Corsaire Triplex

Chapitre 11CINÉMATOGRAPHE ET PHONOGRAPHE

Il y avait trente-trois jours que lordStrawberry était le commensal de sir Joë Pritchell ;trente-trois jours que Lavarède suivait ce dernier comme son ombre,sans avoir pu faire la plus légère découverte touchant le mystèrequi l’entourait.

Si l’on ajoute à cela que le Parisien n’étaitpas descendu dans les cavernes, qu’il n’avait revu aucun de sescompagnons de voyage, on comprendra qu’il s’ennuyait fort.

Le déjeuner, composé d’un menu copieux etdélicat, venait de prendre fin. Les convives installés dans lesalon de la villa humaient un moka parfumé. Tous les visagesétaient riants, car il faut bien le reconnaître, les officiersanglais supportaient sans mécontentement leur longue station àl’Île d’Or. Leur hôte était si prévenant, sa table simerveilleusement servie, que tout naturellement, ces gens condamnéspresque toujours à l’ordinaire du bord, s’abandonnaient avec joie àla dégustation attrayante des satisfactions gastronomiques.

Pritchell, debout au milieu d’un groupe où setrouvaient l’amiral et le curieux Armand, avait entamé unedissertation sur les appareils de chauffe des steamers, et ildémontrait, clair comme le jour, que la machinerie navale étaitencore dans l’enfance, quand un domestique entra.

Cet homme portait un plateau d’argent surlequel une lettre était posée.

Glissant sur le tapis, il vint au propriétairede l’Île d’Or et, avec une inclination du meilleur style, il luitendit la missive.

Un vague sourire éclaira un instant laphysionomie de sir Pritchell qui, se tournant vers sesinterlocuteurs, murmura :

– Vous permettez, Messieurs.

Après quoi, il saisit la lettre, en fit sauterle cachet et la parcourut des yeux. Il eut une exclamationjoyeuse :

– Écoutez ceci, Messieurs. On m’annonceque votre captivité va prendre fin.

Tous les assistants se rapprochèrent aussitôtet un silence religieux plana dans la salle. Tranquillement, Joëlut ce qui suit :

« Honorable Sir. Le croiseur envoyé àSydney arrivera ce soir dans la baie Silly-Maudlin. »

– Ah ! Ah ! s’écrièrentquelques voix.

– Silence ! Silence ! écoutez,reprirent les autres.

Et le propriétaire poursuivit :

« Ce navire ramène à son bord TobyAllsmine. L’Amirauté autorise lord Strawberry à constituer untribunal pour entendre les explications contradictoires duDirecteur de la police du Pacifique et de son accusateur, leCorsaire Triplex. Celui qui sera reconnu coupable sera ramené enAngleterre pour y être traité selon les justes lois.

« Ceci posé, voici, HonorableSir Pritchell, ce que je sollicite de votre courtoisie. Veuillezannoncer immédiatement ces nouvelles à vos estimables hôtes.Priez-les de nommer aujourd’hui même les membres du tribunal appeléà juger. Ce soir, un homme sûr se présentera. Que tous le suiventsans crainte, accompagnés de Toby Allsmine. Ils verront etjugeront. »

Signé : « Corsaire Triplex. »

Joë se tut. Les officierss’entre-regardèrent.

– Je ferai bien volontiers ce que demandesir Triplex, dit enfin l’amiral ; mais une chose me surprend.Comment peut-il savoir ce que l’Amirauté a décidé ?

Un murmure approbateur indiqua que toutes lespersonnes présentes s’étaient déjà fait la même question.

Pritchell haussa les épaules :

– Je n’en sais rien.

– Mais enfin, cette lettre a été apportéepar quelqu’un ?

– Probablement.

– Qui est ce quelqu’un ?

– Je l’ignore, mais je vais ledemander.

Tout en parlant, Joë pressait une sonnerieélectrique. La porte du salon s’ouvrit aussitôt, et le laquais quiavait apporté l’étrange missive se montra sur le seuil.

Son maître lui fit signe d’entrer et,lentement :

– Vous m’avez remis une dépêche àl’instant.

– Oui, Sir.

– De qui la teniez-vous ?

Le domestique prit un air étonné :

– De qui ?

– Oui. Quelqu’un vous l’aapportée ?

– Non, personne.

La réponse fit bondir lord Strawberry.

– Alors comment l’aviez-vous entre lesmains ?

– Voilà… ; nous étions dans lacuisine, les fenêtres ouvertes. Tout à coup un papier tombe aumilieu de nous. Nous nous précipitons à la croisée. Personne !J’ai ramassé la lettre, et ayant lu l’adresse je me suis empresséde la remettre à sir Pritchell.

Un mois auparavant, les officiers se fussentmis l’esprit à la torture pour deviner quel était le messagerinconnu ; mais à présent ils étaient accoutumés aux procédésdu Corsaire. Aussi congédia-t-on le laquais sans le presserdavantage.

Au surplus, Triplex ne promettait-il pas de seprésenter le soir même devant ses juges. Pourquoi se creuser lacervelle quand la clef du mystère se découvrirait dans quelquesheures.

Le mieux était de se conformer aux désirs duCorsaire et de désigner ceux d’entre les officiers de la flottebritannique qui composeraient la Cour.

Et rapidement on nomma sept membres :

L’amiral lord Strawberry, président ;

Deux capitaines de vaisseau ;

Deux lieutenants ;

Un enseigne, secrétaire.

Ce dernier fut aussitôt dépêché à bord desnavires, afin de choisir un peloton de marins qui escorteraient leconseil de guerre maritime.

À quatre heures, les matelots débarquaient,conduits par le jeune officier, ils montaient à la villa, formaientles faisceaux dans le parc et attendaient les ordres de leurssupérieurs.

Tout était prêt.

Vers ce moment du reste, des officiers quiobservaient la mer annoncèrent l’apparition d’une fumée àl’horizon. Aussitôt toutes les lunettes se braquèrent sur le pointdésigné, et bientôt il n’y eut plus de doute pour personne. C’étaitle croiseur expédié à Sydney qui arrivait à toute vapeur.

Cette fois encore, les renseignements duCorsaire étaient exacts.

En effet, le navire s’était rendu à Sydney.Là, son commandant avait envoyé un câblegramme de trois cents motsà l’Amirauté, lui exposant la situation de l’escadre duPacifique.

En réponse, il avait reçu la dépêchesuivante :

« Prendre sir Allsmine à bord et partirimmédiatement pour l’Île d’Or. En terminer au plus vite avec cetteaffaire. Événements de Chine et des îles Philippines exigent pourflotte toute liberté de mouvements. Jugez le différend et ramenezen Angleterre le coupable. »

Sans retard l’officier s’était présenté àl’hôtel de Paramata-Street. Sa venue avait été un coup de foudrepour Toby Allsmine. Le policier s’était senti perdu. Mais il ne luiétait pas permis de résister, et la mort dans l’âme il s’étaitembarqué. Le lendemain matin, le croiseur, dont les soutes avaientété remplies de charbon, quittait Port-Jackson et filait vers l’Îled’Or.

Durant la traversée le policier se ressaisit.Après tout, il n’y avait aucune preuve de ses crimes ; il nepourrait être condamné que s’il avouait ; et il se jura bienque rien au monde ne lui arracherait un aveu.

Cette résolution prise, il se sentit pluscalme et montra à ses compagnons un visage insouciant. Il expliquason trouble de la première heure par la colère de voir quel’Amirauté mettait un homme de son importance enbalance avec unbandit.

Bref, l’état-major du croiseur, lorsque l’onarriva en vue de l’Île d’Or, était fort bien disposé pour lui, etpar contre jugeait sévèrement l’insaisissable Corsaire Triplex. Nulne se doutait que l’un des sous-marins avait accompagné le steamer.C’est ainsi que l’approche du bâtiment anglais avait pu êtresignalée.

La passe de la baie Silly s’ouvrit devant lenavire pour se refermer en arrière. Il était environ cinq heuresquand le bateau jeta l’ancre à peu de distance des autres unités del’escadre.

À cinq heures dix, un canot parti du vaisseauamiral accostait le croiseur. À cinq heures vingt, sir Allsminedescendait dans la chaloupe ; à trente-cinq, il débarquait surle rivage de la baie où plusieurs officiers l’attendaient. À sixheures dix, il arrivait à la villa ; à la demie, la clochesonnait le dîner, et le Directeur de la police prenait place à latable de Joë Pritchell, au milieu des convives habituels dupropriétaire.

À ce moment se produisit un incidentsingulier. Lord Strawberry crut de son devoir de présenter lenouveau venu.

– Sir Joë, dit-il en se levant, votremaison nous a été infiniment hospitalière. Ce soir encore nousabusons de votre bonne grâce, en vous amenant un nouvel invité.Notre excuse est que nous obéissons comme vous à la puissance deMonsieur Triplex ; mais nous serions impardonnables de manquerde correction.

Et, désignant le policier :

– Permettez-moi donc de vous présentersir Toby Allsmine, Directeur général de la police du Pacifique.

Gracieusement le propriétaire salua, et d’unevoix claire répondit :

– Sir Toby Allsmine est le bienvenu dansla maison de sir Joë Pritchell.

Ce nom eut sur le policier un effet inattendu.Il poussa un cri sourd, recula d’un pas et devint horriblementpâle.

Seul, Joë ne parut pas s’apercevoir de sontrouble ; tranquillement il reprit :

– Nous voici en règle avec lesconvenances ; à table Messieurs ; n’oublions pas que, cesoir même, nous devons nous rendre auprès du Corsaire fameux, dontles exploits m’ont valu le plaisir d’entrer en relations avecvous.

Comme tout le monde, Lavarède avait vul’impression épouvantée que le nom de Joë avait fait passer sur levisage d’Allsmine. Cela l’avait plongé dans un abîme de réflexions.Quels rapports pouvaient exister entre les deux hommes ?

S’il jetait les yeux sur son hôte, il étaittenté de croire qu’il s’était trompé. Pritchell était parfaitementpaisible et présidait au repas avec sa bonne grâce habituelle. Maiss’il reportait son attention sur le policier, la certitude d’avoirbien vu le reprenait. Toby touchait à peine aux mets. Lorsqu’il nese croyait pas observé, il coulait sur Joë des regards chargés dehaine et de terreur. À plusieurs reprises il remplit son verred’eau pure, et chaque fois il le vida d’un trait. Une émotionincompréhensible desséchait sa gorge.

Ce nouveau mystère piquait à ce point lejournaliste qu’il ne mangea presque pas. Vraiment il se sentait dumépris pour ces méthodiques officiers britanniques qui, à l’instantoù ils allaient se trouver en face du Corsaire, où tous les voilesseraient levés, mastiquaient solidement, imperturbablement,interminablement. Ces gens-là n’avaient donc aucunecuriosité ? Ils étaient de simples machines à broyer lesaliments.

On voit quelle était l’impatience de l’épouxd’Aurett.

Cependant, si long qu’il paraisse à certains,un repas s’achève toujours. On se leva enfin de table, et comme sile Corsaire n’eût attendu que ce moment, un matelot, le visagecaché par un masque vert, entra et cria d’une voixéclatante :

– Je suis chargé de conduire cesgentlemen vers le Capitaine Triplex.

Il se fit un brouhaha qui empêcha de remarquerl’attitude du Directeur de la police. Les mains crispées sur lapoitrine, il regardait stupidement le masque vert du nouveau venu,et il murmurait sans en avoir conscience ces parolesincompréhensibles pour les assistants :

– Joë Pritchell… le tribunal…, lescagoules… Tous, tous contre moi.

Mais l’amiral s’était avancé et s’adressant aumarin :

– C’est vous qui êtes le guideannoncé ?

– Oui, Votre Honneur. Mon capitaines’excuse de ne pas venir à vous, mais ce qu’il désire vous fairevoir ne saurait être montré ici.

– Bien. Un piquet pris parmi meséquipages m’accompagnera.

– Si Votre Honneur le veut.

– En ce cas, l’ami, montrez-nous lechemin.

Le marin salua militairement et s’engagea dansl’escalier des caves. Tous le suivirent, le peloton armé fermant lamarche.

Lavarède s’était glissé au premier rang,marchant côte à côte avec sir Allsmine, que lord Strawberry avaitappelé près de lui.

L’entrée des cavernes était rouverte.Lentement le cortège descendit les degrés de l’escalier creusé dansle roc, et bientôt il déboucha en face du lac souterrain.

Quel que fût leur flegme, les officiers demarine ne purent retenir un cri d’étonnement :

– Aoh !

Toutes les lampes étaient allumées, les filonsde quartz aurifère étincelaient et, à la surface du lac les troissous-marins étaient disposés en triangle, les hommes de garde surle pont.

Les marins de Pack, masqués de vert, étaientrangés sur le passage des nouveaux hôtes des cavernes.

– Admirable, murmura lord Strawberry,oubliant un instant devant ce spectacle la mission de justicierdont il était chargé.

– N’est-ce pas ? répondit JoëPritchell.

Ce fut tout. La marche continua. Le cortèges’engouffra dans l’une des galeries latérales. Après plusieursdétours, on atteignit une grotte spacieuse, dont la dispositionaugmenta encore la surprise des Anglais.

On eût dit une salle de spectacle. Au fond, unlarge rideau apparaissait, en face duquel des banquettess’alignaient. Devant celles du premier rang une table étaitdressée, recouverte d’un tapis vert sur lequel se détachaient enrectangles clairs des feuilles de papier. Des plumes, des encriersindiquaient que ceux qui y prendraient place devraient écrire.

Joë désigna la table et d’une voixgrave :

– Voici les places réservées aux membresdu conseil de guerre.

Puis indiquant du doigt une chaise isolée àdroite :

– Le siège de sir Toby Allsmine.

Et lui-même se dirigeant vers la gauche, où unescabeau faisait pendant à la chaise du policier, il s’assit endisant :

– Ici se tiendra celui qui portera laparole au nom du Corsaire Triplex.

Cependant Lavarède s’était arrêté à l’entréede la salle. Sous les masques verts qui cachaient leurs traits, ilavait reconnu sa femme, la gracieuse Aurett, et aussi Maudlin,Joan, Robert. Mais il eut beau regarder, il n’aperçut point Lotia.Étonné de l’absence de l’Égyptienne, il se pencha vers soncousin :

– Robert. Où donc est missLotia ?

L’interpellé fut secoué par un frisson etd’une voix assourdie, douloureuse :

– Elle n’a pu nous accompagner.

– Pourquoi ?

Il y eut un silence. Enfin, à travers lestrous du masque, tomba cette réponse désespérée :

– Elle se meurt.

Lugubrement les mots sonnèrent aux oreilles dujournaliste. Une minute il resta sans voix, sans pensée, et il luifallut un effort violent pour redevenir maître de lui.

À l’heure où joyeux il voyait sa curiosité surle point d’être satisfaite, un malheur irréparable menaçait soncousin, sa fiancée, ces êtres jeunes, bons, aimants, auxquels lespérils communs lui avaient fait vouer une affectionfraternelle.

Enfin il réussit à prononcer :

– Tu exagères, cousin.

Le fiancé de Lotia secoua la tête.

– Non. Depuis huit jours, elle ne se lèveplus. Le désespoir l’a minée sourdement. Pâle, amaigrie, elledemeure immobile, ne parlant pas, semblant ne plus penser. Ondirait qu’elle attend la mort avec l’impatience du captif qui vavers l’évasion. Hier, elle n’a ouvert la bouche qu’une fois. Notrejeune orang-outang grignotait des fruits en grimaçant. Lotia l’aregardé et a dit : Hope ! Hope ! tu vas perdrebientôt ta marraine. Cela est juste, car je t’ai mal nommé. Le motespoir ne devrait jamais être prononcé par moi. Puis elle s’esttue. Quand je pense que demain peut-être ses yeux se fermeront, queson doux regard s’éteindra, je sens la folie m’envahir. J’accuseceux qui se sont dévoués à moi, qui ont tenté d’enchaîner lemauvais sort. Je t’accuse toi-même et je songe : Pourquoia-t-il voulu me retrouver ? Pourquoi a-t-il réuni ceux que ledestin voulait séparer ?

Armand se sentit le cœur déchiré par cetteplainte cruelle. Il prit la main de son malheureux cousin, la serradans les siennes.

Mais durant cette scène, tout le monde avaitpris place, et Joë Pritchell, se levant, parla ainsi :

– Milord Amiral, Messieurs les officiers,permettez-moi de rappeler que le Corsaire Triplex, mon mandataire,est un fidèle sujet de Sa Majesté la Reine. Obligé par la situationde sir Allsmine à employer des moyens peu ordinaires, il s’estattaché, et grande était la difficulté, à ne jamais léser lesintérêts d’un citoyen anglais. En cet instant où la vérité va sefaire jour, où vous-mêmes désignerez le coupable, il m’est doux detémoigner ma reconnaissance à celle qui a voulu la Justice. Mercidonc à la Reine.

Tous les assistants se découvrirent. Il y eutun silence solennel que la voix de Joë troubla denouveau :

– Maintenant, quelques mots avant que lesdébats commencent. Une nuit, le Capitaine Triplex captura leDirecteur de la police du Pacifique. Il eût pu le tuer, mais ilpréféra agir légalement. Toutefois il voulut conserver le souvenirde l’accusation, le souvenir de l’attitude de l’accusé ; unphonographe enregistra les répliques échangées. Un appareilphotographique prit les clichés cinématographiques de la scène. Cesont ces choses que je veux vous montrer d’abord.

Et étendant le doigt vers le rideau tendu enface des spectateurs :

– Le tribunal du Corsaire Triplex vaparaître à vos yeux.

Joë se tut, il leva le bras comme pour unappel, et soudain toutes les lumières s’éteignirent. Dansl’obscurité un organe enroué clama :

– Une plaisanterie. Une séance decinématographe n’est pas une raison sérieuse !

C’était Allsmine qui protestait, la gorgeserrée par la terreur. Quoi ? On allait monter le tribunal desmasques verts ? Il se souvenait de ses angoisses dans cettenuit funeste de la fête des Docks, à Sydney. Certes, sa langueavait été prudente, aucun aveu ne lui avait échappé. Peu luiimportaient les révélations du phonographe. Mais qu’allait donnerla photographie ? Quelles avaient été les expressions de sonvisage en face de ses juges improvisés ? Avait-il trahi sonépouvante, et un cliché insensible révélerait-il saculpabilité ?

Un grésillement léger se fit entendre. Lerideau s’éclaira lentement, des formes vagues se dessinèrent,prirent de la netteté. Le tribunal des masques verts apparut.

Ce premier cliché représentait une salle auxmurs nus. Derrière une longue table recouverte d’un tapis retombantjusqu’au plancher, se tenaient, immobiles et raides comme desstatues, trois personnages étranges.

De longues robes les enveloppaient de leursplis lourds. Leurs têtes disparaissaient sous des cagoules, danslesquelles, à la place des yeux et de la bouche, s’ouvraient destrous noirs.

– En avant ! ordonna Joë.

Aussitôt le cinématographe fonctionna.

Les figures s’animèrent. Une porte s’ouvrit,et plusieurs matelots masqués entrèrent, poussant devant eux unhomme dont la tête était encapuchonnée.

Celui-ci fut poussé vers une chaise, il sedépouilla de la pièce d’étoffe qui l’aveuglait.

Un murmure léger plana sur les assistants.Tous venaient de reconnaître, dans l’apparition cinématographique,les traits du Directeur de la police.

Allsmine s’était dressé. Il regardait aussi,et il éprouvait une terreur indéfinissable à se voir lui, sur lerideau, agissant, répétant les gestes dont il n’avait pas euconscience au moment où il les faisait.

Il se voyait regardant autour de lui d’un airahuri. Puis l’un des individus à cagoule, celui qui occupait laplace du milieu à la table, se pencha vers un marin masqué, assisau bas-bout, près d’un phonographe renforcé par un pavillonmégaphone.

Il parut donner un ordre, puis il se retournavers Toby.

Alors il se produisit une chose effrayante,inouïe. Une voix qui paraissait sortir du rideau même,demanda :

« – Vos nom etprénoms. »

L’image d’Allsmine se contorsionna etrépondit :

« – Je n’ai pas à parler. Je ne vousreconnais pas le droit de me questionner. »

Cela était terrible et magique. LordStrawberry et ses assesseurs restaient immobiles, ne respirantplus, sentant que la vérité allait jaillir des appareilsscientifiques auxquels l’homme n’a pu apprendre encore àmentir.

Et la scène se poursuivit.

Le juge à la cagoule haussa les épaules ets’adressant aux marins, ordonna :

« – Garçons, déliez la langue del’accusé. »

Des couteaux brillèrent dans les mains desgardiens du captif. Celui-ci bégaya terrifié :

« – Vous oseriez assassiner unhomme ?

« – Je tuerais, répliqua le juge, unebête sauvage sans hésitation, sans remords. Mais le temps presse.Voulez-vous répondre ? Vos nom, prénoms ? »

Comme vaincu, l’accusé murmura :

« – Sir Allsmine, Toby,Jehosuah, Sim.

« – Âgé de… ?

« – Quarante-septans. »

Le président du tribunal consulta une noteposée devant lui et doucement :

« – Bien : Ceci estexact. Vous êtes fils de pauvres émigrants établis sur les bords dela rivière Lachlan, à l’intérieur de l’État de la Nouvelle-Gallesdu Sud ?

« – Oui.

« – Tout jeune vous entrâtes dans lapolice de Sydney. Vous étiez ambitieux,… travailleur aussi, il fautle dire, car vous vous êtes astreint à faire seul vos études, alorsque vos moyens pécuniaires ne vous permettaient pas de suivre lescours des écoles. Cependant, jusqu’à trente ans, vous avez végétédans les emplois subalternes. Est-ce vrai ?

« – Oui. »

À ce moment l’amiral eut un hochement de tête.Il était frappé par l’altération des traits de l’imaged’Allsmine.

« – Comment, reprit l’homme à lacagoule, en seize années, êtes-vous devenu le Directeur de lapolice pour le Pacifique, titre qui vous confère une autoritéillimitée, presque royale ? »

Un sourd gémissement se fit entendre du côtéoù se tenait le véritable Allsmine.

« – Je vais vous le dire,continua l’apparition. Au surplus nous ne sommes ici que pourcela. À trente ans, vous eûtes la bonne fortune d’être présenté àlord Green, Anglais fort riche, bien apparenté, qui promenait enAustralie un incurable spleen. Votre conversation, le récit de vosaventures policières l’amusèrent quelque peu. Il voulut vousrécompenser de l’avoir distrait. Il employa en votre faveur soncrédit, celui de la famille de miss Joan Heart, alors âgée dedix-neuf ans, qu’il venait d’épouser. Bref, en deux années vousdevîntes chef au bureau des recherches et commensal de la maison delord Green, la maison que vous habitez présentement dansParamata-Street. »

Un sanglot retentit dans le fond de la salle,passant comme une plainte de folle sur les spectateurs plongés dansl’ombre. Joan n’avait pu s’empêcher de pleurer devant ces souvenirsdu passé brusquement évoqués.

Mais la scène se poursuivait :

« – Tout cela est conforme à lavérité, n’est-ce pas ? interrogea l’homme à lacagoule.

« – Oui, fit le portraitd’Allsmine.

« – Du reste, ricana le juge,vous manifestiez en toute circonstance à vos protecteurs unereconnaissance dont ils étaient touchés. C’est ainsi qu’uneminiature de famille, à laquelle lord Green attachait un grandprix, ayant disparu… »

– Je découvris le voleur, clama sir TobyAllsmine d’une voix retentissante, qui couvrit un instant celle duphonographe… et c’est ce voleur qui se venge aujourd’hui.

Mais de tous les points de la salle onrépondit :

– Chut ! chut ! écoutez.

Et le silence rétabli, le jugeacheva :

« – J’allais rendre hommage à votreadresse ; car sans vous, on n’eût jamais soupçonné JoëPritchell, cousin pauvre et orphelin que mistress Joan avaitrecueilli et dont elle payait généreusementl’éducation. »

Ces dernières paroles soulevèrent un légermurmure. Joë Pritchell, le nom du propriétaire de l’île d’Or ;mais le bruit s’éteignit aussitôt. Le portrait de sir Toby avait euun geste effrayé et la voix du président disait :

« – On trouva la miniature cachéedans les effets dudit Joë, un enfant de quinze ans. Malgré sesdénégations, sa culpabilité ne fit et ne pouvait faire doute.Cependant la bonne Lady ne voulut pas l’abandonner ; mais ilcessa de faire partie de la maison et fut envoyé, pour terminer sesétudes, en Angleterre où il est encore.

« – Ces détails sont connus de toutle monde.

« – Rien d’étonnant à ce que je lesconnaisse, voulez-vous dire ? Vous avez raison. Tout àl’heure, vous verrez que je sais aussi des choses moinspubliques. »

Ici Allsmine frissonna de la tête aux pieds.Son effigie venait de se courber dans une attitude qui équivalait àun aveu. Mais la scène marchait toujours, actionnée par lesmouvements d’horlogerie des appareils.

« – Peu après, reprit le juge,la petite fille de lord Green et de lady Joan, un délicieuxbaby de quatorze mois, que les domestiques appelaientrespectueusement miss Maudlin, fut atteinte d’un mal bizarre ;une sorte de langueur, de consomption. Les médecins, impuissants àdécouvrir l’origine de la maladie, parlèrent vaguement du mauvaisair des villes, des bienfaits de la vie rustique. Votre mère étaitencore de ce monde, Allsmine. Vous proposâtes de lui confierl’enfant. Là-bas, disiez-vous, dans la petite ferme proche de larivière Lachlan, Maudlin recouvrerait bientôt la santé et il vousserait agréable de penser que l’air pur, qui vous avait donné lavigueur à vous-même, conserverait la fille de vos bienfaiteurs. Etpuis votre brave mère offrait des garanties qu’une inconnue neprésenterait jamais. Il advint ce qui devait arriver. Vos raisonsprévalurent, et la petite malade fut confiée à la famille deLachlan.

« – Eh bien après, s’écria l’image duDirecteur de la police, qu’y a-t-il de répréhensible en toutceci ? »

La cagoule de son interlocuteurs’agita :

« – Vous posez bien la question,Allsmine, mais elle est un peu précipitée ; j’y répondrai toutà l’heure. Pour l’instant je reprends le récit. Le malheurs’acharnait contre la famille Green. Le lord fut tué peu après dansune chasse au kangourou… ; une balle égarée en plein cœur… etjamais on ne put établir quel fusil avait lancé le messager demort. »

« – C’est un accident, glapitl’effigie de sir Toby, avec une effroyable contraction destraits.

« – Il n’est point le seul. À peinela veuve se remettait-elle de ce deuil terrible, qu’un coup plusatroce encore la frappait. Votre mère affolée arrivait à Sydney etracontait que la pauvre petite Maudlin était tombée dans la rivièreLachlan ; que le courant l’avait emportée, que son corpsn’avait pas été retrouvé. Personne n’avait assisté au drame. Unebarque, qui servait à traverser le cours d’eau, avait étédécouverte la quille en l’air. On supposait que l’enfant s’étantéchappée de la ferme était montée dans le bateau, que la cordes’était rompue,… que sais-je ? »

Et après un silence :

« – Quelle est votre opinion sur lamort de cette pauvre chère mignonne petite chose,Allsmine ? »

La photographie de l’accusé se troublavisiblement. Cependant elle articula d’une voixincertaine :

« – J’ai accepté la version que vousvenez de rappeler. Pas plus que les autres, je ne sais lavérité.

« – Vous ne la savez pas, soit, jevous la dirai tout à l’heure. »

Et, tandis que le cinématographe laissaitpercevoir distinctement le tremblement dont était agité le corps duDirecteur de la police, l’homme en cagoule poursuivit avec unecruelle ironie :

« – Le désespoir de lady Joan futeffrayant. Peut-être fût-elle morte si votre amitié n’avait veillé.Chaque jour vous veniez à la maison de la rue Paramata ; vousprodiguiez les consolations à l’infortunée ; vous employiezpresque la violence pour la contraindre à se distraire ;partout vous vous montriez à ses côtés. Bientôt la rumeur publique,aidée par vos actes, vous désigna comme le futur mari de la veuve.Celle-ci, effrayée de sa solitude, circonvenue par sesconnaissances, tremblant de perdre votre amitié si dévouée,consentit à vous donner sa main. »

– Il est infâme de jouer ainsi avecl’affection, gronda dans la salle la voix de sir Toby.

Et comme pour répondre à cette interruption,le juge du cinématographe étendit le bras. C’était terrible de voircette image fugitive donner la réplique à l’être vivant :

« Vous aviez de l’ambitionsimplement. Ce mariage était le but auquel vous tendiez depuislongtemps, car il devait vous permettre d’utiliser les hautesrelations de la famille Green, d’atteindre ainsi la situation quevous occupez aujourd’hui, de n’avoir pour guide que votre volonté,pour loi que votre tyrannie. »

Tous les assistants étaient impressionnés. Lafaçon dont l’interrogatoire avait été mené avait fait pénétrer danstous les esprits la même conviction. Alors la figure eut un gesteviolent, dominateur, et le phonographe lança avec éclat cesterribles paroles :

« – Moi, Corsaire Triplex, je vousaccuse, vous Allsmine :

1° d’avoir caché dans les hardes de JoëPritchell la miniature volée. Quoique jeune, Joë avait un espritpénétrant ; il vous gênait ;

2° d’avoir tenu le fusil dont la ballecausa la mort de votre protecteur lord Green ; celui-là vousgênait aussi ;

3° d’avoir fait enlever Maudlin Green parun homme à vous, qui, placé entre la punition d’une faute et unepromesse de grâce, n’hésita pas à se charger de la mission sinistrede noyer l’enfant, dont la présence eût protégé sa mère contrevotre menteuse affection. »

Sur cette menaçante conclusion, le tableaus’effaça ; les lampes électriques se rallumèrent, et sous leurclarté les spectateurs se virent pâles, haletants, bouleversés parl’étrange spectacle qui venait de leur être offert.

Allsmine était debout, les mains crispées surle dossier de sa chaise. Ses cheveux en désordre, son visage lividedisaient les terribles émotions qui l’avaient assailli.

Cependant il voulut payer d’audace, ilcria :

– Tout cela est une fantasmagorieimaginée pour frapper l’esprit de mes juges. J’ai été enlevé par leCorsaire Triplex, j’ai été sa victime, soit. Mais le phonographea-t-il enregistré une parole de moi qui corrobore les accusationsridicules de mes ennemis ? Pour condamner un homme, il fautdes preuves, des témoins… ; où sont-ils ?

– Ici, répondit une voix grave.

Toby, les officiers portent leurs regards versl’escabeau où tout à l’heure Joë Pritchell était assis. Ce dernieravait disparu, mais, rangés devant le rideau du cinématographe, despersonnages immobiles, fixaient leurs yeux sur l’accusé.

Celui-ci chancela et porta les mains à sonfront avec un cri sourd.

James Pack était là, et près de lui, Maudlin,Bob Sammy, et encore un autre homme dont la vue l’épouvanta. Jamesfit un pas en avant :

– Moi, James Pack, ancien secrétaireparticulier de sir Allsmine, je jure sur l’honneur qu’il estcoupable. Celui qu’il avait chargé de tuer la fille de lord Green aeu pitié de la pauvre petite créature. Il me l’a amenée ; jel’ai élevée, protégée. Aujourd’hui je la venge. Approche, BobSammy, toi qui t’es refusé au crime, parle.

Le géant étendit la main et de son organemugissant clama :

– Je jure qu’il en est ainsi.

– Et toi, reprit Pack en s’adressant àl’homme inconnu dont la présence avait terrifié le Directeur de lapolice. Raconte la mort de lord Green.

L’interpellé étendit la main à sontour :

– Je jure de dire la vérité.

Puis lentement, avec un accent irlandais trèsmarqué :

– Je me nomme O’Kean. J’étais employédans le bureau de sir Allsmine, ma femme était mourante et lamisère régnait à la maison. Pour sauver la malade, les médecins medisaient de l’envoyer dans le Sud Australien, où le climat plusdoux lui serait favorable. Il fallait de l’argent. J’en parlai àmon chef. Il me répondit : Tu en auras si tu m’obéis. Etaffolé je promis. J’assistai à la chasse dont lord Green ne devaitpas revenir. Il était convenu que sir Allsmine et moi, noustirerions sur le lord. Au dernier moment, le courage m’a manqué,mais sir Toby avait tiré, lui, et sa victime était sur le sol. Ils’irrita de ma faiblesse, et pour sceller son secret sur meslèvres, il me fit jeter en prison, au secret. J’y suis resté dixans… j’y serais encore si le Corsaire Triplex ne m’avait délivré.En sortant, j’appris que ma femme, pour qui j’avais failli devenirmeurtrier, avait succombé à la misère. Allsmine n’avait pas eu lecœur de dépenser quelques guinées pour la sauver. C’est tout.

Un silence terrifiant planait surl’assistance. Ce fut James qui le rompit :

– Maintenant il est temps de dire qui jesuis.

Et soudain le bossu glissa sa main sous sonveston ; un déclic retentit, un objet lourd tomba à ses piedset il se redressa, toute trace de gibbosité ayant disparu. Puis desa poche il tira une barbe postiche, la mit et présenta auxofficiers le visage de celui qui, depuis un mois, était leuramphytrion.

– Mon nom est Joë Pritchell. Je suiscelui qu’Allsmine a injustement accusé d’un vol. Le plus faibleennemi est parfois celui qui terrasse les puissants. Allsmine étaitcraint ; il avait en son pouvoir des dossiers secrets dont lapublication eût déshonoré cent familles parmi les plus respectées.Quelle famille ne contient un coupable ; quel troupeau n’a passa brebis galeuse ? Il fallait lui enlever cette armeformidable pour que mon acte de justice n’entraînât pas la ruined’innocents. J’ai pris la place du secrétaire qu’on lui envoyait deLondres. J’ai connu ses plus secrètes pensées ! Par seslettres de menaces, j’ai su quels étaient ceux qui tremblaient soussa volonté sans scrupule. Un à un, j’ai fait parvenir auxintéressés les dossiers dont ils avaient peur. Aujourd’hui, lesdossiers secrets du Directeur de la police contiennent seulement dupapier blanc. Mais il était si haut dans la hiérarchie anglaise,qu’un simple citoyen n’aurait pu l’atteindre. Alors j’ai appelé àmon secours la science d’ingénieur et je suis devenu le CorsaireTriplex qui, en échange des ennuis qu’il a causés à sa patrie, ladotera, quand elle sera menacée, de bateaux sous-marins dont sapuissance sera décuplée.

Il salua gravement et conclut :

– James Pack, ou Corsaire Triplex, ou JoëPritchell, toujours fidèle sujet de la Reine, je donnerai àl’Angleterre, le jour où elle sera menacée, les navires qui m’ontpermis de faire triompher la vérité.

Puis la voix changée, le regard dominateur, ilse tourna vers Allsmine qui courbait la tête :

– Eh bien, Sir Toby, dit-il, vousdemandiez des témoins, ceux que j’ai amenés sont-ilssuffisants ?

À cette question poignante, le policier tentaune suprême défense. Il rassembla ses forces pour rugir :

– Tout cela est un tissu de mensonges.Vous avez payé de faux témoins pour me perdre.

Mais la voix s’étrangla dans sa gorge. Uncorps lourd, velu, s’était jeté sur ses épaules, des mains noiresfourrageaient sa chevelure. C’était le singe Hope qui, s’étantglissé on ne sait comment dans la salle, avait, soit intelligence,soit instinct, bondi sur l’accusé.

Son attaque inattendue terrifia Toby. Lesang-froid factice du misérable s’évanouit ; une terreurpanique le bouleversa, et fou de terreur, les yeux hagards,chancelant, il se jeta à genoux en bégayant :

– Grâce, grâce… Lord Green… Maudlin…Grâce !

Le criminel avouait.

Sur un signe de lord Strawberry, des marins sesaisirent du Directeur de la police sans force. Sans pensée,celui-ci n’opposa aucune résistance. Il se laissa ramener à lasurface de l’île ; machinalement il suivit ses gardiens,s’embarqua avec eux dans une chaloupe, et une heure plus tard ilétait enfermé dans l’une des cabines du vaisseau amiral.

Devant la porte, un marin, l’arme au bras,baïonnette au canon, veillait sur l’homme qui avait commandé àtoutes les forces anglaises du Pacifique.

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