Corsaire Triplex

Chapitre 15UN DÉFUNT QUI SE PORTE BIEN

La traversée dura onze jours ; maismalgré tous ses efforts, Lavarède ne put se rapprocher une secondefois de son cousin.

Certes il voyait le captif. Celui-ci montaitsur le pont chaque après-midi et se promenait durant deux heures –attention délicate de sir Toby – mais des policiers l’escortaient,épiant ses moindres gestes. Tout au plus lui était-il possibled’échanger à distance des regards avec ses amis.

Évidemment les dits regards exprimaient biendes choses, surtout lorsqu’ils se reposaient sur le visagemélancolique de Lotia ; seulement, n’en déplaise à Messieursles poètes, les yeux, ces miroirs de l’âme, ont besoin du secoursde la langue pour parler clairement.

Alors Armand se retourna du côté d’Allsmine,et après de patientes interrogations, motivées en apparence par sondésir de s’instruire de l’état social, administratif et judiciairede l’Australie, il acquit la certitude que Robert, réputé criminelpolitique, arrêté sous l’inculpation d’avoir attenté à la sécuritédu pays, serait enfermé dans la maison de détention spécialementaffectée aux coupables de même espèce.

Une question au capitaine duDestroyer obtint cette réponse :

– Les accusés politiques sont internés àla prison Macquarie.

La prison Macquarie est un ancien fortdésaffecté depuis que les progrès de la balistique ont contraintles Vaubans modernes à métamorphoser les ouvrages de défense.

Impuissant contre les obus à la mélinite, lefort est devenu maison de détention et ses murailles épaisses dequatre mètres, ses cellules étroites, anciennes casemates évidéesdans des cubes de pierre, se rient de toute tentatived’évasion.

Ces détails recueillis de droite et de gauchen’étaient pas pour satisfaire le journaliste. Il en concluait quela délivrance de Robert était, sinon impossible, du moins trèsproblématique.

Aussi lorsque le Destroyer eut jetél’ancre dans Port Jackson, Armand débarqua fort soucieux, et, safemme ainsi que Lotia réinstallées au Centennial-Park-Hôtel, ilprit le chemin de Paramata-Street. Selon le désir du captif, ilvoulait parler à James Pack, encore qu’il n’eût pas grandeconfiance dans l’intervention du bossu.

Mais il n’eut pas besoin d’entrer dansl’hôtel. Comme il se demandait non sans perplexité de quelle façonil parviendrait, sans éveiller les soupçons de sir Toby, à aborderson secrétaire, il aperçut James qui, la figure souriante, l’allurejoyeuse, arpentait le trottoir, se dirigeant vers lui.

– Bonjour, Sir Lavarède, s’exclama lebossu en l’abordant. Votre figure reflète une superbe santé, etc’est sans inquiétude que je vous pose la question : Commentcela va-t-il ce matin ?

– De santé je suis bien, etvous ?

– Exquisement.

– All right ; mais d’humeurje suis malade.

– L’êtes-vous réellement ?

– Je le suis. Au reste, si vous consentezà perdre quelques minutes, je crois que je parviendrai à vous fairecomprendre l’affection dont je souffre.

– Je me mets à votre ordre.

– Alors éloignons-nous quelque peu ;je crains qu’un indiscret ne nous voie.

Un vague sourire fit briller les yeux dusecrétaire ; toutefois il ne présenta aucune observation, etdocilement il s’éloigna de l’hôtel d’Allsmine en réglant son passur celui du Parisien.

Celui-ci se jeta dans la première rue latéralequ’il rencontra, et, certain désormais de ne pouvoir être aperçudes fenêtres de l’hôtel, il reprit :

– Je suis chargé d’un message pour vous,James Pack.

– Un message, j’écoute. De qui ?

– Du Corsaire Triplex.

À ce nom, le bossu rit de nouveau :

– Ah oui ! Le Corsaire que mon trèsadroit patron a capturé à Brimstone-Mounts.

– Justement.

– Fort bien !

Et avec un accent gouailleur, Jamesprononça :

– Auriez-vous des doutes touchant sonidentité ?

Puis lisant la surprise sur les traits de soninterlocuteur :

– Regardez-moi bien, Sir Lavarède. Jevous suis très obligé de la peine que vous avez prise ; très…oui certes. Seulement je dois vous avertir que votre dérangementest inutile. Je suis informé de tout.

– De tout ?

– Absolument. Je sais même ce que vousveniez m’apprendre.

Armand eut un haut-le-corps :

– Vous exagérez ?

– En aucune façon.

– Prouvez donc…

– Ce que j’avance, rien de plus aisé.

Se penchant vers le journaliste, de manière àamener ses lèvres à la hauteur de l’oreille de son auditeur, il ditlentement :

– Fort Macquarie.

Du coup, Armand s’inclina.

– Votre service d’informations estadmirable, déclara-t-il. C’est bien là, en effet le nom que jedésirais vous faire entendre. Vous le connaissez, c’estparfait ; le vœu du prisonnier est exaucé.

– En partie. Il en a formé un autre.

– Un autre ?

– Sortir de prison.

– Ah ! c’est juste, mais saréalisation me paraît peu aisée.

Pack fit entendre un petitricanement :

– Allez, allez, Sir Lavarède, votrecousin n’est plus de cet avis.

– Plus. Il est donc au courant de ce quise passe ?

– Entièrement, et il sait maintenant queaprès-demain soir, il sera hors des murs du fort Macquarie.

– Après-demain ? répéta le Parisienau comble de la surprise.

– Oui. Rentrez chez vous. Gardez lachambre et tenez-vous prêt à suivre le messager qui se présentera àvous.

Sur ce, sans attendre une réponse de soninterlocuteur suffoqué par la surprise, James Pack pirouetta surses talons et se dirigea à grandes enjambées vers Paramata-Street,à l’angle de laquelle il disparut.

– Non, murmura Lavarède enfin revenu deson étonnement, non, jamais de ma vie, je n’ai vu tant de mystèresaccumulés.

Puis il eut un geste insouciant :

– Au demeurant, l’avertissement n’a riende triste. Je crois que ce que j’ai de mieux à faire est deretourner au Centennial-Park. Aurett et surtout Lotia serontheureuses des nouvelles que je leur rapporterai.

Sans tarder il mit à exécution ce qu’il venaitde décider.

Or, pendant que son cousin se livrait auxdémarches que nous venons de résumer, Robert, extrait des flancs duDestroyer, prenait place dans un cab avec deuxpolicemen.

La voiture roulait à travers les rues étroitesdu vieux Sydney, gagnait les larges avenues disposées en échiquierdu Sydney neuf et finalement s’arrêtait devant la porte massive dufort Macquarie.

Des geôliers à l’uniforme gris de ferrecevaient le prisonnier des mains des agents de police. Des portesse refermaient sur lui avec un bruit de ferraille et il étaitpoussé dans une petite salle, où un greffier attendait, la plume àla main, le moment de coucher une nouvelle victime sur son livred’écrou.

Robert allait apprendre de la bouche de cetemployé à quel point les Anglo-Saxons d’Australie sont respectueuxde la liberté individuelle. En le voyant paraître, escorté deguichetiers, le scribe consulta une fiche placée sur son bureau etavec politesse :

– Vous êtes le CorsaireTriplex ?

Le fiancé de Lotia inclina la tête.

– Bien. En Europe, on a la malencontreusehabitude de substituer un numéro au nom de la personne incarcérée.C’est là une atteinte à la liberté que nous autres, fils libres dela libre Australie, ne saurions commettre ; ceci dit,préférez-vous conserver votre nom, ou bien adopter un pseudonyme,soit syllabique, soit chiffré ?

L’ancien caissier ouvrit des yeux énormes,puis avec une gaieté bien surprenante dans sa situation :

– Puisque vous êtes si respectueux de laliberté, dit-il, ne pourriez-vous me laisser partir ?

L’idée parut bouffonne au greffier quis’esclaffa. Il lui fallut une bonne minute pour récupérer assez decalme et répondre :

– Tout excepté cela. Ce n’est pas nous,mais la société qui vous enferme ici. Dans cette enceinte noussommes tout-puissants, mais notre autorité s’arrête aux portes dela prison. Vous allez voir qu’à l’intérieur nous accordons la pluslarge liberté.

Et d’un ton aimable :

– Sans doute, Sir Corsaire, vous désirezun cachot confortable ?

– Autant que faire se pourra.

– Probablement aussi l’ordinairede la maison vous paraîtra peu délicat et vous aimerez mieux fairevenir vos repas du dehors.

– Vous prévenez mes vœux.

– Trop heureux de vous être agréable. Ilme faut ajouter que, moyennant rétribution bien entendu, vous êteslibre – il appuya sur ce dernier mot – de vous procurer tout ce quevous souhaiterez. Si même il vous répugnait de subir la peinesévère qu’un tribunal prononcera contre vous, rien ne s’oppose à ceque vous vous fassiez apporter un poison libérateur. Je n’insistepas, mais si vous vous décidiez dans ce sens, la pharmacie de lamaison sera à votre disposition ; donnez-lui la préférence,ses prix sont moins élevés que ceux des pharmaciens de laville.

Robert ne résista pas et rit franchement àcette étrange proposition. Sa bonne humeur ne déplut pas au scribequi reprit d’un air fin :

– Mais je vous parle comme à un novice.Un homme de votre expérience, Sir Corsaire, doit avoir tout prévu,et vous avez certainement en poche le moyen d’éviter lapendaison.

Et sur un geste négatif duprisonnier :

– Ne vous en défendez pas, c’est votredroit. Un homme libre peut préférer le poison à la corde. Aussi onne vous fouillera pas, selon l’usage barbare des greffes del’ancien continent. Je me résume donc. Votre écrou portera lamention : Corsaire Triplex – cachot confortable, 3 shillingschaque jour – repas du dehors, 8 shillings ne vous mécontententpas ?

– J’accepte volontiers.

– Alors, Sir Corsaire, permettez-moi devous saluer.

S’adressant à un gardien, le greffierajouta :

– Crossby, conduisez ce gentleman à lachambre 2 ; je vous charge de veiller spécialement à lesatisfaire.

Après quoi, notre homme fit au captif unerévérence pleine de correction et se remit au travail.

Averti par un signe de Crossby, Robert sortitavec lui du greffe, traversa des cours, des corridors sombres, eten fin de compte, pénétra dans une pièce assez spacieuse, garnied’un lit, d’une armoire à glace, d’un lavabo, d’une table, et deplusieurs sièges, le tout en acajou. Cette geôle donnaitl’impression d’une chambre d’hôtel de second ordre. À la fenêtregrillée, des rideaux à fleurs et sur le plancher, une moquettecomplétaient l’ameublement.

– Cette cellule n’est véritablement pasmal, déclara le pseudo-corsaire.

Sa réflexion épanouit la face du geôlier.

– Oh Sir ! c’est la mieux de larésidence ; on y est très bien. En montant sur une chaise, onaperçoit, par dessus le chemin de ronde et la muraille extérieure,toute la basse ville et le port. Jolie vue, très bon air ; ilest regrettable que vos démêlés avec la justice ne me laissent pasespérer que vous fassiez un long séjour parmi nous.

Mais se donnant un coup de poing sur la tête,le brave garçon grommela :

– Je suis une folle bête. Je dis deschoses pas folâtres du tout. Excusez-moi. Si vous le permettez,nous allons dresser le menu de votre déjeuner. Je connais ici prèsun restaurateur dont les ragoûts ressusciteraient un mort.

Et prévenant, obséquieux, devinant avant mêmequ’elles fussent formulées les objections de son« client », le porte-clefs ne quitta la salle qu’aprèsavoir noté une succession de mets suffisants à nourrir dixpersonnes.

Évidemment il escomptait les reliefs du repas,et il les escomptait avec un robuste appétit.

Cela ne l’empêcha pas d’ailleurs de fermeravec soin la porte. Les pênes, les verrous tombèrent avec un bruitpénible, qui démontra au captif que si, l’on flattait ses goûtsgastronomiques, on n’avait pas la même faiblesse à l’égard de sondésir de s’évader.

Son visage s’assombrit en se trouvant seul. Ilse mit à marcher de long en large dans sa prison, monologuant avecun accent anxieux :

– Pourvu qu’Armand avertisse James Pack…Pourvu que Pack soit à Sydney. S’il était absent… oh ! lapensée noire… Pauvre Lotia, et aussi Pauvre Moi, commedisent les Anglais !

Certes l’éventualité qu’il évoquait n’avaitrien de récréatif. On ne lui avait pas caché que son procès seraitmené rondement, et la perspective d’être pendu, d’adresser entreciel et terre un adieu éternel à la mignonne Lotia eût rendurêveurs des gens infiniment plus joyeux que lui.

Heureusement le retour du gardien Crossbycoupa court à ses réflexions. L’aimable geôlier était chargé d’ungrand panier où s’agitaient des assiettes, des verres et desbouteilles.

Activement il dressa la table. De temps àautre il jetait sur son prisonnier un regard attristé. Ses lèvresremuaient comme pour dire quelque chose, mais aucun son ne s’enéchappait.

Pourtant lorsque plats et flacons furentalignés sur la table avec une engageante symétrie, Crossby semblase décider brusquement :

– Sir Corsaire, balbutia-t-il.

Et Robert le regardant d’un airquestionneur :

– Un gentleman, dans la rue, m’a chargéd’une commission pour vous.

L’ancien caissier tressaillit :

– Une commission, donnez.

– Oh ! je vous la remettraifidèlement, vous avez la liberté de faire entrer ici tout objet àvotre convenance. C’est une petite boîte cachetée. Mais avant devous la laisser prendre, je voudrais vous adresser une prière.

– Une prière, faites donc.

– Eh bien ! C’est peut-être là lepoison dont parlait ce matin le gentleman greffier. Ah ! vousavez le droit de l’absorber, seulement vous seriez bien bond’attendre le plus, tard possible. Je suis père de famille, j’aisept enfants et le service des prisonniers constitue mon principalbénéfice.

La naïveté de la requête dérida Robert.Vraiment le scribe n’avait pas fardé la vérité. Toutes les libertéscompatibles avec le régime cellulaire, jusqu’à celle du suicideinclusivement, étaient accordées aux prisonniers. Mais le geôlierattendait sa réponse. Tranquillement il demanda :

– J’aurais une huitaine de jours à vivred’après mes calculs, si je consentais à être pendu !

– Oui, à peu près.

– Que gagneriez-vous à mon servicependant ce laps ?

Le gardien réfléchit un instant et d’un tonhésitant :

– Deux shillings chaque jour, est-cetrop ?

– Mais non. Au total donc, seizeshillings !

– Exactement, s’il plaît à VotreHonneur ?

– Il me plaît.

Et fouillant dans sa poche, Robert en tira unebanknote de cinq livres sterling qu’il tendit au guichetier.

– Tenez, mon brave, voici centshillings.

Crossby se découvrit et les mainstremblantes :

– Cent… mais je n’ai pas de quoi vousrendre…

– Gardez tout, donnez-moi seulement lapetite boîte dont on vous a chargé.

Avec un mélange de respect et de tristessebien justifié par la générosité du prisonnier, le porte-clefs remità son interlocuteur une boîte longue de cinq centimètres, large detrois, parfaitement ficelée et scellée de cachets de cire.

Ce fut d’un mouvement brusque que Robert s’ensaisit.

– Attendez encore, Sir Corsaire,bredouilla le gardien réellement ému. On ne sait jamais ; tantque la vie existe, l’espoir reste. Attendez.

Le prisonnier eut un geste vague et congédiale singulier gardien. Il avait hâte d’être seul, de connaîtrel’origine et le but du mystérieux envoi.

La porte refermée, il écouta le bruit des pasdu guichetier se perdre dans l’éloignement, puis il courut à lafenêtre, fit sauter ficelles et cachets, arracha le couvercle de laboîte et demeura stupéfait.

Sur un lit d’ouate était couchée une minusculefiole emplie d’un liquide incolore et garnie d’une étiquetteportant ces mots « Acide cyanhydrique ».

Le captif considéra le flacon avec terreur. Iln’ignorait pas que le nom scientifique qu’il venait de lire estcelui du terrible et foudroyant acide prussique, cet acide dont unegoutte suffit à déterminer la mort subite.

Il en avait là, en sa possession, de quoijeter par terre un régiment. Que signifiait ce message demort ? Ses amis le considéraient-ils comme perdu, et lamacabre plaisanterie qui le poursuivait depuis son entrée au fortMacquarie allait-elle devenir une poignante réalité ?

Devrait-il user de la liberté depréférer le poison à la potence ?

Délicatement, avec des précautionsminutieuses, il tira la bouteille de son alvéole. Alors apparut unpetit carré de papier.

Robert eut l’intuition que la mince feuillecontenait l’explication cherchée. Il la saisit d’une maintremblante, la déplia sans pouvoir empêcher son cœur de battre àgrands coups dans sa poitrine.

Deux lignes étaient tracées :

« Confiance. Buvez jusqu’à la dernièregoutte… Brûlez ce mot. »

– Son écriture, murmura le prisonnier,son écriture. Soit ! j’aurai confiance, être étrange. J’aisubordonné ma volonté à la tienne. J’ai remis mon sort entre tesmains. Tu seras obéi.

Puis, pâle encore de l’émotion ressentie, ilenflamma une allumette, approcha le billet laconique du soufrepétillant, y mit le feu et quand il le vit complètement consumé, ilsouffla sur les parcelles noircies, les réduisit en poussièreimpalpable.

– Là, fit-il de nouveau, plus de tracesde correspondance. Il faut maintenant mettre en scène montrépas.

Avec un calme étonnant, Robert s’assit devantla table, arracha une feuille de son carnet et traça rapidementcette déclaration :

« C’est volontairement que je mets fin àmes jours ; nul ne doit être accusé de ma mort. »

Cela fait, il plaça le papier bien en vue,puis reprit la fiole qu’il avait disposée à côté de lui sur latable.

– Allons, dit-il, il est temps de prouverma confiance.

Il se jeta sur son lit, eut un souriredouloureux :

– Quoi qu’il arrive, Lotia, je meurs avecton nom sur les lèvres !

Il déboucha le flacon. Une forte odeurd’amandes amères se répandit dans la chambre. Il ferma les yeux,introduisit le goulot dans sa bouche et d’un trait avala lecontenu.

Une secousse galvanique agita tout soncorps ; il se redressa à moitié, puis retomba lourdement enarrière.

Ses doigts s’ouvrirent, le flacon roula àterre, et le prisonnier demeura immobile, la face violacée, lesmains marbrées de lignes noirâtres.

**

*

Une heure avant le dîner, le geôlier Crossbyentra dans la cellule pour prendre les ordres du captif.

Il poussa un cri en l’apercevant étendu surson lit. Il courut à lui, le secoua ; mais sous sa main ilsentit le froid de la mort.

Une expression chagrine se répandit sur sestraits :

– Bien sûr, il a préféré le poison,grommela-t-il d’un air apitoyé. C’est dommage. C’était un corsaire,mais si généreux. Et puis il n’avait fait de mal à personne. Iln’en voulait qu’à la police. Enfin quand je parlerais longuement,cela ne ferait pas revenir sa vie en arrière ; ilfaut avertir l’Administration.

Et refermant la porte par habitude, le bongardien s’en fut quérir le chef des geôliers, Mister Delooche,lequel, après avoir constaté le décès du prisonnier, portal’accident à la connaissance du comptable Boysar et du greffierBoyvin. De celui-ci, la nouvelle monta jusqu’à sir Dallbass,Baronet, directeur du fort Macquarie, en passant par lesous-directeur, l’honorable Caumbey.

En un instant toute la prison fut en émoi.Monsieur Caumbey lui-même fut délégué à sir Toby Allsmine pourl’informer de l’événement survenu.

Grand, gros, grave, le sous-directeur gagnal’hôtel de Paramata-Street. Un personnage de son importance nepouvait faire antichambre ; aussi fut-il introduit sans retarddans le cabinet où le policier travaillait avec James Pack.

À l’annonce de son nom, Allsmine se leva etgracieusement :

– Mister Caumbey, je n’avais pas leplaisir de vous connaître personnellement et je bénis le hasard quime permet de combler cette lacune. J’ai lu un livre que vous avezcomposé pendant vos loisirs, et où vous avez catalogué, avec unerare compétence, les huit cents et quelques espèces de singesexistant à la surface du globe.

– Oh ! répondit modestement levisiteur, un grand savant l’a dit : L’homme descend du singe.Cataloguer les espèces quadrumanes, c’est simplement pratiquer leculte des ancêtres. Mais permettez à l’auteur de disparaître pourfaire place au sous-directeur du fort Macquarie.

– Est-ce sous ce titre que vous vousprésentez ? questionna vivement sir Toby.

– C’est sous ce titre.

– Se serait-il produit… ?

– Un incident fâcheux ? achevaMister Caumbey. Oui, en vérité… Le Corsaire Triplex…

– S’est évadé ?

Ce n’était pas un cri, mais un hurlement quele Chef de la police lança en se levant tout d’une pièce ;mais son interlocuteur l’apaisa aussitôt :

– Il s’est évadé de la vie, simplement.C’est le seul genre d’évasion que permettent nos bonnesmurailles.

– Mort ?

– Totalement mort.

– Comment cela est-il arrivé ?

– Il a absorbé de l’acide prussique. Voussavez, Honorable Sir, que nous ne fouillons pas nos prisonniers. Ilest bon de leur laisser la faculté d’échapper à la vindicte deslois, en se faisant justice eux-mêmes.

Allsmine n’écoutait plus. Il marchait avecagitation dans le bureau. Soudain il parut prendre unerésolution :

– Mister Caumbey, veuillezm’attendre ; vous m’accompagnerez à la prison. Pour vous,Mister Pack, ne bougez pas d’ici. En prenant une voiture je seraide retour dans trois quarts d’heure et j’aurai besoin de vous.

Sur ces mots, il sortit en coup de vent pourreparaître, au bout d’un instant, le chapeau sur la tête, prêt àsortir. Il répéta en regardant James :

– Ne bougez pas.

Puis il entraîna le sous-directeur quelque peuinterloqué. Dans la rue, il héla un cab qui passait, ypoussa mister Caumbey avec tant de hâte que celui-ci pensa tomberpar la portière opposée, s’y engouffra à son tour impétueusement,écrasa du coup le chapeau de son compagnon et lança aucabby (cocher) ahuri :

– Fort Macquarie… au galop… largepourboire.

Stimulé par cette promesse, l’automédonfouailla son cheval qui prit une allure rapide, et un quart d’heureaprès il déposait ses clients à la porte de la prison.

La venue du Chef de la police du Pacifique mittout le personnel en ébullition, mais Allsmine coupa court auxprotestations du directeur. Il se fit mener à la cellule de Robert,il toucha le cadavre, constata avec une joie évidente que sonennemi était à jamais réduit à l’impuissance, et laissa même percersa satisfaction dans ses paroles. Il félicita chaudement lepersonnel de son zèle et promit d’avoir les yeux sur lui, quandviendrait l’époque bénie des fonctionnaires, où s’élaborent lesavancements et les gratifications.

Après quoi, rendant la liberté à misterCaumbey, il remonta dans son cab et se fit ramener à sademeure.

Tout le long du chemin Toby fredonna ; ilstupéfia le cocher par la largesse de son pourboire.

La terrible inquiétude, qui depuis des moispesait sur son cerveau, venait de disparaître sans retour. Il étaitheureux, et comme le bonheur, même chez les pires caractères, setraduit par une bonté momentanée, il était en veine d’être agréableà tout le monde.

Sans compter que le suicide du Corsaire étaitla solution qu’il eût indiquée lui-même s’il en avait eu lapossibilité.

Grâce à cette mort, plus de comparution devantun tribunal, plus d’explications de l’accusé qui auraient pu êtregênantes. Vraiment l’aventure tournait au mieux de ses intérêts.Bref pour un peu le policier eût répété la phrase profonde etterrible du souverain antique :

– Le cadavre d’un ennemi sent toujoursbon !

Dans ces joyeuses dispositions, il regagna lecabinet de travail où son secrétaire l’attendait.

– J’avais une bonne idée en vous priantde m’attendre, Mister Pack, s’écria-t-il en entrant, avec unecordialité que son subordonné ne lui connaissait plus depuislongtemps. Nous avons des démarches à faire pour presserl’inhumation du Corsaire Triplex.

Un éclair rapide brilla dans les yeux dubossu, puis celui-ci demanda d’un ton surpris :

– Quoi ? Serait-il défuntréellement ?

– Il l’est, cher ami, il l’est. J’ai vu,de mes yeux vu, sa dépouille mortelle étendue sur son lit.

– Ainsi mister Caumbey ?…

– Avait exprimé une chose réelle. Ledrôle a senti la partie perdue et il a ingurgité unrafraîchissement à l’acide prussique. C’est étonnant combien lescoquins ont le tremblement de la potence. Enfin, nous envoici débarrassés. Il n’y a pas de doute sur la cause de son décès,donc une autopsie est inutile. Je vous prierai conséquemment devous rendre à la faculté de médecine et d’aviser MM. lesdocteurs Formentine, Cowsin et Lefioustec, qu’il n’y a point làmotif à dérangement pour eux. De la sorte nous pourrons conduiredemain à sa dernière demeure le grand coupable dont il s’agit.

James se mit en devoir d’obéir, mais Allsminele retint encore.

– Voyez aussi le médecin de l’étatcivil ; envoyez un exprès au fort Macquarie afin que ledirecteur prenne les dispositions utiles. C’est tout. Allez, jevous remercie.

Profitant du congé, le bossu quitta le bureau,se rendit dans celui des dactylographistes, dépêcha l’un desemployés à la prison, puis lui-même prit le chemin de l’école demédecine.

Il marchait vite. Sa figure fine décelait unevive satisfaction intérieure, si bien qu’un reporter attaché à l’undes journaux de Sydney l’arrêta au passage :

– Vous allez bien, Mister Pack, cela sedevine à votre physionomie. N’y a-t-il rien de nouveau pour lejournal ?

– Pardon, un fait divers de premièreimportance.

– Lequel, je vous prie ?

– La mort tragique du CorsaireTriplex.

– Quoi ! Ce pauvrecorsaire ?

– Trépassa ce matin même. Pour plus dedétails, adressez-vous à l’administration du fort Macquarie.

– J’y cours, remerciements, cria lepubliciste qui déjà s’éloignait à toutes jambes.

Un instant James le suivit des yeux, puis ilse remit en marche. À l’École de médecine les professeurs auxquelsil transmit les explications de son chef exprimèrent le regretd’être privés d’un sujet d’amphithéâtre ; mais après tout,firent-ils remarquer, la perte n’était pas grande, vu la nature dupoison absorbé. L’acide prussique a en effet la propriété decorroder les tissus au point de les rendre anatomiquementméconnaissables.

Sa mission terminée, le secrétaire ne revintpas directement à l’hôtel de Paramata-Street. Il se rendit d’abordau port marchand et s’y promena, regardant sans affectation lesmatelots, les portefaix qui grouillaient sur le quai. On eût ditqu’il cherchait quelqu’un.

Soudain ses yeux se fixèrent sur un groupe detrois marins qui, à l’aide d’un filet en balance, péchaient de cespetits poissons argentés que l’on rencontre en troupes innombrablesdans les eaux troubles des ports.

Ces hommes ne faisaient pas attention à lui.Ils ne parurent même pas s’apercevoir de sa présence lorsqu’ils’arrêta à deux pas d’eux. Lentement il tourna la tête à droite età gauche, personne ne l’observait. Alors d’une voix assourdie, ilprononça ces mots :

– Demain soir, dix hommes. L’enfant auCentennial. Rendez-vous là-bas.

– Well ! firent lespêcheurs continuant à relever leur balance.

Et James s’en alla du pas nonchalant d’unflâneur.

**

*

Le soir le tirage des journaux monta d’unefaçon extraordinaire. Tous portaient des titres en caractèresénormes ; les vendeurs criaient de leurs voix aiguës, rauquesou lamentables :

SUICIDE SENSATIONNEL.

– LE CORSAIRE TRIPLEX EMPOISONNÉ !

Et les badauds se précipitaient, arrachant lesfeuilles, lisant les détails de l’affaire tout en marchant. Sydneyavait l’aspect d’une ville dont tous les habitants auraient étéatteints de la monomanie de la lecture.

Conformément aux instructions de James, Armandétait revenu au Centennial-Park-Hôtel, avait raconté à sescompagnes sa rencontre avec le secrétaire et n’était plussorti.

Il se trouvait au parloir avec Lotia et Aurettqui, pour se distraire de l’attente, se livraient à des parties dedames incessamment recommencées, quand les clameurs des marchandsparvinrent à ses oreilles.

Il écouta, entendit la terrible annonce, etsubitement pâli, il jeta un regard anxieux sur l’Égyptienne. Elleaussi avait entendu. La tête droite, les yeux voilés, les doigtsencore crispés sur le jeton qu’elle allait pousser un instant plustôt, elle paraissait privée de conscience, de volonté. Les syllabesfatales l’avaient pétrifiée.

Vers elle le journaliste courut :

– Lotia, supplia-t-il, Lotia, remontezdans votre chambre.

Mais elle le repoussa et d’une voixdure :

– Non. Je veux ce journal que l’on criaittout à l’heure.

Et Lavarède esquissant un geste de refus, ellese leva, marcha vers la porte d’un pas automatique, gagna levestibule. Il la suivait, n’osant l’arrêter, terrifié par laviolence de cette douleur qu’il devinait.

Sur le trottoir, Lotia regarda autour d’elle.Un vendeur était là. Elle lui fit signe d’approcher. Sans uneparole, elle prit le journal, paya, puis du même pas raide, commemécanique, elle revint vers l’escalier. Sans entrer au parloir,elle gravit les degrés, pénétra dans le salon de l’appartementréservé à elle et à ses amis, tourna le bouton électrique.

Les lampes s’allumèrent aussitôt répandant uneclarté aveuglante. La jeune fille déplia alors le papier, ses yeuxse portèrent sur la nouvelle fatale. Livide, elle parcourutl’article qui relatait le suicide. Pas une larme ne coula de sesyeux ; le tremblement de ses lèvres indiquait seul lavibration effroyable de son être.

– Mort ! dit-elle seulement.

Et foudroyée par sa souffrance, elle tombainanimée dans les bras d’Aurett qui venait de la rejoindre.

Quand la pauvre enfant rouvrit les yeux, ellese vit enfoncée dans un fauteuil. Devant elle Armand et sa femme setenaient debout, pressant dans les leurs ses mains glacées.

D’un coup le souvenir lui revint ; sesregards exprimèrent un horrible égarement.

Avec effort ses dents s’ouvrirent, livrantpassage à ces mots :

– Mort ! Mort ! Tout est fini,tout, tout !

L’immensité de ce désespoir rendait lesassistants muets. Qu’eussent-ils pu dire pour consoler leuramie ? Et se souvenant des transes qu’eux-mêmes avaientressenties durant leur voyage autour du monde, alors que sans sel’être dit, ils avaient fiancé leurs âmes, ils sondaient l’abîme dedouleur où roulait leur compagne, ils comprenaient qu’aucun baumene pourrait apaiser sa souffrance.

Toujours Lotia répétait :

– Mort ! Mort !

On eût dit qu’elle vivait éveillée un de cessombres cauchemars habillés de nuit, qui tenaillent l’esprit durantle sommeil :

– Mort ! Mort !

Le lugubre monosyllabe revenait sans cesse,refrain plaintif et déchirant d’une agonie morale.

Mais tous eurent soudain un mouvement desurprise. Un coup discret avait été frappé à la porte. Avant qu’ilseussent pu se remettre, le battant tourna sur ses gonds et JamesPack en personne parut. Il fit un geste désolé :

– J’arrive trop tard, dit-il. Tout occupéde l’avenir, j’ai négligé de vous informer.

Effet bizarre de sa venue, Lotia semblaitavoir repris possession d’elle-même ; ses grands yeux noirs sefixaient avec une expression attentive et curieuse sur lebossu.

– J’aurais dû tantôt, continua lesecrétaire, faire un saut jusqu’ici ; mais j’étais si pressé,si tenu…

Et après un silence :

– Enfin, Miss Lotia, écoutez etcroyez-moi. On ressuscite quand on est fiancé à une charmantepersonne telle que vous. Ne me demandez pas d’explications, je doisrester muet ; mais demain soir, suivez avec vos compagnons lapersonne qui vous dira : Je suis envoyé vers vous par JamesPack. Suivez-la et vous aurez la preuve que…

– Que ?… interrogea avidementl’Égyptienne.

– Que malgré les apparences, en dépit desarticles de presse, bien qu’il soit immobile et froid sur son lit,bien que l’on se prépare à le mettre en terre…

– Eh bien, achevez ?

– J’obéis en vous jurant sur l’honneur,Miss Lotia, en vous le jurant à vous Sir Lavarède, à vous MistressAurett…

– Nous vous croyons, parlez.

– Je vous jure donc que le défunt RobertLavarède, faussement enregistré sous le nom de Corsaire Triplex, seporte aussi bien que possible.

– Mais alors, ce suicide, cettemort… ?

– Sont le secret de celui qui a voué savie à réparer le mal commis par d’autres. N’insistez pas, il m’estdéfendu de parler, mais croyez à ce que je puis vous répéter :le défunt se porte bien.

Et appuyant ses lèvres sur la main que luitendait Lotia transfigurée, il se dirigea vers la porte sans quepersonne songeât à le retenir. Au moment de sortir, il appuyal’index sur sa bouche :

– Silence, n’est-ce pas. Demain voussaurez tout.

Et il disparut, laissant ses interlocuteursrassurés mais prodigieusement surpris.

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