Destination inconnue d’ AGATHA CHRISTIE

3

On dansait. Andy Peters valsait avec Miss Jennson. Il la tenait serrée contre lui et lui parlait à l’oreille. Passant près de Hilary, il lui sourit, avec un clin d’œil qui manquait totalement de distinction. Hilary, se mordant la lèvre pour ne pas éclater de rire, tourna vivement la tête, pour regarder ailleurs. Elle aperçut, de l’autre côté de la salle, Tom Betterton qui bavardait avec Torquil Ericsson. Son visage se renfrogna.

— Vous m’accordez cette danse, Olive ?

C’était Murchinson.

— Bien sûr, Simon !

— Je vous préviens que je ne suis pas un champion…

Hilary s’appliqua à éviter que son danseur ne lui marchât sur les pieds.

— Vous avez une bien jolie robe !

Olive sourit. Non seulement Murchinson dansait mal, tout en se dépensant avec une extraordinaire énergie, mais sa conversation semblait sortir d’un roman à la mode d’autrefois.

— Vous trouvez ? dit-elle. Je suis contente qu’elle vous plaise.

— C’est ici que vous l’avez eue ?

— Naturellement.

Murchinson soufflait un peu, mais il avait trop d’éducation pour laisser tomber le dialogue.

— Il faut reconnaître, reprit-il, que nous sommes ici fort bien traités. Je le disais encore à Bianca l’autre jour, malgré leur Sécurité Sociale, les Anglais peuvent nous envier. Pas de soucis d’argent, pas d’impôts, pas de loyer, pas de dépenses d’entretien ! Aucun ennui. Pour une femme, c’est la vie rêvée !

— C’est l’opinion de Bianca, j’imagine ?

— Les premiers temps, ça n’allait pas ! Mais, maintenant qu’elle s’occupe de deux ou trois comités et qu’elle peut organiser des conférences, ça va mieux. Elle regrette un peu que ces initiatives vous intéressent moins qu’elle n’espérait…

— Je n’ai jamais eu le goût des… mondanités.

— C’est entendu ! Mais il faut bien que les femmes se distraient, qu’elles s’occupent. La femme moderne ne peut rester oisive. Je sais d’ailleurs que, Bianca et vous, vous avez fait un grand sacrifice en venant ici. Vous n’êtes pas des scientifiques, Dieu merci !… Je le disais hier à Bianca, en parlant de vous : « Donne à Olive le temps de s’acclimater ! » Il faut se faire à la vie qu’on mène ici. Au début, on éprouve la sensation d’être enfermé, on ferait un peu de claustrophobie. Mais ça passe !

— Vous croyez ?

— Plus ou moins vite. Il y a des gens qui ne s’habituent pas. Tom a l’air sombre, ces temps-ci ! Au fait, où est-il ce soir, ce brave Tom ?… Ah ! le voilà là-bas, avec Ericsson ! Ils deviennent inséparables, ces deux-là !

— Je le regrette. Je veux dire que je n’aurais pas cru qu’il y avait entre eux tant d’affinités.

— Votre époux semble avoir fait la conquête du jeune Torquil, celui-ci le suit partout !

— Je l’ai remarqué déjà et je me demande ce qu’il lui veut.

— Je suppose qu’il veut tout simplement lui exposer ses théories. Ça le soulage ! Moi, je suis pour lui un très mauvais auditeur. Vous savez que son anglais n’est pas fameux. Tom l’écoute, lui, et je veux croire qu’il s’arrange pour comprendre ce qu’il lui raconte.

La danse prenait fin. Andy Peters demanda à Hilary de lui réserver la suivante.

— J’ai vu que vous avez fait acte de dévouement, dit-il. Il vous a beaucoup piétiné les orteils ?

— Pas tellement. Je me méfiais.

— Vous m’avez vu au travail ?

— Avec la Jennson ?

— Oui. Je crois pouvoir dire, sans fausse modestie, que, dans ce secteur particulier, je me suis brillamment imposé. Ces filles laides, maigres et myopes, répondent tout de suite quand on leur applique le traitement convenable.

— Vous donniez l’impression d’être très amoureux d’elle.

— Il fallait ça ! Elle peut nous rendre de grands services, si nous savons la manœuvrer. Ici, elle est au courant de tout. C’est ainsi qu’elle m’a appris qu’on attend pour demain la visite de quelques personnages d’importance : des médecins, de hauts fonctionnaires du gouvernement, des ministres peut-être, et deux ou trois richissimes clients…

— Vous pensez qu’on aurait une chance de…

— Non, Olive. Les dispositions sont prises, je le parierais, et il vaut mieux ne pas se faire d’illusions là-dessus. Seulement, nous saurons désormais comment ces visites se passent et, à la prochaine occasion, il y aura peut-être moyen de faire quelque chose. Aussi longtemps que je tiendrai la Jennson bien en main, je tirerai d’elle toutes sortes d’informations, dont certaines peuvent être précieuses.

— Ces gens qui vont venir, que savent-ils ?

— De nous… je veux dire, de l’Unité ? Rien du tout. C’est, du moins, ce que j’ai compris. Ils viennent inspecter le centre médical et les laboratoires de recherches. Comme on a pris soin de construire l’Unité comme un labyrinthe, il est difficile de se faire une idée de ses dimensions et on peut en visiter une partie sans soupçonner celles qu’on vous cache. Je crois savoir qu’il existe des cloisons amovibles qui permettent d’isoler notre quartier.

— Tout ça semble incroyable !

— Oui. La moitié du temps, on se dit que ce n’est pas possible, qu’on doit rêver. Avez-vous remarqué, entre autres choses invraisemblables, qu’ici il n’y a pas d’enfants ? Heureusement, d’ailleurs. Vous devez vous féliciter de ne pas en avoir ?

Depuis un instant, ils dansaient. Hilary ferma les paupières. À ce signe, à la soudaine raideur du corps de la jeune femme aussi, Andy comprit qu’il venait d’avoir une parole malheureuse.

— Pardonnez-moi ! dit-il.

Ils quittèrent la piste de danse et s’assirent dans un coin de la salle.

— Je suis navré, reprit-il. Je vous ai fait de la peine, n’est-ce pas ?

— Vous ne pouviez pas savoir… J’avais une petite fille, elle est morte…

— Vous aviez une fille ? s’écria-t-il, très surpris. Je croyais que, Betterton et vous, vous n’étiez mariés que depuis six mois !

Hilary sentit ses joues rosir.

— C’est exact. Mon premier mariage s’est terminé par un divorce…

— Je comprends…

Après un silence, il ajouta :

— Le plus empoisonnant, ici, c’est qu’on ne sait rien du passé des gens avec lesquels on vit ! Alors, on va, on va et, naturellement, on gaffe ! À la réflexion, si drôle que cela puisse paraître, je ne sais rien de vous !

— Je puis en dire autant ! Je ne sais ni où vous avez été élevé, ni qui étaient vos parents, ni…

— Je vais vous renseigner. J’ai grandi dans un milieu scientifique et je pourrais dire que mes biberons furent des éprouvettes. À la maison, il n’y avait que des savants. Moi, je faisais un peu tache. Le génie était ailleurs.

— Où exactement ?

— Une fille. Extrêmement brillante. Elle aurait été une autre Mme Curie.

— Qu’est-elle devenue ?

D’une voix brève, il dit :

— Elle est morte.

Hilary pensa qu’il s’agissait de quelque tragédie de guerre.

— Vous l’aimiez bien ?

— Plus que personne au monde.

S’animant, il poursuivit :

— Mais laissons cela ! Nos ennuis présents nous suffisent amplement ! Regardez-moi notre ami norvégien ! À part les yeux, on dirait qu’il est en bois ! Et admirez le salut ! Bien raide, bien sec ! Comme tiré par une ficelle !

— C’est parce qu’il est grand et mince !

— Il n’est pas tellement grand. Il a ma taille : un mètre soixante-dix-huit, un mètre quatre-vingts, pas plus !

— La taille, c’est trompeur !

— Comme les signalements portés sur les passeports. J’imagine celui d’Ericsson : un mètre quatre-vingts, cheveux blonds, yeux bleus, visage allongé, l’air en bois, nez moyen, bouche ordinaire. Y ajouteriez-vous, ce qui ne se trouve pas sur les passeports, qu’il parle l’anglais correctement, mais avec un fort accent, ça ne suffirait encore pas pour vous donner une idée vraiment exacte du bonhomme, tel qu’il est réellement ! Mais qu’avez-vous ?

— Rien.

L’œil fixe, elle regardait Ericsson, à l’autre bout de la salle. Le signalement qu’elle venait d’entendre, ce n’était pas seulement celui de Torquil, c’était aussi celui de Boris Glydr ! Presque mot pour mot celui que Jessop lui avait donné ! Était-ce donc pour cela qu’elle ne s’était jamais sentie à l’aise avec Ericsson ?

Brusquement, elle se tourna vers Andy.

— Cet Ericsson, ce ne serait pas quelqu’un d’autre ?

Il sourit, un peu surpris.

— Qui voudriez-vous qu’il fût ?

— Je ne sais pas. Il pourrait être quelqu’un se faisant passer pour Ericsson.

Il fit la moue.

— Difficile. Ericsson est un savant authentique, et il est connu.

— Ici, personne n’a l’air de l’avoir jamais rencontré auparavant. D’ailleurs, il pourrait être Ericsson et être aussi quelqu’un d’autre !

— Un type qui aurait eu une double vie ? C’est possible, mais, à mon avis, peu probable.

— Vous devez avoir raison. C’est peu probable !

Hilary l’admettait du bout des lèvres, Ericsson n’était pas Boris Glydr. Mais, alors, pourquoi Olive Betterton tenait-elle tant à faire savoir à Tom qu’il devait se méfier de Boris ? Elle savait évidemment que Boris était en route. Il se dirigeait vers l’Unité. En somme, l’homme qui s’était donné à Londres comme étant Boris Glydr, rien ne prouvait qu’il était vraiment Boris Glydr ! Il aurait fort bien pu être Torquil Ericsson. Les deux hommes avaient pratiquement le même signalement. Et, depuis son arrivée à l’Unité, Ericsson ne s’occupait que de Tom. Le personnage était dangereux, Hilary n’en doutait pas. Ses yeux, d’ailleurs, le trahissaient avec leur regard trop pâle…

Cependant, la danse avait cessé et toutes les têtes se tournaient vers l’estrade de l’orchestre, sur laquelle venait d’apparaître le docteur Nielson, représentant et porte-parole de la direction. Il se campa derrière le microphone, réclama le silence pour une annonce et dit :

— Mesdames, mes chers amis, mes chers collègues ! Vous passerez la journée de demain dans les bâtiments dits de l’Aile d’urgence. Un appel aura lieu à onze heures du matin, dans la grande salle de conférences. La direction regrette les mesures qu’elle est dans l’obligation de prendre, mais celles-ci ne seront appliquées que vingt-quatre heures durant. Des affichettes, placardées aux endroits habituels, vous fourniront les détails complémentaires.

Il salua et se retira en souriant. L’orchestre se remit à jouer.

Andrew Peters se leva.

— Je vais réattaquer la Jennson. Je suis curieux de savoir ce que c’est que cette Aile d’urgence.

Hilary le laissa partir sans un mot. Elle pensait à autre chose.

N’était-il pas possible, malgré tout, que Torquil Ericsson ne fût autre que Boris Glydr ?

4

À onze heures, le lendemain, tout le monde se trouvait réuni dans la grande salle de conférences. Chacun ayant répondu à l’appel de son nom, on se mit en route. Les couloirs succédaient aux couloirs, avec des détours imprévus. Hilary, qui marchait au côté de Peters, remarqua qu’il avait au creux de la main une boussole minuscule.

— J’aimerais autant savoir, lui souffla-t-il, si nous allons au nord ou au sud. Pour le moment, ça ne nous avance pas, mais ça peut servir.

On s’arrêta devant une porte. Peters tira de sa poche son étui à cigarettes. Immédiatement, la voix de Van Heidem s’éleva :

— Ne fumez pas, s’il vous plaît ! On vous l’a déjà demandé.

— Excusez-moi ! dit Peters.

Il garda son étui à la main et l’on se remit en marche.

— Comme un troupeau ! murmura Hilary.

— Oui, lui dit Peters d’une voix qui s’entendait à peine, mais comme un troupeau dans lequel il y a sans doute des moutons enragés…

Elle lui sourit.

La colonne se divisa en deux groupes, les hommes étant invités à se diriger à droite, les femmes à gauche, les uns et les autres vers des dortoirs qui faisaient songer à des salles d’hôpital. Des rideaux en matière plastique assuraient à chaque lit un isolement relatif. Il y avait une petite armoire près de chaque lit.

— Tout cela est très simple, dit Miss Jennson, mais acceptable. Les douches sont là-bas dans le fond. Et, au-delà de cette porte, vous avez la salle commune.

C’est là que tout le monde se retrouva peu après. L’endroit n’était pas désagréable. Il y avait des livres, un bar et des fauteuils. La journée passa agréablement, coupée par une séance de cinéma, avec projection sur un écran portatif. La salle était éclairée « à la lumière du jour », de sorte qu’on ne remarquait pas trop qu’elle n’était pas pourvue de fenêtres. Vers le soir, quelques ampoules supplémentaires s’allumèrent, qui modifièrent la qualité de la lumière.

— Pas bête, fit remarquer Peters. Comme ça, on se rend moins compte qu’on est emmuré !

Hilary songeait avec désespoir à leur impuissance à tous. Non loin d’eux, il y avait des gens venus du monde où l’on était libre. Et il leur était impossible de communiquer avec eux ! Comme toujours, ils avaient songé à tout !

Peters était assis près de Miss Jennson. Hilary proposa aux Murchinson une partie de bridge. Tom Betterton refusa de jouer, mais le docteur Barron accepta de faire le quatrième.

À sa grande surprise, Hilary prit plaisir au jeu.

Il était onze heures et demie quand le troisième robre s’acheva. Elle gagnait, avec le docteur Barron.

— Je me suis bien amusée, dit-elle.

Elle regarda sa montre et ajouta :

— Il est tard. Je suppose que les huiles sont parties. À moins qu’elles ne passent la nuit ici.

— Je ne sais pas, dit Simon Murchinson. J’imagine qu’il y a dans le nombre un ou deux spécialistes qui tiendront à rester. En tout cas, ils seront tous partis demain à midi.

— Et c’est alors que nous serons remis dans la circulation ?

— Oui. Ce ne sera pas trop tôt ! Tout ce branle-bas désorganise votre travail…

Bianca se leva. Hilary l’imita. Elles souhaitèrent bonne nuit aux deux hommes et se dirigèrent vers le dortoir. Bianca marchait devant, dans la salle maintenant faiblement éclairée. Hilary sentit une main se poser sur son avant-bras. Elle se retourna. Un serviteur noir était devant elle, qui lui dit, en français :

— Voudriez-vous me suivre, madame ?

— Vous suivre ? Pour aller où ?

— Je vous en prie, madame.

Il avait parlé très bas. Elle le regarda, hésitant sur ce qu’elle devait faire. Bianca avait disparu. Dans la salle, les quelques personnes qui restaient bavardaient, sans faire attention à elle. De nouveau, le noir lui toucha le bras.

— Venez, madame !

Elle eut une dernière hésitation, puis elle obéit. Il la précédait de quelques pas. Elle remarqua qu’il était plus richement vêtu que la plupart des domestiques indigènes. Sa robe portait de magnifiques broderies d’or.

Il la fit passer par une petite porte qui ouvrait sur un long couloir. Un instant, elle essaya de s’orienter. Elle y renonça bientôt, posant alors une question que son guide fit mine de ne pas entendre. Il s’arrêta enfin, devant un mur tout blanc, et pressa sur un bouton qu’elle n’avait pas vu. Un panneau glissa, révélant une étroite cabine d’ascenseur, dans laquelle ils entrèrent.

— Où me conduisez-vous ? demanda-t-elle, comme l’appareil commençait à s’élever.

— Chez le Maître, madame. C’est un grand honneur.

— Vous voulez dire « chez le directeur » ?

— Chez le Maître, madame.

L’ascenseur s’immobilisa. Le noir ouvrit la porte. Elle sortit de la cabine. Un long couloir encore, puis une porte. Il frappa. On ouvrit de l’intérieur. Un autre serviteur indigène, lui aussi somptueusement vêtu – robe blanche et broderies d’or – s’inclina devant Hilary et lui fit signe de le suivre.

Derrière lui, elle traversa une antichambre, luxueusement décorée dans le style oriental. Le domestique écarta un rideau. Hilary avança d’un pas. La pièce où elle pénétrait était discrètement éclairée. Elle ne vit, tout d’abord, que les tapis aux chaudes couleurs qui pendaient le long des murs. Elle distingua ensuite une petite table basse et, derrière, assis sur un divan, un personnage qu’elle regarda avec effarement, comme doutant de ses yeux. Son vieux visage jaune et ridé lui souriant.

C’était M. Aristidès.

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