Destination inconnue d’ AGATHA CHRISTIE

— Cela dépend beaucoup de votre époux, dit Nielson. Les possibilités sont diverses et sans doute est-il préférable que nous ne les examinions pas pour le moment. Si vous le voulez bien, vous viendrez me revoir dans trois semaines. Vous me direz comment vous vous êtes organisée…

— Mais… est-ce qu’on sort ?

— Est-ce qu’on sort, Mrs. Betterton ?

— Oui. Peut-on sortir de l’enceinte ? Franchir les grilles ?

Le docteur Nielson sourit avec bienveillance.

— La question est bien naturelle, dit-il, et les nouveaux venus me la posent presque tous. Je leur réponds que ce qui caractérise notre Unité, c’est justement qu’elle constitue elle-même un monde en réduction et que ceux qui y vivent n’ont donc aucune raison de « sortir ». Au surplus, où iraient-ils ? Au-delà des murs, c’est le désert. Notez, chère madame, que je ne vous blâme pas ! Ce besoin de sortir, d’autres l’ont éprouvé avant vous et il n’est, d’après le Dr Rubec, qu’une légère manifestation de claustrophobie. Il disparaît très vite. Avez-vous jamais observé une fourmilière, Mrs. Betterton ? C’est une étude très intéressante et très instructive. Des centaines et des centaines de petits insectes noirs qui vont et viennent, toujours très pressés, très affairés, comme s’ils savaient très exactement ce qu’ils veulent faire. Pourtant, la fourmilière, quand on l’examine de près, c’est le désordre et le gâchis. L’image, en somme, de ce vieux monde pourri que vous venez de quitter. Ici, nous savons ce que nous faisons et nous avons l’éternité devant nous.

Avec un sourire, il conclut :

— Bref, c’est un paradis terrestre.

CHAPITRE XIII

— J’ai l’impression de me retrouver au collège, dit Hilary.

Elle avait regagné son appartement et rangeait dans un placard les vêtements que Mlle Laroche lui avait fait porter.

— Elle passera, répondit Betterton.

Leurs propos restaient prudents. Ils ne croyaient pas qu’il y eût un microphone caché dans la pièce, mais, d’un commun accord, ils préféraient ne pas prendre de risques.

Hilary avait peine à se persuader qu’elle n’était pas le jouet de quelque fantastique cauchemar. Elle partageait la chambre d’un étranger et ils se sentaient, l’un et l’autre, entourés de tels dangers qu’ils admettaient tous les deux cette intimité imprévue sans qu’elle les embarrassât.

— Il faut s’habituer, reprit Betterton. Vivons comme si nous étions encore à la maison !

Elle comprit qu’il continuait à jouer son rôle. La sagesse l’exigeait. Ce n’était pas dans cette chambre que Betterton pouvait lui expliquer pourquoi il avait quitté l’Angleterre, lui dire ses désillusions et, s’il en avait, ses espérances.

— J’ai été soumise à toutes sortes de formalités, dit-elle. Examens médical, psychologique et autres.

— C’est l’usage. Assez normal, d’ailleurs.

— Puis j’ai été reçue par le sous-directeur. C’est bien son titre ?

— Oui. Il a la haute main sur tout. C’est un remarquable administrateur.

— Mais ce n’est pas le grand chef ?

— Au-dessus de lui, il y a le directeur.

— Je le verrai ?

— Un jour ou l’autre, c’est probable. Mais il ne se manifeste que rarement. De temps en temps, il vient nous parler. Il est d’un dynamisme extraordinaire. Sa personnalité a quelque chose de stimulant.

Betterton semblait soucieux. À l’expression de son visage, Hilary se rendit compte que le sujet était de ceux qu’il valait mieux éviter. Jetant un coup d’œil sur sa montre, il dit :

— On dîne de huit heures à huit heures et demie. Si tu es prête, nous pouvons descendre.

Hilary avait passé une de ses « acquisitions » de l’après-midi, une robe d’une teinte gris-vert qui faisait ressortir la beauté de ses cheveux roux. Elle mit autour de son cou un joli collier de fantaisie et, quelques minutes plus tard, Mr. et Mrs. Betterton étaient à la salle à manger. Miss Jennson vint au-devant d’eux.

— Tom, dit-elle à Betterton, je vous ai installé à une table un peu plus grande. Vous serez avec deux des compagnons de voyage de Mrs. Betterton et avec les Murchinson, bien entendu.

La pièce était vaste, avec des tables de quatre, de huit et de dix personnes. Ils allèrent à celle que Miss Jennson venait de leur désigner. Andy Peters et Ericsson, déjà assis, se levèrent à leur approche. Hilary leur présenta son « mari ». Peu après arrivaient le docteur Murchinson et sa femme. Betterton fit les présentations, ajoutant :

— Simon et moi, nous travaillons dans le même laboratoire.

Trop mince et d’une pâleur anémique, Simon Murchinson, qui devait avoir dans les vingt-six ans, faisait contraste avec son épouse, une brune assez forte, qui se prénommait Bianca et s’exprimait avec un accent italien assez prononcé. Hilary crut remarquer que, tout en se montrant polie, elle lui témoignait une certaine froideur.

— Demain, dit Bianca Murchinson à Hilary, je vous ferai connaître les autres. Vous n’êtes pas une scientifique, je crois ?

— Non. Avant mon mariage, j’étais secrétaire.

— Bianca a fait des études juridiques, déclara Murchinson. Elle s’est tout spécialement intéressée à l’économie politique et au droit commercial. Elle fait des causeries, mais, malgré cela, elle trouve difficilement à s’occuper.

Bianca haussa les épaules.

— Ça s’arrangera, dit-elle. Je ne suis venue ici que pour être avec toi, mais il y aurait bien des choses à améliorer, sous le rapport de l’organisation, et c’est ce que je suis en train d’étudier en ce moment. Peut-être Mrs. Betterton, puisqu’elle n’aura rien de mieux à faire, pourra-t-elle m’aider ?

Hilary s’empressa d’affirmer qu’elle en serait ravie. Andy Peters fit rire tout le monde en disant qu’il se faisait l’effet d’un gosse qui vient d’arriver au collège et qui serait bien heureux de retourner chez lui. Il ajouta qu’il serait content de se mettre au travail.

— Vous verrez que l’endroit est merveilleux pour abattre de la besogne ! s’écria Simon Murchinson avec enthousiasme. On ne vient jamais vous interrompre et on vous donne tout le matériel dont vous avez besoin !

— De quoi vous occupez-vous ? demanda Andy Peters.

La conversation des deux hommes prit un tour technique que Hilary jugea décourageant. Elle se tourna vers Ericsson, qui semblait rêver.

— Et vous ? lui dit-elle. Est-ce que, vous aussi, vous êtes un petit garçon qui regrette sa famille ?

Il redescendit sur la terre.

— Non. Je n’ai pas besoin de famille. Les parents, les enfants, le foyer, tout cela n’est pas fait pour les hommes de science. Pour travailler, il faut être libre.

— Et vous pensez qu’ici vous serez libre ?

— Je n’en sais rien encore. Je l’espère.

Bianca s’adressait à Hilary.

— Après le dîner, nous avons le choix entre différentes distractions. Il y a un salon de jeu, où l’on peut faire un bridge. Il y a un cinéma et, trois fois par semaine, du théâtre. Quelquefois, on danse.

Ericsson fronça le sourcil, d’un air désapprobateur.

— Ces choses-là sont inutiles. Elles amollissent.

Bianca protesta.

— Aux femmes, elles sont nécessaires !

Il ne répondit pas, mais son regard trahit sa pensée : Bianca était, à ses yeux, une créature futile et sans intérêt.

Hilary bâilla et annonça qu’elle se coucherait tôt.

— Je n’ai envie ni de jouer au bridge, ni de voir un film.

— Je te comprends, dit Betterton. Une bonne nuit te fera du bien. N’oublie pas que tu as fait un voyage très fatigant !

Se levant de table, il ajouta :

— Il fait très beau, ce soir. Généralement, après le dîner, avant d’employer notre soirée d’une façon ou d’une autre, nous allons prendre le frais sur les terrasses. Je veux te montrer ça. Après, tu pourras gagner ton lit…

Manœuvré par un superbe Noir vêtu d’une longue robe blanche, un ascenseur les transporta sur les terrasses. Des jardins y avaient été aménagés, dont la beauté laissa Hilary muette d’admiration. Ces splendeurs, dignes des Mille et une Nuits, avaient dû coûter une fortune. Des sentiers couraient entre les palmiers et le murmure de fontaines nombreuses ajoutait à la magie du décor. On marchait sur un sol de mosaïque, représentant de gigantesques fleurs de Perse.

— C’est inimaginable ! dit enfin Hilary. De pareilles merveilles au milieu du désert !

— Je conçois votre étonnement, déclara Murchinson. Mais, où que ce soit, il n’est rien d’impossible quand on a de l’eau et de l’argent ! Beaucoup d’eau et beaucoup d’argent.

— Mais cette eau, d’où vient-elle ?

— Des sources captées dans la montagne.

Ils se promenèrent un instant dans les jardins, puis les Murchinson demandèrent la permission de se retirer : ils devaient assister à une représentation de ballets. D’autres les avaient précédés et il ne restait presque plus personne sur les terrasses. Betterton prit Hilary par le bras et l’entraîna dans un coin écarté. Au-dessus d’eux, des étoiles s’allumaient dans le ciel. Hilary s’assit sur un banc de pierre. Betterton était devant elle.

— Et maintenant, demanda-t-il d’une voix sourde, me direz-vous qui vous êtes ?

Elle le regarda longuement, sans rien dire, et jugea qu’elle ne pouvait répondre à sa question avant de lui en avoir posé une elle-même.

— Pourquoi n’avez-vous pas dit que je n’étais pas votre femme ?

Un silence suivit, qui se prolongea. Aucun d’eux ne voulait parler le premier. Leurs deux volontés s’affrontaient. Hilary attendit, sûre que la sienne l’emporterait. Depuis des mois, Betterton n’avait plus eu à faire preuve de volonté. Sa vie était organisée par d’autres. Il lui suffisait d’obéir. Hilary, elle, avait dû lutter pour recommencer son existence. Elle était la plus forte.

De fait, au bout d’un instant, il céda.

— Une idée comme ça, dit-il très bas, une impulsion. Idiote, probablement. J’ai pensé que quelqu’un vous envoyait pour… me tirer d’ici.

— Vous voulez donc vous en aller ?

— Vous le demandez ?

— Mais comment, de Paris, êtes-vous venu ici ?

Il eut un petit rire qui sonnait faux.

— N’allez pas croire qu’on m’a kidnappé ou seulement forcé la main. Je suis venu parce que j’ai voulu venir. Je l’ai voulu avec obstination et j’étais plein d’enthousiasme.

— Vous saviez, en quittant Paris, que vous partiez pour l’Afrique ?

— Non. J’ai été possédé avec les boniments ordinaires. Je rêvais de paix universelle, d’un monde où les savants mettraient en commun toutes leurs découvertes, d’une société débarrassée des capitalistes et des fauteurs de guerre. Ces mêmes bobards, on les a fait avaler à ce Peters, qui est arrivé avec vous !

— Et c’est ici que vous vous êtes aperçu, que vous aviez été victime… d’un mirage ?

Il ricana.

— Vous jugerez vous-même quand vous aurez été ici un peu plus longtemps. Pour ma part, je dis seulement que je n’ai pas trouvé ici ce que j’espérais. Je n’ai pas trouvé la liberté !

Il s’assit et poursuivit :

— Ce qui m’a dégoûté de l’Angleterre, voyez-vous, c’est cette impression que j’avais d’être perpétuellement surveillé, espionné. On me demandait compte de tous mes gestes, de mes fréquentations, de mes amitiés. C’était nécessaire, je ne prétends pas le contraire, mais, à la longue, cette mise en tutelle devient insupportable. Alors, quand survient quelqu’un qui a une offre à vous faire, on l’écoute. On trouve la chose intéressante… et on finit ici !

— Si je comprends bien, dit-elle en pesant ses mots, vous vous êtes retrouvé ici dans la situation même à laquelle vous vouliez vous soustraire ? On vous surveille, on vous espionne, exactement de la même façon ?

Il se passa la main dans les cheveux.

— Je n’en sais rien. Honnêtement, je n’en sais rien. Je n’en suis pas sûr. C’est peut-être mon imagination qui travaille. Je ne peux pas affirmer qu’on me surveille. Pourquoi le ferait-on ? Ils n’ont pas à se tracasser. Je suis ici. Ils me tiennent… En prison !

— Ce n’est pas du tout ce que vous vous étiez figuré ?

— Ça vous paraîtra bizarre, mais, dans un sens, je crois que si ! On travaille dans des conditions idéales. On a toutes les facilités, tout le matériel souhaitable. On se met à la besogne quand on veut, on arrête quand on veut. Des soucis matériels, on n’en a pas. On est nourri, logé, habillé. On a tout, mais on ne peut pas un instant oublier qu’on est en prison !

— Je vous comprends. J’ai eu froid dans le dos, à notre arrivée, quand les grilles se sont refermées sur nous.

Betterton soupira.

— Maintenant que j’ai répondu à votre question, reprit-il, si vous répondiez à la mienne ? Pourquoi vous faites-vous passer pour Olive ?

— Olive…

Elle s’arrêta, cherchant comment exprimer ce qu’elle avait à dire.

— Oui, Olive ! Qu’est-ce qui vous empêche de parler ? Il lui est arrivé quelque chose ?

Elle le regardait, fort triste soudain.

— Cette minute, je la redoute depuis que je suis ici.

— Elle a eu… un accident ?

Réunissant tout son courage, elle dit :

— Elle est morte. C’est épouvantable. Elle venait vous retrouver. Son avion s’est écrasé au sol. Elle a été transportée à l’hôpital et elle est morte deux jours plus tard.

Il n’eut pas un frémissement. Il restait immobile, les yeux fixes, comme résolu à ne rien laisser deviner des sentiments qui l’agitaient.

— Bien, dit-il après un long silence. Olive est morte. Pourquoi avez-vous pris sa place ?

Hilary tenait sa réponse prête. Betterton s’était figuré qu’elle venait l’arracher à ce qu’il appelait sa prison. Il n’en était rien : elle venait chercher des informations, et non aider à l’évasion d’un homme qui s’était mis lui-même dans la position où il se trouvait. Au surplus, elle n’avait aucun moyen de le délivrer. Elle était « en prison », tout comme lui. Qu’il voulût fuir, ce n’était pas une raison suffisante pour lui faire confiance. Épuisé déjà, il pouvait s’effondrer brusquement, d’un moment à l’autre. C’eût été folie que d’attendre de lui qu’il pût garder un secret.

— J’étais à l’hôpital en même temps que votre femme et je lui ai offert de prendre sa place pour essayer de vous joindre. Elle tenait absolument à ce qu’un message vous parvînt.

Il fronçait le sourcil.

— Mais…

Elle se hâta de poursuivre, dans l’espoir qu’il ne se rendrait pas compte de la fragilité de son histoire :

— C’est moins incroyable qu’il ne semble ! Ces idées dont vous venez de parler, il y a longtemps qu’elles sont plus ou moins les miennes, et je n’ai jamais cherché à m’en cacher. Et puis, j’avais l’âge d’Olive et j’étais rousse, comme elle. Je pouvais me faire passer pour elle. Votre femme insistait. J’ai décidé de tenter le coup. Elle tenait tant à ce message.

— Au fait, oui, ce message ! Qu’est-ce que c’était, ce message ?

— Il fallait vous recommander la prudence, vous dire que vous étiez menacé, que vous êtes menacé, par un certain Boris.

— Boris ? C’est de Boris Glydr que vous voulez parler ?

— Oui. Vous le connaissez ?

Il secoua la tête.

— Je ne l’ai jamais vu, mais je le connais de nom. C’est un parent de ma première femme. Je suis fixé sur son compte.

— En quoi peut-il être dangereux pour vous ?

Il semblait ne pas entendre. Elle répéta sa question.

— Je ne le sais guère, dit-il, comme revenant de très loin. Mais, effectivement, d’après ce qu’on m’a raconté de lui, c’est un personnage dangereux.

— En quel sens ?

— En ce sens que c’est un de ces idéalistes à demi fous, qui n’hésiteraient pas à trucider la moitié de l’humanité si, pour une raison ou pour une autre, ils s’imaginaient que ce serait une bonne chose.

— Je vois le genre. J’en connais…

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