Destination inconnue d’ AGATHA CHRISTIE

Bien que ce ne fût pas là un encouragement, Jessop continua :

— J’imagine que vous lisez les journaux et que vous vous tenez, en gros, au courant des événements. Vous devez donc savoir que, de temps à autre, des savants disparaissent sans laisser de traces : un Italien, l’an dernier, si vous vous souvenez, et, il y a environ deux mois, Thomas Betterton…

— J’ai vu cela dans les journaux, en effet.

— La presse n’a parlé que de quelques disparitions, mais il y en a eu d’autres : des savants, des chimistes, des médecins, et même un avocat. L’Angleterre est un pays de liberté et nul n’est forcé d’y rester ! Seulement, en ce qui concerne ces « disparus », il est absolument indispensable que nous sachions pourquoi ils sont partis, où ils se sont rendus et, surtout, comment ils s’y sont rendus. Sont-ils partis de leur plein gré ? Les a-t-on enlevés ? Ont-ils été soumis à une pression ? Quelle est l’organisation qui est entrée en contact avec eux, et que veut-elle ? Autant de questions auxquelles nous devons répondre. Et les réponses, vous pourriez nous aider à les trouver !

Hilary regardait Jessop avec stupéfaction.

— Moi ? Mais comment ?

— J’en arrive au cas qui nous intéresse particulièrement aujourd’hui, à Thomas Betterton. Il a disparu de Paris, il y a un peu plus de deux mois, abandonnant sa femme, restée en Angleterre. Elle a juré qu’il ne l’avait pas prévenue et qu’elle ne sait ni pourquoi il est parti, ni où il est allé. C’est vrai ou ce n’est pas vrai ! Je suis de ceux qui croient que ce n’est pas vrai.

Hilary écoutait avec attention, penchée en avant. L’histoire l’intéressait. Jessop poursuivit :

— Naturellement, sans en avoir l’air, nous avons gardé l’œil sur Mrs. Betterton. Il y a une quinzaine de jours, elle est venue me voir pour me dire que son médecin lui conseillait vivement d’aller prendre à l’étranger un repos qu’elle ne pouvait trouver en Angleterre, avec les reporters qui ne lui laissaient pas de répit et les amis trop gentils qui ne cessaient de l’importuner.

— Je comprends fort bien qu’elle ait voulu partir !

— C’était, en effet, tout naturel !

— C’est bien mon avis.

— Seulement, dans le service auquel j’appartiens, on a l’esprit soupçonneux. Nous n’avons pas perdu de vue Mrs. Betterton. Hier, elle a quitté l’Angleterre pour se rendre à Casablanca.

— À Casablanca ?

— Oui. Non pour y rester, bien entendu, mais pour gagner de là quelque autre ville du Maroc. Elle ne se cachait pas, je tiens à l’ajouter. Mais il est très possible que ce voyage au Maroc ne soit qu’une étape et que, là, Mrs. Betterton disparaisse…

Hilary haussa les épaules.

— Je ne vois toujours pas ce que je viendrais faire dans cette histoire-là.

Jessop sourit.

— Vous avez, chère madame, de magnifiques cheveux roux.

— Vous dites ?

— Et ce que Mrs. Betterton a de plus remarquable, ce sont ses cheveux, roux également, et fort beaux. Vous savez sans doute que l’avion qui précédait le vôtre s’est écrasé à l’atterrissage ?

— Je le sais d’autant mieux que j’aurais dû être dedans. C’est dans celui-là que j’avais loué ma place.

— Mrs. Betterton était parmi les passagers. Elle n’a pas été tuée sur le coup. On l’a retirée vivante des débris et transportée à l’hôpital. Elle respire encore, mais, d’après les médecins, elle sera morte demain matin.

Hilary commençait à comprendre. Jessop répondit à l’interrogation muette de son regard.

— C’est bien là, en effet, la forme de suicide que je vous propose. Vous deviendriez Mrs. Betterton et Mrs. Betterton continuerait son voyage.

— Mais c’est absolument impossible ! On s’apercevrait tout de suite que je ne suis pas elle !

Jessop fit la moue.

— Tout dépend qui cet « on » représente ? Si toutefois il représente quelqu’un ! Ce que nous ignorons. S’il s’applique aux gens auxquels nous pensons, ce sont des personnes qui, pour leur sécurité individuelle, sont obligés de travailler en petits groupes fermés.

Si le voyage de Mrs. Betterton fait partie d’un plan, s’il a été voulu, organisé, par une puissance supérieure, je puis vous certifier que ceux qui prendront Mrs. Betterton en charge au Maroc ne connaissent rien du côté anglais de l’affaire. Ils sauront seulement que, tel jour, à telle heure, ils devront prendre contact avec une certaine femme à un endroit donné, et la conduire à tel autre endroit. Son passeport décrit Mrs. Betterton comme ayant un mètre soixante-neuf, les cheveux roux, les yeux verts, la bouche moyenne, aucune marque distinctive. On ne saurait demander mieux !

— Mais les autorités locales…

Jessop balaya l’objection d’un geste.

— Il n’y aura pas de difficultés de ce côté-là. Les Français ont vu disparaître quelques-uns de leurs jeunes savants, parmi les plus distingués, et nous pouvons compter sur leur entière collaboration. En fait, voici comment les choses se passeront. Souffrant d’une commotion, Mrs. Betterton a été transportée à l’hôpital, où aura également été admise une autre passagère de l’avion, Mrs. Craven, grièvement blessée. Un jour ou deux plus tard, Mrs. Craven mourra à l’hôpital. Mrs. Betterton, elle, le quittera, encore un peu ébranlée, mais pourtant assez remise pour poursuivre son voyage. La catastrophe est authentique, le choc nerveux ne l’est pas moins… et il peut être fort utile, puisqu’il justifie par avance toutes les défaillances de mémoire !

— Mais ce serait une entreprise insensée ! s’écria Hilary.

— Je vous l’accorde, dit Jessop. C’est une mission dangereuse et, si nos soupçons sont fondés, dont on risque fort de ne pas revenir. Je vous parle franchement, car, si j’en crois ce que vous m’avez dit, c’est une considération qui doit vous laisser indifférente. Mais convenez que, pour quelqu’un qui en a assez de la vie, il est plus amusant de finir comme ça qu’en se jetant sous les roues d’une locomotive !

Hilary éclata d’un rire assez inattendu.

— Je crois que vous avez raison.

— Alors, c’est oui ?

— Pourquoi pas ?

Jessop se leva.

— Dans ce cas, nous n’avons plus une minute à perdre !

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