Destination inconnue d’ AGATHA CHRISTIE

CHAPITRE VII

1

Hilary espérait ne pas être obligée de visiter la vieille ville de Fez en la déprimante compagnie de Miss Hetherington. Elle eut de la chance : il se trouva, en effet, que Mrs. Baker offrit à l’Anglaise de faire avec elle une excursion en voiture, invitation que Miss Hetherington, qui voyait ses fonds baisser de façon alarmante, accepta avec empressement quand l’Américaine eut précisé qu’elle prenait tous les frais à sa charge.

Pourvue d’un guide par les soins de l’hôtel, Hilary se mit en route pour une visite qu’elle était ravie de faire seule. Franchie la porte du vieux Fez, elle eut l’impression de pénétrer dans un autre univers. Autour d’elle elle sentait vivre la cité mauresque, affairée et secrète. Flânant dans les petites rues sinueuses, qui grouillaient d’une foule bruyante et bariolée, elle oubliait le drame qui venait de bouleverser son existence et, conquise par le pittoresque d’un spectacle dont elle ne voulait rien perdre, il lui semblait se promener dans un monde de rêve. Une seule ombre au tableau : l’incessant bavardage de son guide, qui tenait absolument à la faire entrer dans des boutiques diverses où elle jugeait n’avoir rien à faire.

— Cet homme, madame, il a de très jolies choses à vous montrer ! Anciennes et pas cher. Il a aussi des robes et des tissus de soie. Vous aimez les perles ?

Mais il eût fallu plus que cela pour gâter à Hilary le plaisir de sa promenade. Il y avait longtemps qu’elle était « perdue », ne sachant guère dans quelle direction elle marchait, incapable même de dire si elle ne se retrouvait pas dans une rue qu’elle avait déjà parcourue peu auparavant. Elle commençait à se sentir fatiguée quand son guide lui fit une dernière suggestion, qui faisait évidemment partie de son programme ordinaire.

— Voulez-vous, maintenant, que je vous conduise dans une très belle maison, où vous boirez du thé à la menthe ? Ce sont des amis à moi et ils ont de très jolies choses à vous faire voir.

Elle devina qu’il s’agissait de cette auberge-salon de thé, dont Mrs. Baker lui avait parlé. Malgré cela, elle accepta, tout en se promettant de revenir le lendemain, mais cette fois sans guide, pour vagabonder à sa fantaisie dans les rues du vieux Fez. Ils franchirent une grille et, suivant un sentier qui s’élevait rapidement, se trouvèrent bientôt sur une colline, à l’extérieur des murs de la vieille cité. Ils arrivèrent enfin à une très belle maison, entourée de jardins immenses.

Hilary s’assit dans une vaste pièce, d’où le regard découvrait la ville tout entière. On ne tarda pas à lui apporter une tasse de thé à la menthe. Pour elle, qui ne sucrait jamais son thé, absorber ce breuvage était une épreuve pénible. Pourtant, en se disant que ce n’était pas du thé qu’elle buvait, mais une sorte de limonade inconnue, elle la supporta honorablement. Elle prit ensuite un certain plaisir à voir défiler sous ses yeux les tapis, les soieries et les colliers qu’on avait à lui montrer. Elle fit même quelques menus achats, par simple politesse.

— Maintenant, lui dit alors son guide, décidément infatigable, nous allons faire en voiture une courte promenade d’une heure. Vous verrez des paysages magnifiques et, après, nous rentrerons à l’hôtel.

Puis, baissant pudiquement les yeux, il ajouta :

— Auparavant, cette jeune fille va vous conduire aux toilettes. Elles sont très jolies.

La jeune fille qui avait servi le thé attendait Hilary. Souriante, elle dit, en un anglais correct, mais laborieux :

— Si vous voulez bien me suivre. Nos toilettes sont en effet, fort jolies. Aussi belles qu’à New York ou à Chicago. Vous verrez !

Amusée et dissimulant un sourire, Hilary suivit la jeune fille. Le guide avait exagéré assez sensiblement, mais l’installation était honnête : il y avait l’eau courante. Hilary se lava les mains et, jugeant la serviette de l’établissement d’une propreté douteuse, les essuya avec son mouchoir.

Après quoi, elle alla à la porte et constata avec surprise qu’il lui était impossible de l’ouvrir. Elle secoua vainement la poignée. Se pouvait-il que quelqu’un eût fermé la porte de l’extérieur ? L’idée lui parut absurde. Regardant autour d’elle, elle s’aperçut qu’il y avait une autre porte. Celle-ci se laissa ouvrir sans résistance. Hilary la franchit et se trouva dans une petite pièce, meublée à l’orientale et éclairée seulement par de longues fentes, percées très haut dans le mur.

Sur un divan bas, un homme était assis, qui fumait. Elle reconnut le petit Français qu’elle avait rencontré dans le train, M. Henri Laurier.

2

— Bonjour, Mrs. Betterton !

Il ne s’était pas levé pour la saluer et elle eut l’impression que le timbre de sa voix était changé.

Stupéfaite, elle resta quelques secondes incapable de faire un mouvement. Puis, elle se ressaisit. « Nous y sommes ! se dit-elle. Ce que tu attendais est arrivé. Tu n’as plus qu’à te comporter comme elle se comporterait. »

Avançant d’un pas, elle dit, d’une voix anxieuse :

— Vous avez des nouvelles à me donner ?

Il hocha la tête :

— Il me semble, madame, répondit-il d’un ton de reproche, que, dans ce train, vous n’avez pas montré une intelligence très éveillée. Sans doute avez-vous trop l’habitude de parler du temps !

Elle ne comprenait pas. Qu’avait-elle donc dit du temps, dans le train ? Il avait été question du froid, du brouillard, de la neige…

De la neige ! Elle pensa à Olive Betterton, à ces deux vers qu’elle avait murmurés, juste avant de rendre l’âme :

Neige, neige, neige admirable !

Tu tombes en flocons et puis tu disparais…

Ces deux vers, elle les répéta d’une voix tremblante.

— Voilà ! s’écria Laurier. Pourquoi ne les avez-vous pas dits dans le train ? Vous aviez pourtant des instructions !

— Il faut comprendre que j’ai été malade, répliqua-t-elle. J’étais dans cet avion qui s’est écrasé au sol, à Casablanca, et j’ai souffert d’une dépression nerveuse, qui m’a valu d’être admise à l’hôpital. Depuis, j’ai des troubles de mémoire. Je me rappelle fort bien les choses anciennes, mais j’ai des « trous » terribles…

Portant ses deux mains à son front, elle poursuivit, et son émotion paraissait sincère :

— Vous ne pouvez pas vous rendre compte ! C’est effrayant ! J’ai le sentiment que j’ai oublié des choses importantes, extrêmement importantes. Et plus j’essaie de me souvenir, plus je constate qu’elles ne me reviendront jamais à la mémoire ! C’est épouvantable !

— Je vous accorde, dit-il d’une voix très calme, que cet accident est très regrettable. Toute la question est de savoir si vous avez ou non assez de volonté et de courage pour continuer votre voyage.

— Mais j’entends bien le continuer ! s’écria-t-elle. Mon mari…

Sa voix se brisa. Il sourit, d’un sourire plus inquiétant que sympathique.

— Votre mari, autant que je sache, vous attend avec impatience.

— Vous ne pouvez pas imaginer ce qu’a été ma vie depuis son départ !

— À votre avis, les autorités britanniques sont-elles arrivées à une conclusion définitive, quant à ce que vous savez ou ne savez pas ?

Elle écarta les bras d’un geste d’ignorance.

— Que vous dire ? Elles ont eu l’air d’être satisfaites.

— Cependant…

Il laissa la phrase en suspens.

— Je crois qu’il est très possible, reprit Hilary, que j’ai été suivie jusqu’ici. Je n’ai repéré personne, mais j’ai eu à différentes reprises, depuis que j’ai quitté l’Angleterre, l’impression très nette que j’étais surveillée.

— Évidemment. Nous nous y attendions.

— J’ai pensé que je devais vous le dire.

— Ma chère Mrs. Betterton, nous ne sommes pas des enfants. Nous savons ce que nous faisons.

— Excusez-moi ! dit-elle, humblement. Je suis très ignorante.

— Aucune importance. L’essentiel est que vous soyez obéissante.

— Je le serai.

— Vous avez été surveillée, en Angleterre, j’en suis persuadé, depuis le jour même du départ de votre mari. Malgré cela, notre message vous est parvenu, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Bien.

Le ton était celui d’un businessman traitant une affaire. Il poursuivit :

— Je vais maintenant, madame, vous donner vos instructions.

— Je vous en prie.

— Après-demain, vous quitterez Fez pour Marrakech. C’est, je crois, ce que vous comptiez faire ?

— Exactement.

— Le lendemain de votre arrivée à Marrakech, vous recevrez un télégramme venant d’Angleterre. Ce qu’il contiendra, je l’ignore, mais vous devrez immédiatement prendre vos dispositions pour rentrer à Londres.

— Je dois retourner à Londres ?

— Laissez-moi finir, voulez-vous ? Vous retiendrez votre place dans un avion quittant Casablanca le jour suivant.

— Et si c’est impossible ? Si toutes les places sont déjà retenues ?

— Elles ne le seront pas. Tout est prévu. Vous avez bien compris vos instructions ?

— Oui.

— Alors, il ne vous reste plus qu’à aller retrouver votre guide. Au fait, vous êtes entrée en relations amicales, je crois, avec une Anglaise et une Américaine qui sont descendues au Palais Jamail ?

— C’est exact. Je n’ai guère pu faire autrement. J’ai eu tort ?

— Du tout ! Ça nous arrange, au contraire. Si vous pouvez persuader une de ces dames de vous accompagner à Marrakech, ce sera parfait !

Se levant, il ajouta :

— Je vous salue, madame !

— Au revoir, monsieur.

— Si vous voulez, dit-il avec indifférence. Mais je doute que nous nous rencontrions de nouveau.

Hilary sortit par où elle était entrée. Cette fois, la porte des toilettes s’ouvrit sans difficulté.

3

— Ainsi, dit Miss Hetherington, vous allez à Marrakech demain ? Vous ne serez pas restée longtemps à Fez ! Est-ce que vous n’auriez pas eu intérêt à commencer par Marrakech, pour venir ensuite à Fez, avant de regagner Casablanca ?

— Je le crois, répondit Hilary. Seulement, on n’organise pas toujours ses voyages comme on le voudrait. Il y a tant de monde dans les hôtels et dans les avions !

— Tant de monde, peut-être. Mais pas des Anglais ! On peut aller n’importe où, on n’en rencontre presque plus !

Promenant un regard circulaire autour du salon, Miss Hetherington ajouta, d’un ton navré :

— Rien que des Français !

Hilary sourit. Que le Maroc fût terre française, Miss Hetherington s’en souciait peu. Pour elle, un hôtel, où qu’il fût, devait être peuplé d’Anglais.

Mrs. Calvin Baker eut un petit rire.

— Rien que des Français, parmi lesquels je crois distinguer des Allemands, des Grecs et des Arméniens. Ce petit vieillard, là-bas, par exemple, est Grec. Du moins, je le crois.

— On m’a dit qu’il était Américain, fit remarquer Hilary.

— En tout cas, reprit Mrs. Baker, c’est un personnage d’importance. Le personnel est aux petits soins pour lui.

— On voit bien qu’il n’est pas Anglais ! lança Miss Hetherington, tricotant avec une énergie furieuse. Les Anglais ne sont pas assez riches pour qu’on s’occupe d’eux !

— Je voudrais vous persuader, l’une et l’autre, de m’accompagner à Marrakech, dit Hilary. Je suis si heureuse de vous connaître et il est tellement ennuyeux de voyager seule !

— Mais, Marrakech, j’y suis déjà allée ! s’écria Miss Hetherington.

Mrs. Calvin Baker, elle, semblait accueillir la suggestion avec sympathie.

— C’est une idée, déclara-t-elle. J’étais à Marrakech il y a un mois, mais j’y retournerais volontiers et je me ferais une joie de vous faire visiter la ville, ce qui vous épargnerait le désagrément d’avoir affaire aux guides indigènes, qui sont des voleurs. Disons que c’est entendu ! Je vais au bureau pour arranger ça.

Après le départ de Mrs. Baker, Miss Hetherington fit remarquer d’un ton pincé que ces Américaines étaient « toutes les mêmes ».

— Elles ne tiennent pas en place et il leur est impossible de rester quelque part. Elles sont en Égypte aujourd’hui, demain en Palestine et, après-demain, ailleurs. Quelquefois, j’en suis à me demander si elles savent dans quel pays elles se trouvent !

Brusquement, elle se leva et, serrant son ouvrage contre sa poitrine, elle se retira, après avoir salué Hilary d’un petit mouvement de tête assez sec.

Hilary regarda sa montre. Elle n’avait pas envie de changer de robe pour le dîner, comme elle faisait presque toujours. Elle ne bougea pas. Un garçon entra, qui jeta un coup d’œil dans le petit salon et alluma deux lampes. Elles ne répandaient dans la pièce qu’une lumière discrète et l’endroit conservait une sorte d’intimité fort plaisante, et très orientale. Renversée sur les coussins du divan, Hilary songeait.

La veille encore, elle se demandait si elle ne s’était pas lancée dans une aventure dépourvue de sens. Aujourd’hui, la question ne se posait plus : son véritable voyage commençait et l’heure était venue de faire attention, très attention. Elle ne pouvait plus se permettre la moindre bévue. Il lui fallait être Olive Betterton, une jeune femme pas très instruite, complètement indifférente aux choses de l’art et de la littérature, mais aux idées très avancées et, de surcroît, très éprise de son époux.

Hilary se rendit compte brusquement que M. Aristidès était à deux pas d’elle. Il la salua fort courtoisement, avant de s’asseoir dans un fauteuil, tout près du divan.

— Vous permettez, madame ?

— Je vous en prie.

Il lui offrit une cigarette, qu’elle accepta. Il lui donna du feu et, pendant un court instant, ils fumèrent en silence.

— Ce pays vous plaît, madame ? dit-il soudain.

— Je n’y suis que depuis peu, répondit-elle, mais jusqu’à présent j’avoue qu’il m’enchante.

— Vous avez visité la vieille ville ?

— Oui. C’est une merveille !

— Je suis de votre avis. On y retrouve le passé, son mystère, ses intrigues, sa grandeur. Vous savez à quoi je pense, madame, quand je me promène dans les rues de Fez ?

— Comment le devinerais-je ?

— Je pense à Londres, et plus spécialement à Great West Road, que je revois, le soir, avec ses buildings illuminés. Il n’y a pas de rideaux aux fenêtres et, quand on passe en voiture, on aperçoit les gens qui sont dans les maisons. Ils travaillent au grand jour. Il n’y a rien de caché, rien de secret ! Tout le monde peut regarder, tout le monde peut voir.

— J’imagine, dit Hilary, intéressée, que c’est le contraste qui vous frappe ?

— Exactement. Car, à Fez, tout est ombre et mystère. On ne voit rien, mais…

Penché en avant et donnant de l’index de petits coups sur une table basse, il répéta :

— On ne voit rien, mais, ici comme là, tout se passe rigoureusement de la même manière. Mêmes ambitions, mêmes marchandages, mêmes cruautés…

— Vous voulez dire que la nature humaine est la même partout ?

— C’est cela même ! Il n’y a jamais eu dans le monde que deux forces, la méchanceté et la bonté. C’est tantôt l’une, tantôt l’autre qui l’emporte. Parfois, pourtant, elles coexistent…

Presque sur le même ton, il poursuivit :

— On m’a dit, madame, que vous vous trouviez dans cet avion qui s’est écrasé au sol, à Casablanca ?

— C’est exact.

— Je vous envie.

Comme elle le regardait avec une certaine stupeur, il ajouta :

— C’est une expérience qu’on peut envier, croyez-moi ! Sentir la mort vous frôler et survivre, cela vaut d’être vécu. Depuis cet accident, vous sentez-vous… différente ?

Hilary eut un sourire.

— Différente, si l’on veut ! J’ai des migraines atroces et des troubles de la mémoire.

— Je songeais à autre chose. Voyez-vous la vie sous un aspect… nouveau ?

Hilary pensa à une certaine bouteille d’eau minérale et à une petite boîte de somnifère.

— Peut-être, dit-elle.

— Vous voyez !

M. Aristidès se leva, s’inclina de nouveau devant la jeune femme et se retira.

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