Destination inconnue d’ AGATHA CHRISTIE

2

Peters secoua doucement Hilary par le bras.

— Réveillez-vous ! On dirait que nous sommes arrivés quelque part.

Les membres lourds et engourdis, les voyageurs descendirent. Il faisait nuit. Le camion s’était arrêté devant une maison entourée de palmiers. À quelque distance, on apercevait des lumières. Un village, sans doute. Précédés d’un guide indigène, porteur d’une lanterne, ils entrèrent dans la maison. Deux femmes berbères, très agitées, dévisagèrent avec curiosité Hilary et Mrs. Calvin Baker. La religieuse ne parut pas les intéresser.

Les trois femmes furent conduites au premier étage, dans une petite pièce entièrement nue. Il y avait, par terre, trois matelas et un monceau de couvertures.

— Je suis raide comme un bout de bois, déclara Mrs. Baker. Un voyage comme ça, rien de tel pour attraper des crampes !

— Le confort, lança la nonne, est-ce que ça compte ?

Sa voix était rauque et gutturale. Son anglais était correct, mais son accent défectueux.

— Vous êtes tout à fait dans la peau de votre personnage, Miss Needheim, dit l’Américaine. Je vous vois très bien dans un couvent, agenouillée sur les dalles de votre cellule, à quatre heures du matin !

Miss Needheim eut un sourire méprisant.

— La religion, répliqua-t-elle, a ridiculisé les femmes. Elle a glorifié leur faiblesse et elles ont sottement accepté cette humiliation. Les femmes païennes étaient fortes. Elles aimaient commander, dominer. Une satisfaction qui vaut tous les sacrifices. Pour l’obtenir, on peut tout endurer !

Mrs. Baker bâilla.

— Pour le moment, dit-elle, ce qui me plairait, ce serait d’être à Fez, au Palais Jamail, dans mon lit ! Qu’en pensez-vous, Mrs. Betterton ? J’imagine que cette randonnée dans un camion mal suspendu n’a pas arrangé vos maux de tête !

— Certainement pas !

— Nous allons manger un peu et, ensuite, je vous ferai prendre un peu d’aspirine, pour que vous passiez quand même une bonne nuit.

Peu après, les deux femmes berbères entraient dans la pièce. Elles apportaient le repas : de la semoule et de la viande bouillie. Elles posèrent leurs plateaux par terre, disparurent un instant et revinrent bientôt, avec une bassine pleine d’eau et une serviette. Palpant l’étoffe du manteau de Hilary, la première échangea quelques mots rapides avec l’autre, qui lui répondit par un flot de paroles et s’en vint toucher à son tour. Mrs. Baker les chassa, avec quelques onomatopées et de grands gestes de la main. Elles se retirèrent en riant et en jacassant.

— Elles ne sont pas méchantes, dit Mrs. Baker, mais elles m’agacent. Dans la vie, elles semblent ne s’intéresser qu’aux enfants et aux vêtements.

— Elles ne sont bonnes qu’à ça ! lança Miss Needheim d’un ton vif. Elles appartiennent à une race d’esclaves. Elles sont utiles, parce qu’elles servent leurs maîtres, mais c’est tout !

— Vous ne croyez pas que vous êtes bien dure ? demanda Hilary, un peu irritée par les airs supérieurs de la prétendue religieuse.

— Je ne fais pas de sentiment, répliqua Miss Needheim. Pour moi, il y a ceux qui commandent, les chefs, qui sont peu nombreux. Et puis les autres, tous les autres, ceux qui sont faits pour servir…

— Pourtant…

Avec autorité, Mrs. Calvin Baker mit fin au débat.

— Chacun de nous a ses idées là-dessus, mais l’heure est mal choisie pour les confronter. Ce que nous avons de mieux à faire, c’est de nous reposer.

Les femmes berbères reparurent. Elles apportaient du thé à la menthe. Hilary avala quelques cachets d’aspirine, sans se faire prier, car sa migraine était parfaitement authentique. Après quoi, les trois voyageuses s’étendirent sur les matelas et ne tardèrent pas à s’endormir.

Elles se réveillèrent tard le lendemain, avec une longue journée devant elles, car on ne devait se remettre en route que vers le soir. De la chambre où elles avaient dormi, un escalier extérieur menait à la terrasse d’où l’on découvrait une bonne partie de la contrée environnante. Le village n’était pas très loin, mais la maison où elles se trouvaient était isolée, au milieu d’une grande palmeraie. À leur réveil, elles avaient vu, près de la porte, trois paquets de vêtements.

— Nous laissons ici ce que nous portions hier, avait expliqué Mrs. Baker. Pour la prochaine étape, nous serons des femmes indigènes…

Ce fut sous cette nouvelle apparence qu’elles bavardèrent sur la terrasse, durant une grande partie de la journée.

Miss Needheim était plus jeune que Hilary n’avait pensé. Elle ne devait pas avoir plus de trente-trois ou trente-quatre ans. Il y avait en elle quelque chose de net, mais, dans ses prunelles au regard d’acier, flambait parfois une flamme inquiétante. Elle parlait avec une certaine brutalité et son attitude laissait clairement entendre qu’elle considérait Mrs. Baker et Hilary comme indignes de frayer avec elle. Cette attitude, Mrs. Baker semblait ne pas l’avoir remarquée, mais Hilary la trouvait exaspérante. Il était d’ailleurs évident que l’Allemande se souciait fort peu de ce qu’on pouvait penser d’elle. On devinait chez elle une impatience qu’elle dissimulait mal. Hilary ne l’intéressait pas, Mrs. Baker non plus. Elle avait seulement hâte de continuer son voyage.

Mrs. Calvin Baker posait à Hilary un problème autrement complexe. À côté de cette Allemande quasi inhumaine, Mrs. Baker donnait tout d’abord l’impression d’être une personne très ordinaire et parfaitement normale. Mais, quand le soleil commença à descendre sur l’horizon, Hilary en était arrivée à se demander si Mrs. Baker ne lui était pas encore plus antipathique que Helga Needheim. Dans l’emploi d’hôtesse, qui était un peu le sien, elle atteignait à une perfection de robot : ses commentaires, ses remarques, étaient ce qu’ils devaient être, et de la plus rassurante banalité. Mais, à la longue, un doute venait à l’esprit. N’était-ce pas là une comédienne, jouant un rôle qu’elle avait déjà tenu des centaines de fois peut-être ? Une actrice donnant des répliques, qui n’étaient aucunement le reflet de ses pensées ou de ses sentiments vrais ? Hilary se posait ces questions, et bien d’autres. Quel était le véritable état civil de Mrs. Calvin Baker ? Était-elle, comme Helga Needheim, une fanatique ? Rêvant d’une société idéale, souhaitait-elle la révolution qui anéantirait le système capitaliste ? Était-ce par conviction politique qu’elle avait renoncé à la vie normale pour mener une existence aventureuse ? Impossible de répondre, impossible même de deviner.

On se remit en route à la tombée de la nuit, non plus en camion, mais dans un car de tourisme. Tout le monde était en costume indigène. Les hommes portaient la djellaba blanche et les femmes avaient le visage voilé. On roula jusqu’au petit matin.

— Comment vous sentez-vous, Mrs. Betterton ?

Hilary sourit à Andy Peters. Le soleil venait de se lever et on s’était arrêté pour le breakfast : des œufs, du pain et du thé, qu’on avait préparés sur un réchaud à pétrole.

— Comme quelqu’un qui aurait l’impression de vivre un rêve, répondit-elle.

— Il y a un peu de cela.

— Où sommes-nous ?

Il haussa les épaules.

— Qui pourrait le dire ? Mrs. Baker, sans doute, mais je ne vois qu’elle !

— Pratiquement, nous sommes dans le désert.

— C’est voulu.

— Pourquoi ?

— Parce que notre trace doit se perdre. Il faut en convenir, tout a été magistralement organisé. Chaque étape de notre randonnée a été, en fait, indépendante de celle qui l’a précédée. Un avion s’abat en flammes. Un vieux camion roule dans la nuit. Une plaque très apparente signale qu’il appartient à une expédition archéologique qui fait des fouilles dans la région. Le lendemain, il s’agit d’un car de tourisme, rempli de Berbères. On en voit beaucoup par ici. Que sera l’étape de demain et comment la ferons-nous ? Mystère.

— Mais où allons-nous ?

Andy Peters secoua la tête.

— Pourquoi s’interroger ? Nous le verrons bien.

Le docteur Barron les avait rejoints.

— Nous le verrons, dit-il, mais pourquoi ne chercherions-nous pas à le savoir ? Nous sommes des Occidentaux, nous n’avons pas le droit de dire : « Assez pour aujourd’hui ! » Toutes nos pensées doivent être tournées vers demain. Nous devons laisser hier derrière nous et aller vers l’avenir.

— Si je comprends bien, docteur, vous trouvez que le monde n’évolue pas assez vite ?

— Il y a tant à faire et la vie est si brève ! Il faudrait avoir du temps ! Avoir du temps !

Peters se tourna vers Hilary.

— Rappelez-moi donc ces quatre conditions du bonheur, dont on parle dans votre pays. Être délivré du besoin, délivré de la peur…

— Et surtout, dit le Français, délivré des imbéciles ! Pour ma part, c’est tout ce que je demande ! Non pas pour moi, pour mes travaux. Parce que j’ai besoin d’en avoir fini avec les économies de bouts de chandelle, avec toutes les restrictions idiotes qui empêchent les savants de poursuivre leur œuvre !

— Vous êtes un bactériologue, je crois, docteur ?

— Oui. La bactériologie est une science passionnante, à un point que vous ne sauriez soupçonner. Seulement, elle exige une patience infinie, des expériences répétées et de l’argent, beaucoup d’argent ! Il faut des laboratoires, des assistants, du matériel. Dès l’instant qu’on vous donne tout ce qu’il vous faut, est-ce que tout ne devient pas possible ?

— Même le bonheur ? risqua Hilary.

L’espace d’un instant, le docteur Barron s’humanisa.

— C’est bien une question de femme, dit-il avec un sourire. Il n’y a que les femmes pour toujours demander le bonheur.

— Et rarement l’obtenir ?

— Possible !

— Le bonheur de l’individu importe peu, déclara Peters. Ce qui compte, c’est le bonheur de la collectivité. Ce que nous voulons, c’est une société où les travailleurs, libres et unis, posséderont les moyens de production et se trouveront délivrés des fauteurs de guerre et de tous les personnages insatiables et sordides qui, actuellement, mènent le monde ! Les découvertes de la science appartiennent à l’humanité tout entière et ne doivent pas rester le privilège exclusif d’une puissance ou d’une autre.

— Pleinement d’accord, dit Ericsson. Ce sont les savants qui doivent gouverner le monde. Ce sont des hommes d’une espèce supérieure, et celle-ci seule compte. Les esclaves doivent être bien traités, mais ils ne sauraient être que des esclaves.

Hilary s’était écartée du groupe. Peters vint la rejoindre.

— On dirait que vous avez peur ? lui dit-il en riant.

— Ça se pourrait bien ! répondit-elle. Évidemment, le docteur Barron a tout à fait raison : je ne suis qu’une femme. Je ne m’occupe pas de sciences, moi ; je ne suis pas une intellectuelle et, comme l’a dit le docteur, la seule chose qui m’intéresse, c’est mon bonheur !

— Et alors ? dit Peters. C’est parfaitement normal !

— Oui, peut-être. Seulement, dans la compagnie où je me trouve actuellement, je fais tache. Que voulez-vous ? Je ne suis qu’une femme qui va retrouver son époux…

— Bravo ! Vous représentez quelque chose d’essentiel.

— C’est gentil à vous de dire ça !

— C’est une simple constatation.

Baissant la voix, il ajouta :

— Vous aimez votre mari ?

— Sans cela, est-ce que je serais ici ?

— Probablement pas. Vous partagez ses idées ? Si je suis bien informé, il est communiste ?

Elle esquiva la question.

— À propos de communisme, il n’y a pas quelque chose qui vous a frappé dans notre petit groupe ?

— Quoi donc ?

— Vous n’avez pas remarqué que, bien que leur voyage doive les mener tous au même endroit, nos compagnons sont loin d’avoir des pensées communes ?

— Je n’y avais pas songé, mais il doit y avoir du vrai dans ce que vous dites.

— Aucun doute, reprit Hilary. La politique, par exemple, n’intéresse pas le docteur Barron. Il n’a qu’une idée en tête : trouver de l’argent pour continuer ses recherches. Helga Needheim parle comme si elle était fasciste, et non communiste. Quant à Ericsson…

— Quant à Ericsson ?

— Il m’effraie. Il me fait penser à ces savants fous qu’on voit au cinéma…

— Pour ce qui est de moi, je crois à la fraternité humaine ; vous, vous êtes une épouse aimante et fidèle ; et Mrs. Calvin Baker… Au fait, comment la cataloguez-vous, celle-là ?

— Je n’en sais rien. C’est difficile.

— Ce n’est pas tellement mon avis.

— Et qu’est-ce que vous pensez d’elle ?

— Que l’argent est son unique souci et qu’elle n’est qu’un rouage bien… huilé de l’organisation.

— Elle me fait peur, elle aussi.

— Vous plaisantez ?… Elle n’a rien d’effrayant !

— Justement ! Elle est très ordinaire, elle ressemble à tout le monde et à n’importe qui… et elle est mêlée à toutes ces manigances !

— Le Parti a le sens des réalités, dit gravement Peters. Quand quelqu’un est qualifié pour un poste, il le lui donne !

— Était-elle bien qualifiée, elle qui ne songe qu’à l’argent ? Elle peut déserter et passer à l’ennemi.

— Dangereux. Mrs. Calvin Baker n’est pas folle. C’est un risque qu’elle ne prendra pas.

Hilary frissonna.

— Vous avez froid ?

— Presque.

— Alors, marchons un peu !

Ils firent quelques pas de long en large. Peters se baissa pour ramasser quelque chose.

— Tenez, dit-il, un peu plus, vous perdiez ça !

Elle prit la perle qu’il lui tendait.

— Merci. J’ai cassé mon collier l’autre jour. Je veux dire « hier ». Je commence à ne plus avoir la notion du temps…

— J’espère qu’il ne s’agit pas de vraies perles !

Hilary eut un sourire.

— Bien sûr que non ! En fait, il s’agit d’un bijou de théâtre…

Peters tira de sa poche un étui à cigarettes.

— Vous fumez ?

— Volontiers. Quel drôle d’étui vous avez !

— Il est en plomb. Un souvenir de guerre. Il a été fait avec un morceau d’une bombe qui a failli me coûter la vie.

— Vous avez fait la guerre ?

— Je faisais partie d’une équipe qui avait pour mission de manipuler des choses pour voir si elles finiraient par faire « boum ». Mais ne parlons pas de ça ! Pensons à demain !

— Où nous conduit-on ? On ne nous dit rien et nous ne savons même pas…

— Les hypothèses ne sont pas recommandées, dit Peters. Vous allez où on vous dit et vous faites ce que l’on vous dit, voilà tout !

Hilary s’indigna :

— Vous aimez ça, vous ? Recevoir des ordres et ne pas avoir le droit de dire quoi que ce soit ?

— J’accepte l’inévitable et cela, c’est l’inévitable. Pour que le monde connaisse la paix, il faut qu’il admette la discipline.

— Vous croyez…

— Je crois qu’il faut en finir avec la boue dans laquelle nous pataugeons. Quoi qu’on nous donne, ce sera mieux que ce que nous avons ! Ce n’est pas votre avis ?

Elle faillit lui répondre non, lui dire que le monde ne lui paraissait pas si mauvais, que les braves gens y restaient nombreux, que la liberté individuelle a bien son prix et qu’elle préférerait toujours l’humanité, avec ses imperfections et ses tares, à des robots, supérieurement intelligents peut-être, mais dépourvus de cœur et fermés à la pitié. Elle s’avisa à temps qu’il valait mieux garder ces idées-là pour elle.

— Vous avez raison, dit-elle. Nous n’avons qu’une chose à faire : obéir et aller où l’on nous mène.

Souriant, il dit simplement :

— Voilà qui est mieux !

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