Destination inconnue d’ AGATHA CHRISTIE

2

Mrs. Thomas Betterton avait quitté l’hôpital dans l’après-midi, cinq jours après l’accident. Une voiture d’ambulance la conduisit à l’hôtel Saint-Louis.

Elle était pâle et avait une partie de la figure cachée par un bandeau. Le directeur tint à l’accompagner lui-même à sa chambre. Il lui demanda avec sollicitude si la pièce lui plaisait, puis, après avoir sans nécessité allumé toutes les lumières, lui dit qu’il était ravi de l’accueillir chez lui.

— Vous venez de vivre, madame, des heures épouvantables et c’est miracle que vous soyez encore vivante ! Trois rescapés seulement, si je suis bien informé ! Et encore, il y en a un qui n’est pas tiré d’affaire, paraît-il !

Hilary se laissa lourdement choir dans un fauteuil.

— Oui, dit-elle, j’ai eu de la chance ! Quelquefois, je me demande si je ne rêve pas. Même maintenant, je ne me souviens pour ainsi dire de rien ! Je n’ai qu’une vague notion de ce qu’il s’est passé dans les vingt-quatre heures qui ont précédé la catastrophe.

Le directeur hocha la tête avec sympathie :

— C’est la commotion ! J’ai une sœur qui est passée par là. Elle était à Londres, pendant la guerre. Au cours d’un bombardement, elle s’est évanouie. Quand elle est revenue à elle, elle a marché dans les rues, elle a pris le train à la gare d’Euston et elle s’est retrouvée à Liverpool, ne se souvenant de rien. Curieux, n’est-ce pas ?

Hilary en convint.

Le directeur parti, elle se regarda dans la glace. Elle s’était si profondément imprégnée de sa nouvelle personnalité qu’elle se sentait faible, comme quelqu’un sortant de l’hôpital après une opération.

Elle avait demandé au bureau si des lettres étaient arrivées à son adresse, ou si on avait laissé pour elle quelque message. On lui avait répondu que non. En ces premières heures, elle jouait son rôle à l’aveugle. Olive Betterton avait-elle reçu des instructions et devait-elle, à Casablanca, rencontrer quelqu’un ou téléphoner à un numéro déterminé ? Hilary l’ignorait. Elle devait se débrouiller avec ce qu’elle avait, autrement dit le passeport d’Olive Betterton, sa lettre de crédit et le carnet de l’agence Cook billets de chemin de fer et « réservations » d’hôtel : deux jours à Casablanca, six à Fez et cinq à Marrakech. Naturellement, ces « réservations » ne valaient plus rien. Elle verrait ce qu’il était possible de faire. Pour le passeport, la lettre de crédit et la lettre d’identification qui l’accompagnait, tout était paré. La photo du passeport était maintenant celle de Hilary, la lettre de crédit était signée « Olive Betterton » de l’écriture de Hilary et tous ses papiers étaient tels qu’ils devaient être. Il ne lui restait qu’à attendre les événements, sans commettre d’impair et sans oublier qu’elle avait en main un très bel atout : l’accident d’avion, avec ses conséquences, perte de mémoire et fatigue générale.

La catastrophe avait bien eu lieu et Olive Betterton était bien à bord de l’avion. La commotion dont elle n’était pas encore remise expliquerait éventuellement qu’elle eût oublié les instructions qu’elle avait pu recevoir. Normalement, après les jours qu’elle venait de passer, Olive Betterton devait attendre les ordres et se reposer.

Hilary s’étendit sur le lit et, deux heures durant, repassa en sa mémoire tout ce qu’elle avait appris depuis cinq jours. Les bagages d’Olive avaient été détruits dans l’accident. Hilary ne possédait que les quelques menus objets qui lui avaient été donnés à l’hôpital. Elle passa un peigne dans ses cheveux, toucha ses lèvres de son bâton de rouge et descendit à la salle à manger pour le dîner.

Elle remarqua qu’elle ne passait pas inaperçue. Plusieurs tables étaient occupées par des hommes d’affaires, qui ne lui accordèrent qu’un rapide coup d’œil. Mais elle eut l’impression qu’aux autres tables, celles des touristes, on parlait d’elle à voix basse, en la regardant à la dérobée.

Après le repas, elle alla s’asseoir au petit salon, assez curieuse de savoir si quelqu’un viendrait à elle. Il y avait là trois ou quatre dames, dont une, petite et grassouillette, qui avait les cheveux teints en bleu. Bientôt, cette dame déplaçait son fauteuil pour se rapprocher de Hilary et lui adressait la parole. Très aimable, elle avait l’accent américain.

— Vous me pardonnerez, dit-elle, mais je ne peux pas ne pas vous dire deux mots ! C’est bien vous, n’est-ce pas, qui avez miraculeusement survécu à ce terrible accident d’avion ?

Hilary posa le magazine qu’elle était en train de lire.

— C’est bien moi, en effet.

— Mon Dieu !… Et il n’y a, paraît-il, que trois survivants ! C’est bien exact ?

— Deux seulement. Il y a eu un décès encore, à l’hôpital.

— C’est épouvantable ! Serais-je indiscrète, madame…

— Betterton…

— Merci. Puis-je vous demander à quelle place exactement vous étiez assise dans l’avion ? À l’avant ou à l’arrière ?

La question n’embarrassait pas Hilary. Elle connaissait la réponse.

— Tout à fait à l’arrière, dit-elle.

— Il paraît que plus on est loin de l’avant, moins on court de risques, en cas d’accident. Moi, j’insiste toujours pour être placée à l’arrière. Vous avez entendu, Miss Hetherington ?

Tournant la tête vers une Anglaise au visage chevalin, qui tricotait à deux mètres de là, elle ajouta :

— C’est bien ce que je vous disais, l’autre jour ! Quand vous voyagez en avion, ne vous laissez pas faire par l’hôtesse de l’air, si elle prétend vous installer à l’avant !

Hilary eut un sourire amusé.

— Ces places de l’avant, dit-elle, il faut pourtant bien que quelqu’un les occupe !

— Laissez-les à ceux qui en veulent ! répliqua l’Américaine. Excusez-moi, je ne me suis pas présentée ! Je m’appelle Baker, Mrs. Calvin Baker.

Sans laisser à Hilary le temps de placer un mot, elle poursuivit :

— J’arrive de Mogador et Miss Hetherington vient de Tanger. Nous avons fait connaissance ici. Vous irez à Marrakech ?

— Je comptais y aller, mais cet accident a bouleversé mon horaire.

— Naturellement. Seulement, ce n’est pas une raison pour manquer Marrakech ! Vous ne croyez pas, Miss Hetherington ?

— Marrakech est horriblement cher, dit l’Anglaise. Et ces restrictions à l’exportation des devises compliquent tout !

— Il y a un hôtel excellent, le Mamounia, reprit Mrs. Baker.

— Il est hors de prix ! déclara Miss Hetherington. Au moins pour moi… Pour vous, bien sûr, madame Baker, c’est différent ! Quand on a des dollars… Heureusement, on m’a donné l’adresse d’un petit hôtel, très bien, très propre, et où, paraît-il, on ne mangerait pas mal du tout.

Mrs. Baker revenait à Hilary.

— Projetez-vous de visiter d’autres villes encore, madame Betterton ?

— J’aimerais voir Fez. Seulement, il faut que je m’entende avec l’agence…

— Il faut absolument que vous fassiez Fez, et aussi Rabat.

— Vous connaissez ?

— Pas encore ! Mais ça ne tardera plus maintenant, ni pour moi, ni pour Miss Hetherington.

La conversation se poursuivit quelques instants encore, puis, alléguant qu’elle était fatiguée, Hilary prit congé et monta à sa chambre.

Cette soirée ne lui avait rien appris. Les deux femmes avec qui elle avait parlé étaient des touristes, modèle courant. Il lui semblait difficile de leur attribuer un autre rôle. Hilary décida que, le lendemain matin, si aucun message ne lui était parvenu d’ici là, elle se rendrait à l’agence Cook, pour organiser ses prochains séjours à Fez et à Marrakech.

Le lendemain, vers onze heures, elle était à l’agence. Elle dut faire la queue assez longuement, mais, quand enfin son tour fut venu, un employé d’un certain âge vint se substituer au petit jeune homme auquel elle se disposait à expliquer ce qui l’amenait.

Lui souriant derrière ses lunettes, il s’adressa à elle fort aimablement :

— Madame Betterton, je crois ?… Toutes vos « réservations » sont faites, madame.

— Elles l’étaient, corrigea Hilary. Mais, avec cet accident, je crains fort…

— Rassurez-vous, madame, et permettez-moi de vous féliciter d’avoir ainsi miraculeusement échappé à la mort ! Dès que nous avons reçu votre coup de téléphone, nous avons fait pour vous de nouvelles « réservations »… et tout est prêt !

Hilary eut conscience de l’accélération des battements de son pouls. À sa connaissance, nul n’avait téléphoné à l’agence. Qu’on l’eût fait, c’était la preuve que quelqu’un dirigeait et « supervisait » le voyage d’Olive Betterton.

— Je n’étais pas sûre qu’on eût téléphoné, dit-elle.

— On l’a fait, madame. Voici vos billets de chemin de fer et voici pour les hôtels…

Hilary apprit ainsi qu’elle devait partir pour Fez le lendemain.

Mrs. Calvin Baker ne parut à la salle à manger, ni au déjeuner, ni au dîner. Miss Hetherington répondit d’un mouvement de tête au salut de Hilary, mais n’essaya pas d’engager la conversation.

Le lendemain, après avoir acheté du linge et des vêtements, Hilary prenait le train pour Fez.

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