Destination inconnue d’ AGATHA CHRISTIE

CHAPITRE XIX

1

Hilary s’éveilla en sursaut au milieu de la nuit. Elle s’étaya sur un coude, écouta et appela Betterton.

— Tom, vous entendez ?

— Oui. C’est un avion qui vole bas. Rien de grave. Ça arrive de temps en temps…

— Je me demandais…

Elle laissa sa phrase inachevée.

Tom se rendormit. Elle resta éveillée, revivant par la pensée la curieuse conversation qu’elle avait eue avec Aristidès. Le vieil homme s’était indiscutablement pris pour elle d’une certaine sympathie. Pouvait-elle spéculer là-dessus ? Flatter ses sentiments pour obtenir qu’il la rendît au monde des hommes libres ?

La prochaine fois qu’il la ferait appeler, elle l’amènerait à parler de nouveau de sa seconde épouse, cette rousse qu’il aimait tant. Les vieux aiment à se souvenir. Ainsi, l’oncle George, qui habitait Cheltenham…

Dans le noir, Hilary sourit, malgré elle. Pouvait-on faire un rapprochement entre l’oncle George et le richissime Aristidès ? A priori, non. Pourtant, il y avait entre eux un point commun. L’oncle George s’était brouillé avec toute la famille parce qu’il avait, envers et contre tous, épousé une femme de ménage, pas jolie, mais possédant à ses yeux une qualité qui rachetait toutes ses imperfections : elle aimait l’entendre parler, elle ne se lassait pas de l’écouter.

Qu’avait-elle donc dit à Tom ? « Je trouverai un moyen de partir d’ici ! »

Elle se dit qu’il serait comique que ce moyen, ce fût Aristidès qui le lui fournît et elle se rendormit.

2

— Un message, dit Leblanc. Enfin !

Il déplia le papier qu’un agent venait de lui remettre, en prit connaissance et le tendit à Jessop.

— C’est le rapport d’un de nos pilotes de reconnaissance. Il a survolé un territoire du Haut-Atlas et, dans une région de montagnes, il a repéré un signal lumineux, transmis du sol, à deux reprises successives. Un signal en morse : COGLEPROSERIESL.

Jessop lui ayant restitué le papier après y avoir jeté un coup d’œil, Leblanc le posa sur la table et commença par biffer au crayon les deux dernières lettres.

— S L, expliqua-t-il, dans notre code, ça signifie : « N’accusez pas réception ! »

— Et, dans notre code à nous, ajouta Jessop, C O G veut dire : « Attention, message ! »

— D’où il suit, reprit Leblanc, soulignant d’un trait les lettres restant, que le message se lit : LEPROSERIE. Ça vous dit quelque chose ?

— Léproserie ? risqua Jessop.

— Ce qui voudrait dire ?

— Il n’y a pas par ici une colonie de lépreux ?

Leblanc étala sur le bureau une grande carte d’état-major, sur laquelle, d’un index jauni par la nicotine, il traça un cercle assez approximatif.

— Voici le secteur survolé par notre pilote. Voyons ça ! Il me semble me rappeler…

Il sortit de la pièce, pour revenir presque aussitôt.

— Je crois que j’y suis ! dit-il. Il y a, dans cette zone désertique, un centre de recherches médicales assez connu, fondé par quelques notables philanthropes. Il comporte une colonie de lépreux où l’on a fait, paraît-il, de l’excellent travail. Il y a également une sorte d’institut du cancer et un sanatorium pour les tuberculeux. Il s’agit d’une œuvre très sérieuse, de réputation internationale, patronnée par les plus hautes personnalités et même, si je ne m’abuse, par le président de la République française.

— Du beau travail, admit Jessop.

— L’institution est ouverte à tout le monde. Les médecins que ces recherches intéressent peuvent la visiter quand ça leur fait plaisir.

— Et on ne leur montre que ce qu’ils doivent voir ! Rien de tel qu’une œuvre philanthropique pour camoufler un trafic douteux !

— Possible. Pourtant, ça m’étonnerait !

— Qui sait ? À l’époque où nous sommes, une léproserie m’apparaît comme un anachronisme. La lèpre, aujourd’hui, on peut la soigner chez soi !

— Dans les pays civilisés. Mais en Afrique ?

— Même en Afrique, les lépreux ne portent plus à leur cou une clochette invitant les passants à les fuir ! L’idée de créer actuellement une colonie de lépreux me semble une offense au bon sens ! Et j’imagine mal des médecins allant visiter une léproserie ! Au fait, celle-là, à qui appartient-elle ? Quels sont les soi-disant philanthropes qui l’ont fondée ?

— Je vais me renseigner. Une minute et je reviens !

Leblanc quitta de nouveau la pièce. Il y reparut bientôt, un annuaire médical à la main.

— Il s’agit, dit-il, d’une entreprise privée, administrée par un groupe que préside le célèbre Aristidès, financier immensément riche, comme vous savez, et bienfaiteur de l’humanité par-dessus le marché. Il a créé des hôpitaux à Paris et à Séville. D’après ce que je vois, les autres membres bienfaiteurs de cette léproserie sont des gens qui siègent avec lui dans différents conseils d’administration.

— N’ergotons pas ! L’affaire est à cet Aristidès. Et Aristidès se trouvait à Fez en même temps que Olive Betterton !

L’affirmation était lourde d’un sens qui ne pouvait échapper à Leblanc.

— Mais, s’écria-t-il, c’est fantastique, ce que vous avancez là !

— C’est fantastique !

— Je dirai même que c’est formidable !

— Je ne dis pas le contraire.

Leblanc, aussi agité que son collègue britannique pouvait être calme, poursuivit, avec de grands gestes :

— Ce que ça peut être formidable, vous ne vous en rendez pas compte, Jessop ! Cet Aristidès, il est dans tout ! Dans la coulisse, le plus souvent, mais avec la main haute sur tout ! Tout l’intéresse : la banque, les armements, les transports, l’acier, le coton, tout ! On ne le voit pas, c’est à peine si on entend parler de lui, il ne bouge pas du château qu’il a acheté je ne sais où en Espagne, il reste là, bien tranquille, de temps en temps il griffonne quelques mots sur un bout de papier qu’il jette par terre, un de ses secrétaires ramasse ça… et, quarante-huit heures plus tard, un banquier parisien ou londonien, à moins que ce ne soit bruxellois, se fait sauter la cervelle ! Je n’exagère pas. C’est comme ça !

— Et ça vous étonne ? demanda flegmatiquement Jessop. Moi, je ne trouve pas ça tellement surprenant. Les hommes d’État font des déclarations, les banquiers, installés dans de somptueux cabinets, les commentent et en ajoutent qui sont de leur cru, et, quand on sait ce qui se passe dans la coulisse, on n’ignore pas que tout cela n’est que de la mise en scène et que le véritable meneur de jeu est un petit bonhomme que personne ne connaît et qui tient tout le monde. Votre Aristidès, si nous avions été malins, il y a longtemps que nous l’aurions deviné ! Nous aurions dû découvrir tout de suite que cette affaire n’avait rien de politique et qu’il ne s’agissait que d’une simple entreprise commerciale. Maintenant, nous sommes fixés. Reste à savoir ce que nous faisons !

Leblanc se gratta la nuque.

— Difficile à dire ! déclara-t-il. Si nous nous trompons, j’aime mieux ne pas penser à ce qu’il se passera ! Et, si nous avons vu juste, il nous restera encore à le prouver ! L’enquête ne va pas être facile. Il va falloir la mener dans des milieux où il n’est pas si simple de poser des questions et où on a vite fait une gaffe.

Il se tut, fourra ses deux mains dans ses poches et, très simplement, il ajouta :

— Seulement, cette enquête, on va la faire !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer