Corsaire Triplex

Chapitre 3RÉUNIS ET SÉPARÉS

Avertis par des messagers de James, ArmandLavarède, Aurett, Lotia ainsi que mistress Joan, avaient assisté àla résurrection de Robert. Tous étaient sortis de l’enceinte ducimetière par la poterne n° 4, avaient gagné le port deSydney, pris place dans une chaloupe qui, à quelque distance, avaitabordé l’un des bateaux sous-marins, tout comme l’embarcation dontle Corsaire s’était servi à l’embouchure de la rivière Russel.

Et tous réunis maintenant dans le salon dunavire écoutaient le récit de la rencontre de Robert avec le bossuJames Pack.

Celui-ci avait disparu, mais personne n’enavait cure. Lotia et son fiancé se regardaient doucement, les yeuxhumides et le sourire sur les lèvres. Leur bonheur réjouissaitArmand et Aurett.

Seule, mistress Joan restait pensive. LeCorsaire avait promis de lui rendre son enfant et elleattendait.

– Ah ! disait Lotia, je ne vousquitterai plus. Oui, certes, votre lutte contre l’Angleterrem’attristait ; mais qu’était l’ennui éprouvé auprès dudésespoir que j’ai ressenti après votre départ. Nos amis meconsolaient de leur mieux ; ils ne pouvaient empêcher mesnuits d’être peuplées de songes funèbres. En suivant les tracesd’un vivant, je tremblais de ne rencontrer qu’un mort au bout duchemin.

– Et cela s’est réalisé, fit gaiement leFrançais. Seulement en ce pays excentrique les morts sortent dutombeau.

– Ne riez pas, je vous en prie.

– Demandez-moi tout excepté cela, Lotia.Depuis si longtemps que je suis sevré de votre chère présence, jevous vois et vous me défendez d’être joyeux. Est-ce que les oiseauxne chantent pas quand brille le soleil ? Eh bien moi, j’aideux soleils, vos yeux ; jugez de mes transports.

Armand interrompit le causeur :

– Je te félicite, cousin. Je craignaisque ton long séjour sous les eaux ne t’eût rendu loup demer ; je constate avec plaisir qu’il n’en est rien. Tuviens de tourner un compliment… astronomique que l’observatoire deParis t’envierait.

– Plaisante, plaisante, s’écria Robert.Demande donc à ton observatoire de te montrer une étoile pareille àLotia.

– Ah ! cela n’est plus galant.

– Que veux-tu dire ?

– Que ma femme, ma bonne et charmanteAurett est là.

– Eh bien ?

– Eh bien, aveugle, l’étoile semblableest trouvée.

Et comme tous riaient de cette escarmoucheamicale, on frappa un coup léger à la porte du salon.

– Entrez, dit Armand.

Le battant tourna sur ses gonds et James Packapparut.

– Ah ! s’exclama le journaliste,c’est vous, mon cher hôte, qui vous annoncez ainsi, vous êtesvraiment par trop discret.

Le Corsaire secoua la tête :

– Non, mais j’ai quelque mémoire.

– Je ne vois pas le rapport.

– Satisfaits, vous avez oublié la pauvremère qui, elle aussi, attend l’être cher dont elle a étéséparée.

Tous les yeux se fixèrent sur Joan, tous lesvisages devinrent graves.

Elle s’était soulevée à demi sur son siège etses regards exprimaient une ardente interrogation.

– Je vous comprends, Mistress Joan,reprit doucement le Corsaire, et si je me suis absenté tout àl’heure, c’était pour prévenir Miss Maudlin de votre arrivée àbord.

– Ma fille !

C’était un cri étouffé qui jaillit des lèvresde la pauvre femme.

– Ma fille sait que je suis ici et ellen’est pas dans mes bras.

– Elle va s’y jeter, Mistress.

Ce disant James ouvrit la porte et avec unprofond respect :

– Entrez, Miss Maudlin. Votre mère vousest rendue.

La jeune fille se précipita impétueusementdans la salle, et d’un seul élan se pelotonna dans les bras de samère.

Ce furent des baisers éperdus, des sanglots.Puis, la première émotion passée, Joan éloigna sa fille.

– Laisse-moi te regarder, enfant. Songeque, pour ainsi dire, je ne t’ai jamais vue.

De ses mains appuyées sur les épaules deMaudlin, elle la tournait, plaçant son jeune et frais visage enpleine lumière. Un cri de surprise échappa à tous lesassistants :

– Silly, l’innocentSilly !

Oui, on ne pouvait s’y méprendre. Les traitsde Maudlin étaient les mêmes que ceux du pauvre enfant errant dansles rues de Sydney, mais son regard clair, intelligent, n’étaitplus celui de l’innocent.

– Silly, reprit Joan, Silly, était-cedonc toi ? Était-ce ma fille que j’ai pressée sur mon cœursans la reconnaître ?

– Oui, mère, balbutia Maudlin.

– Toi ! Et tu as eu le courage de tetaire, de ne pas me crier : Je suis celle que tupleures !

La jeune fille montra James.

– En parlant, mère, je perdais celui quia consacré son existence à nous protéger.

– Ah oui ! c’est vrai. Le dangerl’environnait… par ma faute, à moi, misérable créature, qui aidonné ma main à notre pire ennemi…

– Que vous pensiez être le plus dévouédes amis, dit lentement le Corsaire en avançant d’un pas. Ne vousaccusez donc pas, Mistress. Vous fûtes la victime d’une odieusemachination, la victime, entendez-vous.

Et d’une voix douce, avec une ironiedouloureuse :

– Je vous laisse miss Maudlin. Elle vouscontera son existence. Vous avez été étonnée d’apprendre qu’elleavait incarné Silly ; vous le serez davantage lorsqu’elle vousaura dit qu’elle fut le capitaine de l’un de mes sous-marins ;qu’elle fut Corsaire Triplex, tout autant que sir Robert et quemoi-même.

– Quoi, ma fille… ?

– Le voulut ainsi. J’avais l’intention dela laisser en Europe, mais elle refusa net. Vous allez travailler àme rendre ma mère, me dit-elle, je veux travailler avec vous ;je veux être de moitié dans tous vos dangers. Ma mère elle-même mereprocherait de vous permettre de vous exposer seul pour le salutcommun. Mais je relève aujourd’hui le gracieux capitaine de soncommandement. Vous resterez auprès de votre mère, Miss, et lesecond vous remplacera à la direction du bateau. N’est-ce point làce que désire mistress Joan ?

– Si, si, homme de bien. Je vous remerciedu plus profond du cœur. Mais dites-moi qui est celui qui nous atirées de l’abîme, celui qui aime la justice au point de seconsacrer tout entier à son triomphe ?

– Je suis James Pack, Mistress, ou jesuis le Corsaire Triplex.

– Vous prétendez cacher votre véritablenom ; je n’ai pas le droit de résister à votre volonté. Maisquelle que soit l’appellation choisie par vous, vous resterez pourmoi le sauveur de ma fille.

Le Corsaire salua, puis d’une voix brève,comme s’il avait hâte de mettre fin à la scène :

– Par la voie de la presse, dit-il, j’aiconvié la flotte britannique à se trouver dans deux mois à l’îled’Or. Nous avons à travailler d’ici-là, afin d’assurer le triomphedéfinitif.

Ces paroles secouèrent les assistants. Tous selevèrent et d’une commune voix :

– Vous pensez donc réussirenfin ?

– Oui, je réussirai, murmura-t-il avecune tristesse inexplicable. Oui, vous serez heureux.

Ses traits se contractèrent, il eut un gestecomme pour chasser une idée importune et reprenant le ton ducommandement :

– Sir Robert, voici une enveloppe. Ellecontient mes instructions. Je vous rejoindrai dans les parages deBornéo, à la baie de Gaya, point d’attache du stationnairebritannique.

– Vous nous quittez donc ?

– Sans doute.

Rougissante, miss Maudlin se rapprocha etd’une voix hésitante :

– Est-ce donc indispensable ?

Les paupières de James battirent ; uneexpression indéfinissable passa dans ses yeux mais ce fut d’un airdétaché qu’il répondit :

– Il le faut. Le Corsaire Triplex doit semontrer partout à la fois pour vaincre les dernières hésitations del’Amirauté.

– Pourtant…

Il l’interrompit presquebrusquement :

– Ah ! laissez-moi achever monœuvre. Ma présence ici serait inutile. Vous êtes auprès de votremère, et cette compagne tant désirée vous fera oublier l’ami dontle souvenir rappellerait seulement les jours sombres.

La jeune fille fut agitée d’untremblement ; une teinte purpurine monta à sesjoues :

– Vous êtes injuste, capitaine, dit-elleenfin. Je n’ai pas mérité que vous m’accusiez d’ingratitude…

– Je n’ai rien affirmé de semblable…

– Pardon. Ne serait-ce pas del’ingratitude d’oublier celui qui m’a préservée de la mort, qui àtoute heure a veillé sur moi avec la sollicitude…

– … D’un serviteur dévoué, ricana Packavec une amertume étrange.

Mais la réplique eut un effet inattendu.Maudlin se calma soudain ; ses lèvres s’entr’ouvrirent pour unsourire et doucement :

– La sollicitude, le dévouement n’ont pasbesoin d’épithètes. Ils sont et c’est tout. Seulement ce que jetiens à vous déclarer, capitaine, c’est que ma mère et moi sommespénétrées de reconnaissance pour vous. Vous pouvez impunément êtreinjuste, cruel ; il ne dépend pas de vous de vous chasser denotre cœur.

James, dont le regard avait pris quelque chosed’halluciné, ne répondit rien. Il s’inclina profondément et seretira.

La porte retomba sur lui. Un instant encore onentendit le bruit de ses pas, puis le silence se fit.

Alors Robert, qui venait d’ouvrir l’enveloppecontenant les ordres, lut à haute voix :

« Se rendre à Poulo-Tantalam (Malacca),déposer une carte et rallier la baie Gaya. »

– C’est de l’hébreu ! s’exclamaArmand.

– Pour toi, oui ; mais pour moi cesinstructions sont claires.

– Alors explique-nous…

– Je ne le dois pas. Le capitaine m’aprescrit d’obéir, non de vous instruire.

Et pour couper court aux questions de son tropcurieux cousin, le jeune homme alla au tableau de direction, etpressa successivement plusieurs touches.

Dix secondes se passèrent, puis unfrémissement léger se produisit.

– Qu’est cela ? demanda Aurett.

– Le bateau se met en marche, cousine,tout simplement. Je vous prierai même de m’excuser si je m’éloigne.Il me faut transmettre mes ordres à l’équipage.

Sur ce il quitta le salon.

Et comme les passagers se regardaient avec unecertaine surprise, Maudlin s’approcha de Lotia :

– Permettez-moi de vous faire leshonneurs de votre nouvelle demeure. Ne vous plairait-il pas deregarder par la fenêtre ?

– Pardon, je ne comprends pas, murmura lajolie Égyptienne. Maudlin désigna les hublots circulaires quiornaient deux des cloisons.

– Les croisées, les voici.

Et, appuyant sur une manette :

– Je fais glisser les obturateurs.Maintenant il vous est loisible de voir les passants.

Aussitôt les hublots furent démasqués, et àtravers les vitres, les passagers aperçurent la mer que le fanalilluminait de rayons phosphorescents.

Des ombres passaient dans la zone lumineuseavec des contorsions éperdues. C’étaient des poissons, des raies,des squales troublés dans leur tranquillité sous-marine par cettesoudaine irradiation.

– Mais on doit nous apercevoir de lacôte, remarqua le journaliste.

– Pas le moins du monde, répliquaMaudlin. Consultez le manomètre. Nous sommes actuellement partrente brasses de profondeur, et un navire placéperpendiculairement au dessus de nous, c’est-à-dire dans lesmeilleures conditions d’observation ne distinguerait rien.

Un silence suivit. Tous s’étaient placés auxhublots et s’absorbaient dans la contemplation du spectacle rarequ’ils avaient sous les yeux.

Soudain l’attention de Lotia fut attirée pardes silhouettes qui passaient à la limite du cercle éclairé etsemblaient fuir avec une extrême rapidité en sens inverse de lacourse du navire.

– Qu’est cela ? demanda-t-elle.

– Des rochers !

Armand eut un sursaut.

– Des récifs ! Diable !Diable !

La gentille cicérone des passagers se tournavers lui :

– Qu’avez-vous, Sir ?

– J’ai… une réflexion désagréable.

– Qui est ?

– Celle-ci : le fanal éclaire uncercle restreint et si nous donnions sur un récif…

Ce fut par un éclat de rire perlé que Maudlinaccueillit l’observation, puis, son hilarité calmée :

– Pas de danger. Le n° 2, – car cebateau porte le numéro 2, le 1 étant commandé par sir James, et le3 étant celui que dirigeait votre cousin, – le n° 2, dis-je,obéit au gouvernail avec une facilité surprenante ; àl’occasion, il peut évoluer sur lui-même comme une toupie.

– Robert nous a conté que le bateau oùnous sommes pouvait marcher à soixante milles à l’heure, soit à peuprès à cent douze kilomètres.

– Il ne vous a pas trompé.

– J’en suis assuré. Ce que je désiresavoir, c’est la force nécessaire pour produire une marche aussirapide.

– Oh ! là je puis vous satisfaire.Il s’agit seulement de donner des chiffres et ma mémoire estfidèle.

Gracieusement elle continua après unepause :

– Voilà. Le navire déplace exactementdix-huit cents tonnes (1.800.000 kilogrammes). À la surface del’eau, pour mettre pareille masse en mouvement et lui imprimer lavitesse dont il s’agit, il faudrait plus de deux millechevaux-vapeur.

– Et par suite, acheva Lavarède, avoir àbord des machines énormes et encombrantes.

– Précisément. Or, entièrement plongédans la mer, notre sous-marin a seulement besoin de cinquantechevaux.

– Cinquante ?

– Oui. Vous avez bien entendu.

– Cinquante ! Alors il convientd’adopter la devise de certains industriels : Installationfacile, économie, célérité…

– Et discrétion, acheva Maudlin ;car personne, à la surface du globe, ne connaît encore ledispositif de nos appareils[4].

Une exclamation de Joan interrompit cedialogue scientifique. Debout près d’un hublot, la veuve de lordGreen avait continué à regarder au dehors, tournant la tête detemps à autre pour poser son regard attendri sur sa fille.

– Maudlin, dit-elle, viens, mon enfant.J’aperçois une chose énorme. Qu’est-ce donc ?

Et, la jeune fille s’étantapprochée :

– Tiens, là-bas, on dirait un cétacégigantesque.

– Mais c’est un autre sous-marin,mère.

– Un autre ?

– Oui. Probablement celui de sir James.C’est lui-même. Tenez, il fait des signaux.

En effet, le fanal du bâtiment venait des’allumer, passant successivement du blanc au vert, du vert aujaune, pour devenir ensuite d’un rouge éclatant.

– Interposition de verres de couleur,expliqua Maudlin. Signal simple, car je puis le traduire.

– Et il signifie ?

– Obéissance absolue. Je m’éloigne. Aurevoir.

Sans nul doute la jeune fille avait raison,car à peine venait-elle de prononcer ces derniers mots, que le feureprit sa couleur blanche et que, le navire pivotant sur lui-mêmes’éloigna avec rapidité pour disparaître bientôt dans la massesombre des eaux.

Avant de partir pour se livrer à un mystérieuxtravail, James Pack avait voulu adresser un adieu à sesprotégés.

Presque au même instant, la porte du salontourna sur ses gonds et Robert entra.

– Mes amis, dit-il, j’ai assuré leservice. Je reviens auprès de vous. Tout d’abord, permettez-moi devous transmettre une communication…

– Du Corsaire Triplex, fit Lotia.Inutile, nous avons intercepté la dépêche. Et d’une voix grave,elle répéta :

– Obéissance passive. Je m’éloigne. Aurevoir.

Robert s’étonna, mais ses yeux rencontrèrentMaudlin et secouant la tête :

– Je devine, c’est Mademoiselle qui aviolé le secret de nos correspondances lumineuses. En ce cas, il neme reste plus qu’à vous conduire à vos cabines, car après lesfatigues et les émotions de cette nuit, vous devez avoir besoin derepos.

La proposition parut surprendre tout le monde.Emportés par la situation si nouvelle où ils se trouvaient, lespassagers oubliaient la fatigue. Cependant personne neprotesta ; les paroles de Robert rappelant à tous qu’après unecourse au cimetière de Killed-Town, après leur embarquement sur ceféerique navire, il était raisonnable de se mettre au lit.

Quelques minutes plus tard, les voyageurss’enfermaient dans les cabines ménagées à l’arrière, et sous lagarde du pilote qui, les mains crispées sur la roue du gouvernail,fixait de son regard clair les limites de la clarté projetée par lefanal, le bateau n° 2, emportant son équipage endormi, filaità toute électricité dans la solitude paisible des eaux.

Telle était leur fatigue que, malgré lesentiment de malaise inséparable d’un début à l’existencesous-marine, les passagers se réveillèrent fort tard lelendemain.

Vers midi seulement, ils se réunirent dans lasalle à manger, voisine du salon.

Un menu délicat les y attendait.

Aux produits de la terre, fruits, légumes,viandes savoureuses, se mêlaient les poissons exquis, aux formesbizarres. Une certaine gelée de fucus rouges, non sans analogieavec la gelée de groseilles, obtint tous les suffrages.

Et comme si l’office du Corsaire Triplexn’avait pas été jugé suffisant pour mettre en belle humeur lesconvives, vers la fin du déjeuner, un courant d’air frais, toutchargé de senteurs salines, fit irruption dans la salle àmanger.

– Ah çà ! D’où vient cette brisedélicieuse ? questionna le journaliste toujours curieux.

– Des ventilateurs, expliqua Robert.Grâce à des réservoirs d’oxygène et à des récipients emplis depotasse caustique, nous pouvons refaire notre air ; mais quandrien ne s’y oppose, nous préférons remonter à la surface del’océan. On ouvre alors le panneau, et des ventilateurs puissantsrenouvellent l’atmosphère viciée du navire.

Pour conclure, il offrit à Lotia de monter surle pont.

Elle ne répondit qu’en se levant, et tousdeux, suivant le couloir, arrivèrent au pied de l’échelle quidonnait accès au dehors.

Le panneau était ouvert au large, laissantapercevoir un rectangle de ciel bleu. Les fiancés gravirent leséchelons, prirent pied sur le dôme de métal ruisselant de soleil.Un instant ils demeurèrent immobiles, aveuglés par le passagebrusque de la demi-obscurité à la lumière éclatante, puis ilsregardèrent autour d’eux. L’horizon formait un cercle parfait. Pasun îlot, pas un récif ne rompait la monotonie verte de l’Océan.

Aucune voile ne se montrait et le bateaun° 2 semblait un point perdu au milieu du désert liquide.

Mais ni Robert, ni Lotia n’étaient portés auxpensées tristes. Ils étaient l’un près de l’autre, eux quis’étaient crus séparés pour toujours, et la coupole de lapis-lazulidu ciel s’appuyant sur le tapis émeraude de la mer réjouissaitleurs yeux.

Pourquoi d’ailleurs auraient-ils été troubléspar l’aspect de l’océan ? L’immense étendue d’eau évoque chezles marins, chez les voyageurs ordinaires l’idée des naufrages, dessinistres sans nombre, des vaisseaux engloutis, flottant entre deuxeaux, épaves désolées montées par un équipage de morts. Mais pourles jeunes gens, la grande Verte était une amie.N’était-ce pas elle qui avait caché leur défenseur, qui lesprotégeait encore contre leurs ennemis ? La mer, que lesAnglais déclarent si hautement leur appartenir, se rebellait contreses maîtres, ouvrant ses abîmes pour abriter les victimesd’Allsmine.

Et ils avaient de doux regards pour lespetites vagues, qui venaient caresser le bateau de métal avec unharmonieux clapotis.

Soudain un bruit de pas sonnant sur le dômeles tira de leur rêverie. Ils tournèrent la tête, ils eurent ungeste de plaisir. L’Égyptien Niari était devant eux.

L’ancien confident de Thanis s’avança. Parvenuà trois pas de Lotia, il s’arrêta, mit un genou en terre en élevantau-dessus de sa tête ses mains réunies en forme de coupe, semblableaux « Adorateurs » des bas-reliefs des temples de lavallée du Nil :

– Fille des Rois, Niari te salue. Tuapparais à ses yeux ainsi que l’étoile du soir.

– Relève-toi, Niari, fit doucement lajeune fille. Relève-toi. Ce n’est plus la fille des puissantspharaons qui te tend la main ; c’est une pauvre enfant,victime d’une machination odieuse, qui espère que ta bouches’ouvrira pour proclamer la vérité et pour mettre fin à sestristesses.

– Est-elle chagrine, la gazelle aux yeuxde velours, que Yacoub Hador, son père, destinait comme femme auvainqueur des habits rouges (Anglais) ? Alors j’aimanqué à mon devoir. J’aurais dû être le premier à la saluer, maisj’ignorais sa venue. Tout à l’heure seulement j’ai appris qu’elleavait daigné prendre passage à bord de ce bateau étrange.

– Ne t’excuse, pas, Niari. Je saispourquoi tu as agi dans le passé. Je sais que, tout dévoué aufourbe Thanis, tu avais choisi avec lui un Français pour jouer sonrôle, pour tomber sous les coups des conquérants roux de la terrede nos ancêtres.

L’Égyptien courba la tête, murmurant d’unevoix sourde :

– Les miens ont toujours prêté le sermentde fidélité à ceux dont Thanis est issu.

– Cela est vrai. Aujourd’hui cependantThanis est mort.

– Mort, hélas ! sans avoir chassénos ennemis ainsi que son illustre naissance le lui ordonnait.

Tout bas la jeune fille glissa à l’oreille deRobert :

– Pauvre diable ! C’est un patrioteexalté, une âme généreuse. Pourquoi s’est-il attaché à untraître ?

Et élevant la voix :

– Oublions cela, Niari. Écoute-moi. Tuavais l’intention, m’a-t-on raconté, de dire la vérité, d’expliquerde quelle manière sir Robert Lavarède avait été substitué àThanis ?

Le visage bronzé de l’Égyptien secontracta ; il fixa son regard fauve sur le cousin de Lavarèdeet avec une énergie sauvage :

– Un Européen ne doit pas porter ce nomque tant de guerriers ont rendu égal à celui des dieux.

Robert allait répondre ; Lotia l’arrêtapar un sourire :

– Niari a raison. Le nom de Thanis nesaurait être prêté à un étranger ainsi qu’un manteau. Donc, deretour en Europe, fidèle serviteur, tu feras la déclarationque… ?

– Que je viens de dire ; oui, filledes Hador.

– Eh ! s’écria Robert incapable dese contenir plus longtemps, vous m’avez déjà fait cette promesse,digne Niari. Je vous ai garanti, je vous garantis encore que je nedemande pas autre chose.

Et prenant les mains de Lotia :

– Retrouver mon nom, ma nationalité pourpouvoir vous les offrir, ma chère fiancée. Être votre mari ;vivre auprès de vous dans la lumière de votre sourire… Ah ! lejoli rêve et comme il vaut mieux que cette étiquette de Thanis,synonyme de mensonge et de trahison !

Lancé sur ce terrain, le jeune homme auraitcontinué longtemps ; mais une main nerveuse se crispa sur sonbras. Il regarda. Niari était penché vers lui, le dévorant desyeux.

– Quoi encore ? fit le Français.

– J’ai mal entendu, gronda l’Égyptien.Oui, sans doute, mes oreilles m’ont trompé.

– En quoi ?

– N’avez-vous pas dit qu’en vousrestituant votre véritable nom, je ferais de vous l’époux de LotiaHador ?

– Je crois bien que je l’ai dit.

– C’est pour cela que vous m’avez tiré deprison, enlevé à mes geôliers, conduit dans ce navire ?

– Pas pour autre chose.

Les yeux de Niari flamboyèrent :

– Alors, ordonnez que l’on me ramène dansmon cachot, que l’on m’arrache la langue. Je préfère la torture aurôle odieux que vous me destinez.

– Ah çà ! Vous devenez fou.

– Moi, moi, je parlerais pour qu’un hommed’Europe épouse Lotia, la fleur du Nil. Non, non ! La fille deHador sera la femme du chef victorieux des envahisseurs. N’espèreplus que j’agisse selon tes vues. Désormais je te nommeThanis ; par tous les serments, j’affirmerai que tu es Thanis.Ah ! ce nom te déplaît, il empêche que Lotia contracte unehonteuse alliance avec toi. Eh bien, ce nom, je le rive à ta chair,je le grave sur ton front. Tu es Thanis ; tu es Thanis.Quiconque dira le contraire aura menti, menti… !

En proie à un délire sibyllin, l’Égyptienécumait. Terrifiés par sa soudaine surexcitation, Robert, Lotia leconsidéraient, frappés au cœur par ses paroles.

– Niari, bégaya la jeune fille, Niari,revenez à vous. C’est moi qui vous supplie. Vous ne voudrez pas mecondamner au malheur.

Il ricana :

– Le malheur est dans la honte. La honteest dans le mariage que tu as rêvé. Ton devoir, fille du Nil, estlà-bas, sur les rives du grand fleuve. Ton devoir est d’apporterl’appui de ton nom, l’espoir de ta beauté aux vaillants quiverseront leur sang pour l’indépendance.

– Non, non, écoute. Je ne suis pointfaite pour les scènes tumultueuses, pour les bruits sinistres descamps. Je ne veux point qu’il y ait des cadavres mutilés sur maroute, des agonies plaintives, des blessés gémissants. Je ne veuxpas que la terre se gorge de sang, que les sables du déserts’agglutinent en boue rougeâtre, que les larmes des mères, desfiancées, des enfants tombent en brûlante rosée. Niari…

Elle tendait des mains suppliantes versl’Égyptien, mais il la repoussa d’un geste dur :

– Jamais Niari ne manquera à ce qu’ildoit. Par Osiris, celui qui t’accompagne n’a plus pour moi qu’unnom, celui qui le sépare de toi… Il est Thanis, Thanis,Thanis !

Et tournant sur ses talons, le patrioteÉgyptien s’éloigna d’un pas raide et disparut par le panneauouvert.

Lotia n’avait pas fait un mouvement pour leretenir, mais une pâleur livide avait envahi son visage, et sousses longs cils de grosses larmes glissaient, coulant sur ses jouesen gouttelettes transparentes, que le poète Danois Rijne appelle sijustement les diamants de la douleur.

– Lotia ! s’écria Robert bouleversépar ce désespoir muet, Lotia ! ne pleurez pas ainsi.

Elle leva ses paupières, regarda son fiancé ettristement :

– Si, ami, il faut pleurer. Nous noussommes réjouis trop tôt. L’obstacle qui nous a séparés jusqu’icirenaît plus puissant que jamais.

– Non, non. Je contraindrai Niari…

– Ne le croyez pas. Vous pourrez le tuer,mais vous n’obtiendrez rien de lui.

Et une rougeur ardente montant à sonfront :

– D’ailleurs sa décision qui nous frappe,ne mérite-t-elle pas tout notre respect. C’est à la patrieégyptienne qu’il nous sacrifie, à la patrie qu’il veut libre. Je lemaudis et je le vénère. Seul, le nom d’Hador peut réunir tous lespatriotes. Ce nom effacé de l’armée des révoltés, les divisionsintestines commencent, prélude de la défaite. Il a raison. Il brisemon cœur, ami, mais il sauve mon honneur.

Éperdu, le Français lui avait pris lesmains :

– Lotia, ma douce fiancée, revenez àvous ; ne prononcez plus ces paroles de désespérance.

Elle secoua la tête :

– Vous voyez bien que mes larmes coulent,mais j’étais folle ; j’avais rêvé le bonheur paisible decelles dont les responsabilités ne chargent pas les épaules. Lavérité vient de m’apparaître. Qu’importe ma vie, qu’importe monaffection ? L’honneur parle, il ordonne tous lessacrifices.

Et le jeune homme reculant comme frappé de lafoudre :

– Oh ! Robert, je vous en supplie,comprenez cela.

Le Français l’écarta du geste :

– Ah ! Lotia. Vous n’avez pas pourmoi la tendresse que je sens pour vous.

– Mensonge !

– Hélas non !

Impétueusement elle courut à lui et, luiappuyant les mains sur les épaules :

– Ah ! je vous en conjure, nerépétez pas cela. C’est ma vie que je donne en échange del’honneur. Mais vous, vous qui êtes condamné à rester Thanis,…ah ! soyez-le. Soyez le Thanis vaillant, le libérateur d’unpeuple, la terreur des conquérants ennemis. Soyez surtout letriomphateur auquel ma main doit appartenir. Dites, Robert, levoulez-vous ?

Sous le regard de la jeune fille, il baissales yeux.

– Dites, répéta-t-elle, levoulez-vous ?

Lentement, sa voix tremblante scandée par lespalpitations de son cœur, il répondit :

– Non.

Et comme elle avait un cri dedouleur :

– Libre, Robert Lavarède, soldat deFrance, affronterait avec joie tous les dangers pour vous. Maisl’homme sans nom, auquel on a arraché sa patrie, auquel on imposeun nom abhorré, ne saurait le faire. Obéir serait renoncer, etrenoncer c’est la perte de ce que vous invoquiez tout àl’heure ; c’est la mort de l’honneur.

Lotia se tordit les mains, murmurant avec unaccent déchirant :

– C’est vrai ! c’est vrai !…C’est son honneur que je lui demande. Ah ! nous sommes perdus,perdus !

Il s’éloignait la tête basse. Elle le suivit.Tous deux redescendirent à l’intérieur du bateau. Chacun se retiradans sa cabine. Ils voulaient être seuls en face de l’horreur deleur situation.

Réunis après tant d’épreuves, ils étaient plusséparés que jamais.

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