Destination inconnue d’ AGATHA CHRISTIE

Elle fronça le sourcil. Laurier ? N’était-ce pas le nom de ce Français qu’elle avait rencontré dans le train ? Coïncidence ou bien… ? Fouillant dans son sac à main, elle chercha la carte de visite qu’il lui avait remise. Henri Laurier, 3, rue du Croissant, Casablanca. Au dos de la carte, quelques mots avaient été tracés au crayon, puis effacés à la gomme, assez imparfaitement. Elle déchiffra les deux premiers : « Où sont », et le dernier : « antan ». Un message ? Elle en doutait. Il s’agissait plutôt d’une citation, que Laurier avait notée, puis effacée.

Hilary leva les yeux : quelqu’un lui interceptait « son » soleil. C’était M. Aristidès. Debout près de la balustrade dominant les jardins, il regardait au lointain les collines qui fermaient l’horizon. Il soupira, se retourna et, d’un geste maladroit, renversa le verre qui se trouvait sur la table de Hilary. Il s’excusa en français et elle lui déclara gentiment que le malheur n’était pas grand.

— Vous permettez, madame, que je fasse remplacer votre apéritif ?

La commande passée au garçon accouru, il renouvela ses excuses à Hilary, la gratifia d’un grand salut fort courtois, puis s’en alla vers le restaurant.

Le jeune Français revenait des jardins, fredonnant toujours. Il ralentit le pas de façon sensible en passant près de Hilary. Constatant qu’elle ne paraissait même pas s’apercevoir de son existence, il eut un léger haussement des épaules et continua sa route vers le bar.

Le garçon arrivait, apportant à Hilary un nouveau Martini. Elle lui demanda si M. Aristidès voyageait seul. La question parut le choquer.

— Oh ! madame, vous ne voudriez pas ! Seul, un homme si riche ? Il a avec lui son valet de chambre, deux secrétaires et son chauffeur.

M. Aristidès ne voyageait pas seul, mais, au restaurant, il mangeait solitaire, comme la veille. Hilary remarqua, à une table voisine de la sienne, deux jeunes hommes qui devaient être ses secrétaires, à en juger par leur attitude. Ils ne quittaient pas M. Aristidès des yeux et on les devinait prêts à courir à lui au moindre signe. M. Aristidès, lui, semblait ne pas les voir. Un secrétaire, pour M. Aristidès, était-ce seulement un être humain ?

L’après-midi passa comme un rêve. Descendant de terrasse en terrasse, Hilary fit une longue promenade dans les jardins. Avec leurs jets d’eau scintillant au soleil, avec leur verdure, piquée çà et là de la tache rouge des oranges, avec leurs parfums aussi, ces jardins étaient bien ce que doivent être des jardins, un enclos paisible que ses murs protègent des bruits et des agitations du monde. Hilary aurait voulu rester là, et y rester toujours…

Ce qui l’enchantait, c’était moins le décor même des jardins que ce qu’il symbolisait à ses yeux : le calme et la tranquillité d’esprit. Un calme et une tranquillité d’esprit qui lui avaient longtemps été refusés et qu’elle trouvait au moment même où elle venait de se lancer dans une aventure pleine de périls.

À moins qu’il n’y eût pas d’aventure du tout. Peut-être allait-elle rester là quelque temps, pour constater, en définitive, qu’il ne se passait rien.

Quand, vers le soir, elle rentra à l’hôtel, Hilary eut la surprise de rencontrer dans le hall Mrs. Calvin Baker, ses cheveux bleus teints de la veille, toujours chic et toujours volubile.

— Je suis venue par l’avion, dit-elle à Hilary. J’ai horreur des trains ! Non seulement ils n’avancent pas, mais ils transportent, dans ces pays-ci, des gens qui ignorent totalement ce que c’est que l’hygiène. Avez-vous remarqué les nuées de mouches qui se posent sur la viande vendue dans les souks ? C’est invraisemblable ! Mais, parlons de vous ! J’imagine que vous avez déjà visité la vieille ville ?

Hilary avoua qu’elle n’avait rien vu de ce qui doit être vu.

— Je me suis contentée de paresser au soleil.

— J’oubliais que vous sortez à peine de l’hôpital.

Pour Mrs. Calvin, seule la maladie pouvait excuser une telle indifférence à l’égard des choses qu’on n’a pas le droit de ne pas voir. Elle poursuivit :

— Je suis stupide ! Après le choc que vous avez eu, vous devriez rester allongée dans le noir, presque du matin au soir. Nous ferons ensemble quelques petites expéditions. Vous verrez ! Moi, j’aime les journées bien remplies. Tout est prévu, tout est organisé ! On ne perd pas une minute.

C’était un peu, pour Hilary, comme une préfiguration de l’enfer. Elle n’en fit pas moins compliment à Mrs. Calvin Baker de son activité et de son allant.

— J’avoue que, pour une femme de mon âge, je me défends gentiment, dit l’Américaine. Je ne me sens jamais fatiguée. Au fait, vous ai-je dit que Miss Hetherington arrive ce soir ? Vous savez, cette Anglaise qui était à Casablanca. Elle a préféré prendre le train… Je vous quitte. Il faut que je m’occupe de ma chambre. Celle qu’on m’a donnée ne me plaît pas et il est entendu qu’on doit m’en trouver une autre.

Mrs. Calvin Baker, tourbillon miniature, partit là-dessus.

La première personne que Hilary aperçut ce soir-là, lorsqu’elle entra au restaurant, fut Miss Hetherington, assise seule à une petite table. Elle avait ouvert un roman à côté de son assiette et lisait tout en mangeant.

Hilary prit le café avec Mrs. Baker et Miss Hetherington. Celle-ci ne cacha point que la blonde vedette suédoise et son vieux chevalier servant ne lui inspiraient aucune sympathie.

— Il est évident, ajouta-t-elle, qu’ils ne sont pas mariés. C’est écœurant ! Heureusement, on ne rencontre pas que des couples irréguliers. La famille française qui était à la table voisine de la mienne est fort bien. Les enfants m’ont paru charmants. Ce qui m’étonnera toujours, c’est qu’on couche les petits Français si tard ! Pour moi, à dix heures, au maximum, un enfant doit être au lit. Et je suis également d’avis que, le soir, on ne doit lui donner que des biscuits trempés dans du lait ! Ces petits Français ont mangé de tout !

— Le régime a l’air de leur réussir, dit Hilary en riant.

Miss Hetherington secoua la tête.

— Ils paieront cela plus tard. Vous rendez-vous compte qu’ils ont même bu du vin ? Et ce sont les parents qui le leur versaient !

Miss Hetherington en était encore bouleversée.

— Il faudrait penser à ce que nous ferons demain, dit Mrs. Calvin Baker. Je ne crois pas que je ferai de nouveau la visite de la vieille ville. Elle est extrêmement intéressante, mais je l’ai déjà faite, la dernière fois que je suis venue ici. C’est un vrai labyrinthe et, sans mon guide, jamais je n’aurais pu revenir à l’hôtel. C’était un charmant garçon, qui m’a dit quantité de choses intéressantes. Il a un frère qui est aux États-Unis, à Chicago, si je me souviens bien. Notre promenade dans la ville terminée, il m’a emmenée dans une sorte d’auberge-salon de thé, presque tout en haut de la colline. De là, on a sur tous les environs une vue magnifique. Naturellement, je n’ai pu faire autrement que de boire un peu de leur thé à la menthe. C’est une horreur ! Et ils voulaient me faire acheter des souvenirs. Il y en avait qui n’étaient pas laids du tout. Mais les autres ! Heureusement, je suis restée ferme. Il ne faut pas se laisser faire, vous ne croyez pas ?

— Oh ! si, s’écria Miss Hetherington.

Et elle ajouta, amère :

— D’autant qu’il nous est bien difficile d’acheter des souvenirs, avec le peu d’argent qu’on nous autorise à sortir d’Angleterre !

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