Figures et choses qui passaient

L’ALCALDE DE LA MER

La grande salle de la mairie de Fontarabiedélabrée, vide, solennelle, attestant, comme la ville entière,qu’ici le passé fut presque somptueux. Au fond, sous une sorte dedais en vieux brocart, un portrait de la Reine régente. Des bancset des fauteuils, bien rangés le long des murs.

Nous sommes là trois ou quatre qui attendons.Les contrevents restent fermés, nous laissant dans une demi-nuit, –à cause des mouches.

– Dans un moment, dit l’alcalde (le maire) dela ville, sitôt que finiront les vêpres, ils vont venir.

On entend, dans le silence du dehors, un petitturlututu de flûte basque, plaintif et étrange comme une musiquearabe. Il fait étouffant, et on a conscience, malgré cette pénombrevoulue, que le grand soleil de juillet flambe au ciel, surchauffetout cet amas de vieux bois et de vieilles pierres qu’estFontarabie.

Nous sortons sur l’antique balcon de ferforgé, pour voir s’ils viennent. Alors, au-dessous de nous sedécouvre la rue, la « Calle Mayor », étroite, où lesoleil ne descend guère, encaissée entre des maisons du moyen âge.Elle est en pente rapide, terminée en bas par une porte en ruine,et comme fermée en haut, comme murée par la masse sombre del’église. Décor de l’Espagne d’autrefois, demeuréextraordinairement intact ; toitures aux chevrons sculptés,très débordantes pour faire plus d’ombre ; blasonsmagnifiques, en relief sur les murs de pierre rousse ; balconsde fer forgé qui s’étagent les uns au-dessus des autres, garnis depots de fleurs, égayés partout de géraniums et d’œillets. Quelquestêtes espagnoles se montrent aux fenêtres, regardent du côté del’église, attendent comme nous ce cortège qui va venir. Unecuriosité commence d’animer la rue morte.

Des cloches, tout à coup ! Des vibrationsdescendent de l’église si voisine, emplissent l’air tranquille etchaud : les vêpres sont finies.

Les habitants sortent des vieilles maisonsobscures, garnissent les balcons et les portes, se penchent,regardent. Et cinq ou six prêtres, les offices terminés, sejoignent à nous dans la salle, viennent nous saluer, l’air naïf etbon.

Enfin, au loin s’entend le tambour. Ilsarrivent !

Du bout de la rue, du tournant qui paraît lafinir, débouche un cortège. En avant du mur farouche de l’église,qui est le grand fond de ce tableau, les gens un à un apparaissent.D’abord des musiciens en béret rouge, jouant une marche vive etgaie. Derrière eux, une femme qui semble être, dans ce défilé, lepersonnage principal ; une femme aux allures de déesse,superbement cambrée, grande, drapée à la mode d’Espagne dans uncrépon de Chine blanc ; elle s’avance d’un pas rapide, un peudansant, que rythme la musique, et, avec ses bras levés, arrondiscomme des anses d’amphore, elle maintient sur sa tête un coffreénorme. Vient ensuite un garçon, tenant une grande bannière rougeornée d’un écusson bleu. Puis, un groupe de figures brunies,coiffées du traditionnel béret basque : les pêcheurs, toute laconfrérie des pêcheurs de Fontarabie, qui arrivent de là-bas, duquartier de la marine, pour la solennité annuelle du renouvellementde leur alcalde.

L’alcalde de la Mer, chef de la confrérie despêcheurs, est élu tous les ans, au suffrage restreint, et, depuisle moyen âge, la remise de cette charge se fait, à l’ardent soleilde juillet, avec un cérémonial immuable.

Ils ont descendu la « Calle Mayor »en musique et maintenant les voici montés dans la grande salle dela mairie où tout le monde prend gravement place : l’alcaldede la ville au centre, sous le dais à ses côtés, les deux officiersde marine, l’un Français, l’autre Espagnol, qui commandent sur laBidassoa ; puis, les deux alcaldes de la Mer, l’ancien et lenouveau ; puis les prêtres, et enfin tous les pêcheurs.

Et la bannière rouge, vieille de quatresiècles, a été montée elle aussi ; ses broderies de soie, trèsarchaïques, représentent des scènes de la pêche à la baleine, etdes saints auréolés qui marchent sur les eaux agitées. Onl’assujettit au balcon de fer pour que, durant la cérémonie, elleflotte au-dessus de la rue.

Devant les alcaldes, on ouvre le coffreapporté par la belle fille brune, car il contient le trésor de laconfrérie qui doit être vérifié : un large parchemin couvertd’écriture gothique, accordant les bénédictions très particulièresdu pape Clément VIII ; un christ d’argent, un reliquaired’argent, un calice d’argent, des ciboires d’argent, et des cannespour les chefs, en fanons de baleine à pomme, d’argent (car laconfrérie, qui ne pêche plus que des thons et des sardines, futfondée aux temps lointains où les baleines venaient encore se faireprendre dans le golfe de Biscaye).

Ils sont intacts, tous ces vénérables objetsque l’on se repasse de main en main depuis des siècles.

On va donc à présent lire à haute voix lescomptes de la communauté, en cette langue, millénaire et d’originesi inconnue, que les étrangers au pays basque n’arrivent jamais àcomprendre : tant pour les œuvres, tant pour les secours, tantpour les messes de bon voyage et les messes de mort…

Cela est écouté attentivement par tous cespêcheurs alignés autour de la salle. Matelots issus, depuis desgénérations sans nombre, d’aventuriers de mer, vivant sur leshautes lames dangereuses du golfe de Biscaye. Figures durcies,hâlées, tannées, rasées soigneusement comme des figures de moines.Un peu rapaces, tous un peu pillards, obstinés à venir, malgré leslois, jeter leurs filets dans les eaux françaises, jusque sur nosplages, mais braves gens quand même et marins si hardis !…

C’est terminé, cette vérification, et on vas’amuser un peu. En bas, du reste, une grande rumeur s’élève dansla rue, qui s’est beaucoup peuplée : c’est qu’on amène letaureau !

Il arrive à contre-cœur, ce taureau-là, tenupar la tête à une pièce de bois que tire une paire de bœufsaccouplés ; le lien qui l’attache est assez long pour qu’ilpuisse labourer de coups de cornes le derrière des bêtes qui letraînent, et cet équipage difficile à mener s’avance avec desà-coups, des arrêts, des sauts et des ruades.

Sous les hauts porches de la mairie, lafanfare de cuivre alterne avec l’orchestre basque : petitesflûtes et tambourins jouant les vieux airs à cinq temps, dont lerythme est pour dérouter nos oreilles et dont on ne sait plusl’âge.

Cependant, le taureau, aux cornesemmaillotées, délivré à présent de son attelage, a été attaché à unpilier de pierre, par une interminable corde qui lui permet debalayer toute la rue. Et le voilà, affolé et hébété, fonçant auhasard sur les passants qui l’appellent et qui se dérobenttoujours. Et ce sont des bousculades, des portes refermées en coupde canon, des galops sur les pavés, qui glissent, des fuites, deschutes, des cris d’effroi et des éclats de rire…

La course achevée, le cortège des pêcheurs sereforme pour s’en retourner au quartier de la « marine »,où un repas de gala est servi chez le nouvel alcalde de la Mer.

En tête, la musique, tambourins et flûte.Puis, la grande belle fille porteuse du coffre sacré, qui reprendla cadence de sa marche et son balancement de hanches sous soncrépon blanc. La bannière ensuite ; les alcaldes, les deuxofficiers et les prêtres. Enfin les pêcheurs et la foule qui lesaccompagne, toujours plus nombreuse.

Cela défile joyeusement et vite, dans le décorun peu funèbre, dans la triste rue aux maisons si hautes et siblasonnées.

Et, après le tournant de l’église, cela sorttout à coup de l’étouffement de Fontarabie pour descendre verscette « marine » par une rampe qui surplombe tout le fonddu golfe de Biscaye, les Pyrénées, les côtes de France etd’Espagne, l’infini de l’Océan bleu, dans une splendeur delumière.

Là-bas, sur la plage, s’ouvre la modestepetite maison du nouvel alcalde de la Mer, entourée à la modebasque de platanes taillés en voûte. A l’arrivée du cortège, onplante à la porte la sainte bannière et l’on va remiser le précieuxcoffre au fond d’une alcôve, sous un lit.

Un couvert de fête, très naïvement dressé,avec de gros bouquets, occupe là une salle étroite et basse, dontles solives sont proches et oppressantes comme à bord des navires.Sur les murailles peintes à la chaux blanche, rien que des imagesdu Christ, de la Vierge, des saints qui protègent les hommes demer.

Dans ce lieu, chaud comme une étuve, où entrepourtant un peu de la brise du large, on s’assied à se toucher, ons’entasse, alcaldes, officiers, prêtres et plus notables pêcheurs,tant qu’il en peut tenir. Des femmes et des filles, alertes,souriantes, s’empressent à servir toutes sortes de poissons et decoquillages, à toutes sortes de sauces. Entre chaque mets, descigarettes s’échangent et s’allument, – et on cause pêche oucontrebande, en espagnol et surtout en basque.

C’est au rez-de-chaussée, tout près despromeneurs. Par la fenêtre ouverte, éclate au premier plan labannière rouge qui flotte, s’envole ou bien s’abaisse parfoisjusqu’au sable ; puis, la plage où la musique s’est installée,où les danseurs commencent le fandango ; et, entre les couplesqui tournent et se balancent les bras levés, un peu du profond bleude la mer – où dorment aujourd’hui des centaines de petites chosesnoires qui sont les barques des pêcheurs en fête.

Des gens du dehors viennent à tour de rôleregarder et gentiment sourire par cette fenêtre ouverte. Il passemême des étrangers de Biarritz ou de Saint-Sébastien, des cyclistesen culotte courte, des élégantes aux larges chapeaux emplumés. Ilstouchent la bannière, ceux-là, l’étendent pour en examiner lespersonnages enfantins et le patient travail…

Aussi loin d’eux que ces broderies anciennesqui les amusent, aussi loin d’eux, Dieu merci, de leurs conceptionset de leur mièvreries modernes, sont ces rudes pêcheurs bronzés quisoupent à cette table, entre des images du Christ, dans l’intactecandeur des vieilles joies, des vieux espoirs et des vieuxrêves…

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