Figures et choses qui passaient

LE MUR D’EN FACE

Tout au fond d’une cour, elles habitaient unmodeste petit logis, la mère, la fille, et une parente maternelledéjà bien âgée – leur tante et grand’tante – qu’elles venaient derecueillir.

La fille était encore très jeune, dansl’éphémère fraîcheur de ses dix-huit ans, lorsqu’elles avaient dû,après des revers de fortune, s’enfermer là, au recoin le plusretiré de leur maison familiale. Le reste de la chère demeure, toutle côté vivant qui regardait la rue, il avait fallu le louer à desétrangers profanateurs, qui y changeaient les aspects des ancienneschoses et y détruisaient les souvenirs.

Une vente judiciaire les avait dépouillées desmeubles plus luxueux d’autrefois, et elles avaient arrangé leurnouveau petit salon de recluses avec des objets un peudisparates : reliques des aïeules, vieilleries exhumées desgreniers, des réserves de la maison. Mais tout de suite ellesl’avaient aimé, ce salon si humble, qui devait maintenant, pendantdes années, les réunir toutes trois auprès d’un même feu et d’unemême lampe, aux veillées des hivers. On s’y trouvait bien ; ilavait un air familial et intime. On s’y sentait un peu cloîtré,c’est vrai, mais sans tristesse, car les fenêtres, garnies desimples rideaux de mousseline, donnaient sur une cour ensoleilléedont les murs très bas étaient garnis de chèvrefeuilles et deroses.

Et déjà elles oubliaient le confort, le luxed’autrefois, heureuses de leur salon modeste, quand un jour unecommunication leur fut faite, qui les laissa dans la consternationmorne : le voisin allait élever de deux étages sonlogis ; un mur allait monter là, devant leurs fenêtres,enlever l’air, cacher le soleil…

Et aucun moyen, hélas ! de conjurer cemalheur, plus intimement cruel à leurs âmes que tous les précédentsdésastres de fortune. Acheter cette maison du voisin, ce qui eûtété facile au temps de leur aisance passée, il n’y fallait plussonger ! Rien à faire, dans leur pauvreté, qu’à courber latête.

***

 

Donc, les pierres commencèrent de surgir,assise par assise ; avec angoisse, elles les regardaients’élever ; un silence de deuil régnait entre elles, dans lepetit salon, de jour en jour attristé, à mesure que montait cettechose obscurcissante. Et dire que cette chose-là, toujours plushaute, remplacerait bientôt le fond de ciel bleu ou de nuages d’orsur lequel se détachait jadis le mur de leur cour avec sa chevelurede branches !…

En un mois, les maçons eurent achevé leurœuvre : c’était une surface lisse, en pierres de taille, quifut peinte ensuite d’un blanc grisâtre, simulant presque un cielcrépusculaire de novembre, perpétuellement opaque, invariable etmort ; – et aux étés suivants, les rosiers, les arbustes de lacour reverdirent plus étiolés à son ombre.

Dans le salon, les chauds soleils de juin etde juillet pénétraient encore, mais plus tardifs le matin, plusvite enfuis le soir ; les crépuscules d’arrière-saisontombaient une heure plus tôt, amenant tout de suite les pénétrantestristesses grises.

***

 

Et le temps, les mois, les saisons coulèrent.Entre chien et loup, aux heures indécises des soirs, quand lestrois femmes quittaient l’une après l’autre leur ouvrage debroderie ou de couture, avant d’allumer la lampe de veillée, lajeune fille – qui bientôt ne serait plus jeune – levait toujoursles yeux vers ce mur, dressé là au lieu de son ciel de jadis ;souvent même, par une sorte de mélancolique enfantillage, quiconstamment lui revenait comme une manie de prisonnière, elles’amusait à regarder, d’une certaine place, les branches desrosiers, la tête des arbustes se détacher sur ce fond grisâtre despierres peintes, et cherchait à se donner l’illusion que ce fond-làétait un ciel, un ciel plus bas et plus proche que le vrai, – dansle genre de ceux qui, la nuit, pèsent sur les visions déformées dessonges.

***

 

Elles avaient en espérance un héritage dontelles parlaient souvent autour de leur lampe et de leur table detravail, comme d’un rêve, comme d’un conte de fée, tant il semblaitlointain.

Mais, quand on la tiendrait, cette successiond’Amérique, à n’importe quel prix on achèterait la maison duvoisin, pour démolir toute la partie nouvelle, rétablir les chosescomme au temps passé, et rendre à leur cour, rendre aux chersrosiers des murailles le soleil d’autrefois. Le jeter bas, ce mur,c’était devenu leur seul désir terrestre, leur continuelleobsession.

Et la vieille tante avait coutume alors dedire :

– Mes chères filles, Dieu permette que je viveassez longtemps, moi, pour voir ce beau jour !…

***

 

Il tardait bien à venir, leur héritage.

Les pluies, à la longue, avaient tracé sur lasurface lisse une sorte de zébrure noirâtre, triste, triste à voir,formant comme un V, ou comme la silhouette trouble d’un oiseau quiplane. Et la jeune fille contemplait cela longuement, tous lesjours, tous les jours…

***

 

Une fois, à un printemps très chaud, qui,malgré l’ombre du mur, avait fait les roses plus hâtives que decoutume et plus épanouies, un jeune homme parut dans ce fond decour, prit place pendant quelques soirs à la table des trois damessans fortune. De passage dans la ville, il avait été recommandé pardes amis communs, non sans arrière-pensée de mariage. Il étaitbeau, avec un visage fier, bruni par les grands soufflesmarins…

Mais il le jugea trop chimérique,l’héritage ; il la trouva trop pauvre, la jeune fille, dont leteint commençait d’ailleurs à beaucoup pâlir faute de lumière.

Donc, il repartit sans retour, lui qui avaitlà, pour un temps, représenté ce soleil, la force et la vie. Etcelle qui déjà s’était cru sa fiancée reçut de ce départ un muet etintime sentiment de mort.

***

 

Et les années monotones continuèrent leurmarche, comme les impassibles fleuves ; il en passacinq ; il en passa dix, quinze et même vingt. La fraîcheur dela jeune fille sans dot peu à peu acheva de s’en aller, inutile etdédaignée ; la mère prit des cheveux blancs ; la vieilletante devint infirme, branlant la tête, octogénaire dans unfauteuil fané, éternellement assise à sa même place, près de lafenêtre obscurcie, son profil vénérable se découpant sur lesfeuillages de la cour, au-dessous de ce fond de muraille unie, oùs’accentuait la marbrure noirâtre, en forme d’oiseau, tracée parles lentes gouttières.

En présence du mur, de l’inexorable mur, ellesvieillirent toutes les trois. Et les rosiers, les arbustesvieillirent aussi, de leur moins sinistre vieillesse de plantes,avec encore des airs de rajeunissement à chaque renouveau.

– Oh ! mes filles, mes pauvres filles,disait toujours la tante, de sa voix cassée qui ne finissait plusles phrases, pourvu que je vive assez longtemps, moi…

Et sa main osseuse, avec un geste de menace,désignait l’oppressante chose de pierre.

***

 

Elle était morte depuis une dizaine de mois,laissant un vide affreux dans le petit salon des recluses, et onl’avait pleurée comme la plus chérie des grand’mères, quandl’héritage arriva enfin, très bouleversant, un jour où l’on n’ypensait plus.

La vieille fille, – quarante ans sonnésmaintenant, – se retrouva toute jeune, dans sa joie d’entrer enpossession de la fortune revenue.

On chasserait les locataires, bien entendu, onse réinstallerait comme avant ; mais de préférence, on setiendrait à l’ordinaire dans le petit salon des temps demédiocrité : d’abord il était maintenant rempli de souvenirs,et puis d’ailleurs il redeviendrait d’une gaîté ensoleillée, dèsqu’on aurait abattu ce mur emprisonnant, qui n’était plusaujourd’hui qu’un vain épouvantail, si facile à détruire à coups delouis d’or.

***

 

Elle eut enfin lieu, cette chute du mur,désirée depuis vingt mornes années. Elle eut lieu un avril, aumoment des premiers souffles tièdes, des premières soirées longues.Très vite cela s’accomplit, au milieu d’un tapage de pierres quitombaient, d’ouvriers qui chantaient, dans un nuage de plâtras etde vieille poussière.

Et, au déclin de la seconde journée, quand cefut terminé, les ouvriers partis, le silence revenu, elles seretrouvèrent assises à leur table, la mère et la fille, étonnéesd’y voir si clair, de n’avoir plus besoin de lampe pour commencerle repas du soir. Comme en un étrange retour de temps antérieurs,elles regardaient les rosiers de leur cour s’étaler à nouveau surle ciel. Mais, au lieu de la joie qu’elles en avaient attendue,c’était d’abord un indéfinissable malaise : trop de lumièretout à coup dans leur petit salon, une sorte de resplendissementtriste, et la notion d’un vide inusité au dehors, d’un immensechangement… Il ne leur venait point de paroles, en présence del’accomplissement de leur rêve ; absorbées l’une et l’autre,prises d’une croissante mélancolie, elles restaient là sans causer,sans toucher au repas servi. Et peu à peu, leurs deux cœurs seserrant davantage, cela devenait comme de la détresse, comme l’unde ces regrets noirs et sans espérance que nous laissent lesmorts.

Quand la mère enfin s’aperçut que les yeux desa fille commençaient à s’embrumer de pleurs, devinant les penséesinexprimées qui devaient si bien ressembler aux siennes :

– On pourrait le rebâtir, dit-elle. Il mesemble qu’on pourrait essayer, n’est-ce pas, de le refairepareil ?…

– J’y songeais moi aussi, répondit la fille…Mais non, vois-tu : ce ne serait plus le même !…

Mon Dieu ! comment cela sepouvait-il ; c’était elle, c’était bien elle qui l’avaitdécrété, l’anéantissement de ce fond de tableau familier,au-dessous duquel, pendant un printemps, elle avait vu se détachercertain beau visage de jeune homme, et, pendant de si nombreuxhivers, un profil vénéré de vieille tante morte…

Et tout à coup, au souvenir de ce vague dessinen forme d’ombre d’oiseau, tracé là par de patientes gouttières, etqu’elle ne reverrait jamais, jamais, jamais, son cœur fut déchirésoudainement d’une manière plus affreuse ; elle pleura leslarmes les plus sombres de sa vie, devant l’irréparable destructionde ce mur.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer