Figures et choses qui passaient

IMPRESSIONS DE CATHEDRALE,

Burgos, à la tombée du jour, à la fin d’undimanche d’avril, dans la splendeur d’un printemps méridional etdans tout l’or rose du couchant.

L’air est immobile, très doux ; unrayonnement de soir sans joie s’épand de plus en plus, à mesure ques’accélère la fuite de la journée, sur cette ville du passé, isoléedans les terres, vieillie, mourante au bord d’un mince fleuve, sanscommunication avec le grand large marin qui vivifie et égaye ;il semble que l’oppression de ce nom superbe : Burgos, de cenom évocateur de magnificences anciennes, s’appesantisse, au déclinde la lumière, sur ces rues endimanchées, où circule, dans sesbeaux habits modernes, l’Espagne d’aujourd’hui, si amoindrie auprèsde l’Espagne d’autrefois.

La cathédrale, la très célèbre cathédrale, dèsen arrivant, elle s’indique : au-dessus des maisons,apparaissent des choses qui se dressent très haut dans l’air jauned’or, des flèches, des pointes, d’inimaginables découpures, sifrêles avec leur ajourement excessif ! On dirait des dentellesde papier qu’emportera le vent – et elles sont là depuis dessiècles, immuablement légères. Toutes rougies à cette heure, ellesflamboient sous ce soleil déjà abaissé, qui bientôt n’éclaireraplus qu’elles seules, laissant s’assombrir le fond des petitesrues, où la foule du dimanche peu à peu rentre et disparaît dansd’obscurs logis…

***

 

Au cœur même de la ville, trône cettecathédrale, où l’on me conduit à travers un labyrinthe de maisonscentenaires – très vite, parce que je repars sitôt la nuitclose.

Maintenant la voici. De grands murs percésd’ogives gothiques, des séries de marches, des portiques somptueuxoù tout un monde de statues, taillé dans la pierre rougeâtre,s’aligne et se superpose. Puis, de majestueuses grilles – etsubitement une pénombre crépusculaire, un froid de sépulcredescendant sur les épaules, une suave odeur d’encens dans unehumidité souterraine : je suis entré, je pénètre dans un monded’incroyables magnificences, dans une solitude sombrementenchantée. Devant moi, des lointains fuient, très obscurs,traversés çà et là par un rayon d’arc-en-ciel qui tombe de quelquevitrail, et des dalles bruissent sous mes pas, au milieu d’unsilence, d’une sonorité de caveau…

C’est la cathédrale, la légendaire cathédrale,la merveille des vieux temps, plus surprenante que Milan,Strasbourg ou Tolède… Dans cet abandon du dimanche finissant, aprèsque se sont tues les grandes orgues, que se sont éteints lesencensoirs, elle est déserte et presque effrayante.

Au premier abord, on a un peu l’impressiond’arriver dans une forêt pétrifiée, sous des arbres, démesurés. Lescolonnes, les troncs monstrueux s’élancent tout enguirlandés dechoses qui semblent des lierres, des mousses, et qui sont dessculptures fines et merveilleuses. En haut, partout où ces piliersdéploient leurs arceaux comme des branches, les amas de feuillagess’enroulent, les frondaisons de pierre s’étalent, serrées,touffues, imitant un dessous de futaie – et témoignant du patienttravail de toute une génération d’hommes. Tout cela taillé dans lapierre vive, tout cela indéfiniment durable, malgré sa délicatesserare, et déjà transmis à nous de très loin par les sièclespassés.

Des grilles géantes, de trente pieds de haut,en bronze, en fer, prodigieusement travaillées, courent dans toutesles directions, entre les piliers énormes, séparant de la grandenef une multitude de chapelles secondaires encore plusinvraisemblablement magnifiques, où les feuillées délicates etinfinies, les espèces de féeriques charmilles, qui, là aussi,montent jusqu’aux voûtes, ne sont plus de pierre, mais d’orétincelant.

***

 

Un homme, qui est le gardien de ces richesses,ouvre devant moi l’une après l’autre, avec des clefs ouvragéeslongues comme des dagues, toutes ces pesantes clôtures de fer ou debronze, et le choc de ces portes qui se referment sur nous résonnelonguement sous les hautes voûtes.

– Il est trop tard, dit-il, pour tout voir, lanuit va tomber. Et il me presse.

D’abord, nous étions seuls dans ce lieu sisplendide ; puis, viennent quatre ou cinq paysans de lamontagne, en vieux costumes, l’air craintif, sauvage et misérable,qui demandent la permission de suivre et se joignent à nous en toutpetit groupe serré, regardant de près dans la pénombre les chosessomptueuses, touchant du doigt les ors, soufflant les buées deleurs respirations sur les marbres.

Nous visitons le chœur, rempli de richessesinestimables, qui est enfermé à part dans une sorte d’immense cageen bronze ajouré et que cachaient de longs velums de brocart,retombant de toute l’élévation de la nef ; des flambeaux decinq ou six pieds de hauteur, en argent repoussé, s’y alignentdevant le maître-autel ruisselant d’or. Ensuite, toutes ceschapelles secondaires, dont les grilles, en s’ouvrant, éveillentdes sonorités toujours plus lourdes et plus longues, dansl’obscurité croissante ; vues de près, leurs frondaisons d’or,imitant des acanthes, des chicorées légères, sont peuplées decentaines de personnages et d’animaux. Ensuite encore, en nouspressant toujours davantage, on nous montre les tombeaux des saints« fondateurs » ; l’homme qui nous conduit soulèvebrusquement les suaires de velours rouge et d’or qui recouvraientleurs images d’albâtre ou de marbre, leurs blanches statuescouchées. Puis, nous traversons un dédale de cloîtres, emplis desouvenirs et de reliques, dont les portes sont fermées pard’étranges serrures à figure humaine, la clef s’enfonçant dans labouche qui grimace. Et enfin, voici de nouveau l’immense nef,presque noire cette fois, et dans laquelle, au retour de notrecourse, nous rentrons tout à coup sans nous y attendre, par unepetite porte sournoise.

De tout cela, aucune paix religieuse ne sedégage ; au contraire, le sentiment d’une magnificenceécrasante, orgueilleuse, implacable ; non, pas même du calme,malgré tant de pénombre et de silence ; pas même, unereposante unité, comme par exemple dans certains sanctuairesjaponais de la Sainte Montagne qui sont, avec celui-ci, les plussplendides des quelques temples de dieux respectés encore par letemps. Dans cette extravagante surcharge de richesses, on sent jene sais quoi de tourmenté, de lourdement humain, de presquesensuel. Un prodigieux passé s’évoque : toute l’Espagne desgrands siècles regorgeant de puissance et d’or ; mais la paix,la douce paix de tant d’autres églises chrétiennes, est absented’ici…

J’ai déjà éprouvé que, voir pour la premièrefois les choses, furtivement, le soir, dans la fièvre des haltescourtes, est une manière d’en recevoir une impression complète,définitive et juste. Ainsi jadis, il y a bien longtemps, ayant faitma première visite à l’Acropole d’Athènes au milieu de la nuit, enquelques minutes, au prix de mille difficultés et avec l’inquiétudede manquer le départ de mon navire, je me rappelle y avoir entrevula grandeur antique d’une façon saisissante et neuve que, depuis,dans les mêmes lieux, je n’ai jamais retrouvée. Je ne désireraidonc pas revenir à Burgos, plus tard et plus longuement ; pourquelques incomparables détails que j’y découvrirais sans doute, monimpression d’ensemble serait affaiblie et diminuée…

***

 

Nous allions sortir.

Là-bas pourtant, deux minces flammes brillent,comme des lumières de Petit-Poucet, dans les lointains de la nefimmense et, tout à côté, une forme noire se dessine agenouillée.Alors, voyons ce que c’est ; approchons-nous, très doucement,sur les dalles si sonores, pour ne pas troubler ce fantôme enprière.

Deux cierges – oh ! bien modestes –brûlent là devant un tableau de la Vierge, qui est dans un recoinnégligé, dans une niche tout infime derrière l’un des piliersmonstrueux, mais trop somptueuse encore avec son cadre éclatant dedorures anciennes.

Et une femme se tient auprès, prosternée,vêtue de noir, la tête couverte de la mantille de deuil. Elle porteà son cou un bébé lamentable, enfant de quelques mois dont lafigure vieillotte est déjà marquée par la Mort. Et elle prieardemment pour lui, tandis que se consument les cires, la pauvresseen deuil, ayant choisi la plus humble des images pour lui offrirses cierges de deux sous. Elle prie les yeux pleins de larmes. Etle contraste est accablant et cruel entre les prodigieusesrichesses d’alentour et la robe de la suppliante ; entre ladurée persistante de ces milliers de saints habillés d’or et lafragilité de ce petit être sans lendemain, enveloppé de guenilles,qu’on a apporté là devant eux, qu’on essaye si timidement de leurprésenter pour qu’ils en aient pitié, et qui va bientôt s’enretourner à la terre.

Elle est déjà décrépite, cette femme, dontl’attitude révèle une détresse sans bornes : quelquegrand’mère peut-être, disputant à la mort le petit d’une fillemorte ; ou bien quelque mère ayant conçu dans un âge tropavancé un enfant non viable.

Elle le tient et le couvre avec une tendresseinfinie, le pauvre petit essai humain, qui doit à je ne sais quelhasard d’être si manqué et si misérable ; elle abaisse unfoulard noir sur son inquiétante figure qui exprime déjà uneclairvoyante angoisse ; elle entoure d’un châle son mincecorps de poupée, à cause de cette humidité de sépulcre qui tombesur lui des voûtes de pierre. Et elle reste à genoux, remuant seslèvres pour des redites obstinées et vaines.

Voici maintenant qu’elle me regarde, avec sesyeux désolés, qui devinent sans doute une pitié dans les miens etqui semblent interroger : N’est-ce pas qu’il a une mine bienmalade, mon pauvre petit ? Je me détourne pour éluder saquestion muette qui me serre le cœur, et je prends un air dem’intéresser à d’autres choses. Mais, l’instant qui suit, voyantque je reste là, elle lève de nouveau la tête vers moi, après uncoup d’œil sur la splendeur d’alentour ; nos regards secroisent encore. Elle n’est pas bien convaincue, cela se devine, etses yeux demandent, avec plus d’angoisse cette fois : Est-ceque vraiment vous croyez qu’elles m’écouteront, les divinitésmagnifiques ?…

Mon Dieu, je ne sais pas, moi, si ellesl’écouteront. À sa place, cependant, j’aurais préféré porter monpetit dans une de ces chapelles de campagne où se complaît laVierge des simples. Les madones et les saints qui habitent ce lieusont avant tout, je crois, des êtres de faste et d’orgueil,endurcis dans la pompe séculaire. Non, je ne me les représente pass’occupant d’une vieille pauvresse en larmes et de son petitavorton qui va mourir…

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer