qu’il ne pouvait prévoir.Fatalement, dans deux mois, au jour fixé par le Corsaire, legouvernement anglais, convaincu ou non par ses explications,sacrifierait le Directeur de la police, puisque sa présence auxaffaires devenait une source de troubles et de difficultés.

Certes le formidable vengeur avait tout prévu.Il avait détaché de Toby tous les fidèles d’antan ; il avaitmême éloigné de lui l’affection de sa femme, de Joan.

Joan ! Ce nom resplendit pour lui commeune lumière pour un voyageur perdu dans la nuit. Joan ! Oui,il avait été brutal avec elle, mais en face du danger imminent,d’autant plus terrible que l’on ne pouvait la définir, elleoublierait peut-être s’il faisait appel à sa générosité.

Certes, elle serait impuissante à leprotéger ; mais déjà il ne souhaitait plus un défenseur. Cequ’il espérait, ce qu’il désirait, c’était une personne à qui ilpût parler, exprimer sa souffrance.

Il se sentait seul et il avait peur de lasolitude. Ce sentiment primait tout le reste. Il ne fallait pasrester seul ; à tout prix l’isolement devait être évité.

Oui, il irait vers Joan, il la supplierait.Vite il s’engagea dans les couloirs conduisant à l’appartement dela mère inconsolée. En y pénétrant il sentit un grand coup au cœur.Nul bruit ne se faisait entendre. Sur les meubles, les objets, ondevinait la tristesse des choses abandonnées.

Il avança pourtant, l’oreille tendue, désireuxde percevoir un son, une parole, un indice d’existence. Rien !Le silence régnait toujours, de plus en plus lourd, de plus en plusinquiétant.

Il parcourut ainsi les différentes pièces. Àla porte de la chambre à coucher de Joan, il hésita, mais cet arrêtfut court ; il fallait savoir. Violemment il poussa la porte,entra et regarda autour de lui.

La chambre était vide. Le lit non défaitmontrait que l’habitante du logis n’avait pas reposé sur sacouche.

Allsmine lança un cri sourd. Ses yeux injectésde sang fouillèrent la pièce. Soudain ils s’arrêtèrent sur unelettre placée en évidence au milieu d’un guéridon. Il bondit versle meuble, prit l’enveloppe sur laquelle était tracée cetteadresse : « Pour sir Toby Allsmine » ; ill’ouvrit, déplia une feuille de papier enfermée à l’intérieur, etavec un déchirement déchiffra les lignes que voici :

« À cette heure, je suis auprès de mafille Maudlin Green. Je ne veux pas accuser, mais à côté de cetteenfant bien-aimée, j’attends dans la retraite que la justice frappeles coupables. »

– Partie, bégaya sir Toby, partie… !Sa fille vivante… ! Le Corsaire Triplex ! C’est l’enfer,l’enfer ligué contre moi.

Et il se laissa aller sur une chaise,anéanti.

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