Figures et choses qui passaient

II

Le joug du « Grand-Singe-Noir » futune chose vraiment terrible, dépassant mes prévisions les pluspessimistes. Quel hiver languissant et pitoyable, mon Dieu, avecdes mains toujours tachées d’encre, des devoirs jamais finis et,par suite, une conscience jamais en repos !… Même les jeudis,même les dimanches, il nous accablait, ce vieillard sansentrailles !… Et, pour distraire un peu mes petits camaradesde chaîne, je peignais, avec du noir épais, en tête de mes cahiersque l’on se faisait passer en classe, d’énormes singes dans desattitudes variées, pérorant sur des livres classiques – ou bien segrattant…

La race des « Grand-Singe-Noir », ànotre époque, tend à disparaître. Mais il en existe encore au fonddes provinces, et je voudrais, en passant, ameuter contre eux lespetits souffre-douleur qui sont derniers en thème, leur prêcher àtous la révolte contre le fatras qu’on leur impose pour les abêtiret les étioler !…

***

 

Cependant, Pâques s’approchait, cahin-caha, etbientôt s’en iraient au vent les derniers feuillets qui masquaientla désirée petite liasse rose.

Mais Pâques était de très bonne heure cetteannée, et le printemps se faisait prier pour nous venir. Unecrainte me prenait déjà que les jours sur papier rose ne fussentque des jours de pluie et d’hiver..

Le dimanche des Rameaux passa, presque sanssoleil. Puis, le vendredi saint, voilé de gris, très morne, avecles coups de canon de deuil tirés toutes les demi-heures, dansl’arsenal de la marine, en mémoire de la mort du Christ.

Et enfin, le samedi survint, sombre lui aussi,mais amenant la clôture des cours du Grand-Singe, l’heure adorablede la liberté !…

***

 

Elle allait finir, cette dernière classe. Rienqu’un quart d’heure encore !… Et je ne tenais plus sur monbanc.

Plein de méfiance toujours, mon buvard à peineouvert, j’écrivais en hâte mes adieux pour dix jours à mon amiAndré, le doyen et le plus homme de nous tous, qui avait, cetteannée-là, commencé de me prendre en affection, sans doute parce quej’étais au contraire le plus jeune et le plus notoirement enfant.(Nous ne nous voyions jamais qu’en classe, lui étant pensionnaireet moi externe ; encore le Grand-Singe avait-il eu la noirceurde nous placer aux deux bouts de la salle, sous prétexte que nouscausions trop, ce qui nous obligeait à nous écrire tout le temps, –en une cryptographie égyptienne, sur des feuillets timbrés d’unsinge à l’encre de chine, comme sceau de notre esclavage.)

Plus qu’un quart d’heure, avant le soupir desoulagement final ! Les pieds me brûlaient… Je sentais dansmes jambes comme une démangeaison de sauter par la fenêtre…

– Messieurs, dit tout à coup le Grand-Singe,écrivez maintenant le devoir de vacances que vous aurez à merapporter de mercredi en huit, à la classe de rentrée.

Un devoir de vacances !Horreur ! ! Trahison ! Quel vieillardimpitoyable !

Nous nous regardions tous, les uns consternés,les autres révoltés et frondeurs.

C’était une narration latine !… Et moiqui ne pouvais déjà pas me tirer des narrations françaises, moi quirestais court sur tous les sujets du Grand-Singe !

J’écrivis, la rage au cœur, d’une écriturevolontairement gauche et malpropre.

Il était d’ailleurs inepte, son canevas :Dans un jardin embaumé, où soufflaient des zéphyrs printaniers, unenfant téméraire s’amusait, malgré la défense de son précepteur, àtaquiner les abeilles qui butinaient sur les corolles fraîchementécloses… (De temps à autre, des points de suspension, pour indiquerle lieu des développements à introduire.) Finalement le jeuneindiscipliné en venait à enfermer, avec le pouce et l’index, l’unede ces intéressantes travailleuses dans le calice d’unecampanule…

– Et l’insecte en fureur, dictait le vieux, etl’insecte en fureur, de se débattre… » (remarquez l’infinitifde mouvement) et de piquer les doigts de son lâche persécuteur.(Ceci, messieurs, est la moralité.) Un point, c’est tout.

En m’en allant chez lui, je me répétais cettephrase : « Et l’insecte en fureur… » qui, je ne saispourquoi, m’exaspérait d’une façon particulière. Et, à l’adresse duSinge Noir, j’ajoutais, avec un grincement de dents :« Vieux sale moineau, va ! »

Tout est convention en ce monde, et« sale moineau » représentait, en style collégien decette époque, une injure absolument accablante.

***

 

Le jour de Pâques, grand ‘carillon des clochesd’églises. Dès le matin, dans les rues, mouvement de la fouleendimanchée. Suivant un vieil usage, les bonnes gens avaientarboré, pour la première fois de la saison, des costumes de couleurclaire, des chapeaux de paille. Mais le ciel restait sombre, lesoleil boudeur – et c’était plus triste de les voir tous, dans cetattirail de printemps, marcher vite, avec des airs gelés, enbaissant, la tête sous le vent du nord.

En vérité, les avrils ne devraient jamaisapporter de déceptions aux enfants qui les ont attendus avec tantde confiance et de ferveur, durant les trois mois interminables del’hiver…

***

 

A partir du lendemain lundi, on exigea que jeme misse au travail pendant une heure tous les matins, pourconfectionner ce devoir de vacances, pensant bien qu’au bout dedeux ou trois jours j’en aurais le cœur net et les mainslavées.

Et docilement je restais dans ma chambre toutle temps voulu, accoudé à mon bureau, avec de l’encre plein lesdoigts. Mais ça ne venait pas, non… « Et l’insecte en fureur,de se débattre… » Mon inspiration demeurait nulle… J’avaisl’idée ailleurs, décidément ; j’avais l’idée au printemps quise refusait à paraître, l’idée à courir dehors malgré les averseset les rafales.

Et mon cœur s’angoissait de plus en plus àvoir se consumer si tristement et si vite les précieuses journéesinscrites sur papier rose…

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