Destination inconnue d’ AGATHA CHRISTIE

CHAPITRE XIV

Dans sa chambre de l’hôtel Mamounia, à Marrakech, Jessop s’entretenait avec Miss Hetherington.

Une Miss Hetherington assez différente de celle que Hilary avait connue à Casablanca et à Fez. Physiquement, elle n’avait pas changé, mais son allure était tout autre. Miss Hetherington avait rajeuni d’un nombre d’années sensible et ses manières étaient celles d’une jeune femme. Il y avait dans la pièce un troisième personnage, un homme brun, assez épais, au regard intelligent et vif. Il fredonnait doucement le refrain d’une chansonnette française, tout en frappant de la main le bras de son fauteuil.

— Et, autant que vous sachiez, dit Jessop, ce sont là les seules personnes à qui elle a parlé à Fez ?

Janet Hetherington le confirma d’un mouvement de tête.

— Il y avait aussi cette dame Calvin Baker, que nous avions déjà rencontrée à Casablanca. J’avouerai franchement que je ne sais trop que penser d’elle. Elle s’est mise en quatre pour faire amitié avec Olive Betterton, et avec moi aussi, d’ailleurs, mais cela ne prouve rien. Les Américains sont cordiaux, dans les hôtels ils entrent en conversation avec tout le monde et ils adorent vous convier à participer à leurs excursions. De plus, elle était dans l’avion, elle aussi.

— Vous semblez tenir pour acquis que cet accident d’avion a été provoqué, dit Jessop.

La tête à demi tournée vers l’homme qui était dans le fauteuil, il ajouta :

— Votre avis, Leblanc ?

Leblanc cessa de fredonner.

— Possible, dit-il. Il se peut très bien que l’appareil ait été saboté et que ce soit la cause de la catastrophe. Nous ne saurons jamais la vérité. L’unique certitude, c’est que l’avion a pris feu et que tous ceux qui étaient à bord ont péri.

— Qu’est-ce que vous savez du pilote ?

— Alcadi ? C’était un garçon qui connaissait son métier, jeune et… mal payé.

Les deux derniers mots avaient été précédés d’une courte pause.

— Par conséquent, dit Jessop, susceptible d’accepter les offres de quelque employeur nouveau, mais vraisemblablement pas de se suicider.

— Il y avait sept corps, répliqua Leblanc. Calcinés, méconnaissables, mais au nombre de sept. Il n’y a pas à sortir de là !

Jessop se retourna vers Janet Hetherington.

— Vous disiez donc ?

— À Fez, reprit-elle, Mrs. Betterton a échangé quelques mots avec une famille française qui se trouvait là. Il y avait encore un riche Suédois, avec une très jolie fille, et également M. Aristidès, le magnat du pétrole.

— Un type extraordinaire, celui-là ! s’écria Leblanc. Je me suis souvent demandé ce que je ferais si j’étais milliardaire et, en toute honnêteté, je dois avouer que je crois bien que je m’offrirais des chevaux de course, des femmes et tous les plaisirs de la terre. Le vieil Aristidès, lui, voit les choses autrement. Il a en Espagne un château, dont il ne bouge guère et où il a réuni, paraît-il, une merveilleuse collection de poteries chinoises de la période Sung. Il est vrai qu’il a l’excuse d’avoir soixante-dix ans, sinon plus.

— Si l’on en croit les philosophes chinois, dit Jessop, c’est entre soixante et soixante-dix ans que l’homme goûte le mieux les satisfactions de l’existence.

Leblanc fit la moue, l’air sceptique.

— À Fez, continua Janet Hetherington, il y avait encore quelques Allemands, mais, autant que je sache, Olive Betterton ne leur a point parlé.

— Vous m’avez bien dit qu’elle avait visité seule la vieille ville ?

— Seule, avec un guide de l’endroit. Il se peut que, ce jour-là, quelqu’un soit entré en contact avec elle.

— En tout cas, elle a brusquement décidé de se rendre à Marrakech.

— Pas brusquement. Ses « réservations » étaient faites depuis un certain temps déjà.

— Je me trompe, dit Jessop. C’est Mrs. Calvin Baker qui, brusquement, a décidé de l’accompagner.

Se levant et marchant de long en large dans la pièce, il poursuivit :

— Donc, elle prend l’avion pour Marrakech et l’appareil s’écrase au sol. Quand il y a à bord une personne s’appelant « Olive Betterton », on dirait que la catastrophe n’est pas loin. Accident réel ou provoqué ? Nous l’ignorons, mais il me semble que, si quelqu’un avait envie de supprimer Olive Betterton, il pouvait arriver à ce résultat par des moyens plus simples.

— En êtes-vous bien sûr ? demanda Leblanc. Il est moins compliqué de se glisser dans un avion et de poser une bombe sous le siège d’un passager que d’aller guetter sa victime au coin d’une rue, par une nuit sans lune, pour lui enfoncer deux pouces d’acier dans le corps. Vous m’objecterez qu’avec le premier procédé on provoque accessoirement la mort de plusieurs personnes. Quand on a décidé de faire bon marché de la vie humaine, est-ce que cela compte ?

— Il y a aussi, dit Jessop, une troisième hypothèse : celle de l’accident truqué.

— Il est certain, admit Leblanc après un rapide moment de réflexion, qu’elle n’est pas invraisemblable. Atterrir et mettre le feu à l’avion, c’était possible. Seulement, mon cher Jessop, les faits sont les faits. Il y avait des passagers dans cet avion, et leurs cadavres étaient bien réels.

— Je sais, reconnut Jessop, nous sommes là devant un mur et il n’y a rien à faire. Seulement, ce qui me chiffonne, c’est que cette histoire se termine trop bien, de façon trop nette, trop définitive. Au moins, pour nous. Nous n’avons plus qu’à écrire R. I. P. dans la marge de notre rapport et à rentrer chez nous. La piste s’arrête, la chasse est finie. Au fait, Leblanc, cette enquête, vous la faites faire ?

— Elle est en cours depuis quarante-huit heures, répondit Leblanc. Je l’ai confiée à des agents qui sont excellents. J’attends de leurs nouvelles. L’avion s’est écrasé dans un coin particulièrement perdu. Je vous ai dit qu’il n’était pas sur sa route normale ?

— Oui. Le point est à retenir.

— Mes hommes pousseront leurs investigations à fond. Ils savent que l’affaire est d’importance. En France aussi, nous avons perdu, comme par enchantement, quelques jeunes savants d’avenir, de qui nous ne savons ce qu’ils sont devenus. Rien de plus crédule qu’un scientifique ! Des types remarquables, qu’on possède avec des bobards enfantins ! Un boniment bien troussé et on les embarque ! Je les plains, car ils ont dû tomber de haut.

— Si nous revoyions la liste des passagers ? suggéra Jessop.

Le Français tira de sa poche une feuille de papier. Jessop la lut à haute voix :

— Mrs. Calvin Baker, Américaine ; Mrs. Betterton, Anglaise ; Torquil Ericsson, Norvégien… Au fait, celui-là, qu’est-ce que vous savez de lui ?

— Rien. Il est jeune, c’est tout ce que je sais. Vingt-sept ou vingt-huit ans.

Jessop fronça le sourcil.

— Moi, je le connais de nom et je crois bien me rappeler qu’il a présenté une communication à la Royal Academy.

Il poursuivit sa lecture :

— Ensuite, nous avons la bonne sœur… Andrew Peters, encore un Américain, et le Dr Barron. Une célébrité, celui-là, un grand bactériologue.

— Mais, pourtant, un aigri…

La sonnerie du téléphone retentit. Leblanc prit l’appareil.

— Allô !… Vous dites ?… Très bien, faites-le monter !

Il posa le récepteur et tourna vers Jessop un visage radieux.

— C’est un de mes agents qui vient rendre compte. Je ne m’engage pas, mon cher collègue, et je ne promets rien, mais il se pourrait que votre optimisme fût justifié.

Quelques minutes plus tard, deux hommes entraient dans la pièce. Le premier n’était pas sans ressembler à Leblanc : même silhouette, même teint, même intelligence dans le regard. Il était vêtu à l’européenne. Son compagnon, un indigène, avait la dignité native des hommes du désert.

— Nous avons fait savoir qu’il y avait une récompense, dit le Français, s’adressant à Leblanc, et les gens du pays se sont tout de suite mis à chercher, et fort sérieusement. Cet homme a trouvé quelque chose et je vous l’ai amené pour qu’il vous le remette lui-même, pour le cas où vous auriez des questions à lui poser.

Leblanc se tourna vers le Berbère. S’exprimant dans sa langue, il lui dit qu’il avait fait « du bon travail » et le pria de lui montrer ce qu’il avait trouvé. L’homme posa sur la table une grosse perle synthétique, d’un beau gris tirant sur le rouge.

— Elle est comme celle que l’on nous a fait voir, déclara-t-il. Elle vaut très cher et c’est moi qui l’ai découverte.

Jessop la prit pour la comparer à une autre, qu’il avait extraite de son portefeuille. Les deux perles étaient exactement semblables. S’étant approché de la fenêtre pour les examiner à la loupe, il dit :

— Aucun doute !

Plus bas, il ajouta :

— Brave gosse !

Un rapide dialogue, cependant, s’engageait entre le Berbère et Leblanc. Finalement, celui-ci se tourna vers Jessop :

— J’en suis navré, mon cher collègue, mais cette perle n’a pas été ramassée près des débris de l’avion, mais à près d’un demi-mille de là.

— Ce qui prouve, déclara Jessop, que Olive Betterton a survécu à l’accident et que, bien qu’on ait retrouvé sept cadavres qui sont censés être ceux des sept personnes qui s’étaient envolées de Fez, elle ne saurait être comptée au nombre des victimes.

— Nous allons étendre le champ des investigations, dit Leblanc.

Il reprit la conversation avec le Berbère, puis, souriant largement, celui-ci se retira avec l’agent qui l’avait amené.

— Il est ravi, fit observer Leblanc. Non seulement de la confortable récompense qui va lui être remise, mais de celles qu’il est encore susceptible de gagner. Ces perles, on va maintenant les rechercher dans toute la région. Les Berbères ont des yeux de lynx et je suis persuadé, mon cher collègue, que nous obtiendrons des résultats. Souhaitons seulement qu’ils ne se soient pas aperçus de ce qu’elle faisait !

— Ça me paraît peu probable, répondit Jessop. Une femme casse son collier, elle ramasse ses perles, elle les fourre dans sa poche et il se trouve que sa poche est trouée. Ce sont de ces choses qui arrivent ! De plus, n’oublions pas qu’ils n’avaient aucune raison de soupçonner Olive, une gentille petite femme uniquement soucieuse de revoir son époux au plus tôt.

Leblanc reprit la liste des passagers.

— J’ai idée que nous aurions intérêt à l’examiner une fois encore. Olive Betterton, le Dr Barron. Aucune hésitation pour ces deux-là, ils allaient bien… où ils allaient. Mrs. Calvin Baker, l’Américaine. En ce qui la concerne, rien de sûr. Torquil Ericsson, vous me dites qu’il a présenté une communication à la Royal Academy. Peters, l’Américain, est un chimiste, si l’on en croit son passeport. Quant à la sœur, l’habit religieux est un excellent déguisement. Bref, toute une cargaison de gens venus de partout, adroitement dirigés vers un même avion qui doit les emporter tous à une date déterminée. L’appareil prend feu et, à l’intérieur, on trouve le nombre de cadavres voulu. C’est très fort et je me demande comment ils ont réussi ça !

Jessop convint que c’était du bel ouvrage.

— Et maintenant, demanda-t-il, que faisons-nous ? On va sur les lieux ?

— Pourquoi pas ? Nous tenons une piste, il est très possible qu’elle nous mène quelque part !

— Espérons-le !

À vrai dire, la piste était difficile à suivre et les recherches impliquaient de délicats calculs, relatifs à la vitesse de déplacement du car, qu’il fallait déterminer avec une certaine précision pour établir les points où avait vraisemblablement eu lieu le ravitaillement en essence et les villages où les voyageurs pouvaient avoir passé la nuit. Jessop et Leblanc connurent bien des moments de découragement, mais aussi des minutes exaltantes. De temps en temps, en effet, on trouvait quelque chose.

— Cette perle, mon capitaine, je l’ai découverte dans la maison d’un certain Abdul Mohammed. Elle était dans une petite boulette de chewing-gum, dans le coin le plus obscur d’une pièce minuscule. Abdul Mohammed a été interrogé, ainsi que ses fils. D’abord, ils ne savaient rien. À la fin, ils ont fini par reconnaître qu’ils ont hébergé pour la nuit six personnes, arrivées en voiture et qui disaient faire partie d’une expédition archéologique allemande, actuellement dans la région. Ils ont été payés largement et on leur avait recommandé le secret, sous prétexte qu’il s’agissait de fouilles qui n’étaient pas régulièrement autorisées. Deux autres perles ont été trouvées par des enfants, au village de El Kaif. Maintenant, nous sommes fixés sur la route suivie par le car. Autre chose, mon capitaine. La main de Fatma, on l’a vue, comme vous aviez dit. Ce type-là va vous expliquer ce qu’il en est…

L’agent de Leblanc désignait du geste le berger qui l’accompagnait.

— C’était le soir, dit le Berbère, et j’étais avec mon troupeau quand un car est passé. Sur le côté de la voiture, j’ai vu le Signe, une main de Fatma, qui brillait dans l’obscurité.

— Magnifique, ce gant enduit de phosphore, s’écria Leblanc. L’idée est excellente, mon cher collègue, et je vous félicite de l’avoir eue.

— Le truc est pratique, déclara Jessop, mais dangereux. Cette main, ils peuvent la voir…

Leblanc haussa les épaules.

— De jour, elle est invisible.

— Oui, mais que le conducteur arrête, à la tombée de la nuit, pour allumer ses phares…

— C’est entendu ! Seulement, la main de Fatma fait partie des superstitions arabes et on la trouve souvent, peinte sur la carrosserie des camions. Celle qui nous intéresse ne saurait être plus suspecte qu’une autre…

— Je le veux bien, mais nous n’en devons pas moins ouvrir l’œil. Que nos ennemis l’aient repérée et rien ne leur devient plus facile que de nous lancer sur une fausse piste. Une main de Fatma phosphorescente et nous allons où on veut bien nous envoyer !

— Là-dessus, je suis d’accord avec vous. Il ne faut pas que nous nous laissions manœuvrer.

Le lendemain matin, un indigène apportait à Leblanc trois perles encore : elles étaient collées en triangle sur une petite boulette de chewing-gum.

— Si je comprends bien, dit Jessop, cette disposition signifierait que l’étape qu’on allait faire devait être accomplie en avion. C’est votre avis, Leblanc ?

— Absolument. D’autant plus que ces trois perles ont été ramassées sur un ancien terrain militaire, sur lequel mes hommes ont relevé des traces qui prouvent qu’un avion y a fait escale récemment. Un avion inconnu, naturellement, et dont nul ne sait où il se rendait. Ce qui complique notre tâche. Où aller chercher la piste, maintenant ?

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