Figures et choses qui passaient

PASSAGE DE SULTAN

La fenêtre par laquelle je regarde est celled’un des kiosques du palais de Yeldiz, résidence habituelle de SaMajesté le Sultan.

Et la fenêtre, il va sans dire, encadre ungrand décor très spécial, très unique, qui, dès le premier aspect,fournit une précise indication de temps et de lieu.

C’est d’abord, dans un poudroiement depoussière, dans un flamboiement du soleil de juin, à midi, sous unciel pâli de chaleur, une mosquée invraisemblablementblanche ; mais une mosquée élégante et neuve, bien queconstruite en pur style ancien, une mosquée donnant l’impressiondes raffinements d’un Islam moderne, quelque chose comme nosnouvelles églises gothiques où des recherches d’archaïsme s’allientà des procédés perfectionnés ; presque trop jolie, avec sonhaut portique couronné de trèfles arabes, avec les très finesdécoupures de ses fenêtres, la grâce de son minaret couvertd’ornements comme des retombées de stalactites et surmonté d’unétincelant croissant d’or. Aux alentours immédiats, tout est neufaussi, et arrangé, sablé, ratissé ; les arbres sont jeunes,les gazons peignés à la tondeuse et mêlés de corbeilles de fleurs,avec les soins habituels aux résidences princières.

Derrière la blanche mosquée tout en dentelles,qui occupe le milieu du tableau, qui en est le sujet principal etcapital, apparaissent vaguement les grandes merveilles d’autrefois.Dans des lointains – dont l’arrangement par plans superposésindique que l’on regarde de haut – s’étagent le Bosphore, lasilhouette de Scutari d’Asie ; puis, cette chose incomparablequi est la pointe du Vieux-Sérail avancée sur les eaux de Marmara,avec les minarets, les coupoles et les cyprès de Stamboul :tout cela à peine esquissé en grisailles bleues, mangé de soleil aumilieu des miroitements de la mer ; tout cela, justereconnaissable sous un voile de poussière lumineuse et occupanttrès peu de place dans les fonds, derrière la belle mosquée dupremier plan – comme, dans certains tableaux des Primitifs, cesmaisons et ces palais qui se tassent, tout petits, sous les bras etcontre les épaules des personnages du milieu… Mais c’est une tellemerveille, cette pointe de Stamboul avec Sainte-Sophie et leVieux-Sérail, que sa simple indication de présence suffit àévoquer, sous le décor moderne, le souvenir et le respect despassés magnifiques.

Les routes, les allées, les avenues en lacetqui avoisinent la mosquée impériale sont pleines de soldats enmarche, qui se rapprochent au son des musiques militaires, et, deplus en plus, ces troupes se condensent autour des blanchesmurailles ajourées du sanctuaire dans lequel on devine qu’une chosesolennelle va se passer. On les voit de tous côtés se croiser,zigzaguer comme dans les défilés sans fin des féeries authéâtre ; drapeaux de la cavalerie, bannières noires brodéesd’argent, fanions rouges des lanciers passent et repassent les unsdevant les autres, dans le nuage toujours plus soulevé de lapoussière ; les grands cuivres clairs des musiques étincellentau soleil, et les hauts chapeaux-chinois ornés de queues decheval ; des sonneries et des fanfares éclatent, l’air estrempli du son grave et si particulier des trompettes turques.Toujours il en vient, des soldats, qui se massent suivant un planconnu, avec une régularité parfaite, et s’arrêtent soudain à leurposte de parade. Les plus rapprochés, ceux qui s’alignent en rangsserrés directement au-dessous de nous, contre les murs du kiosque,sont des Arnautes du nord de l’empire et des zouaves de laTripolitaine en turban vert ; troupes superbes d’ailleurs detenue et d’attitude, d’ensemble et de beauté individuelle.

Maintenant, ils sont tous arrivés et nebougent plus ; ils se recueillent, car l’heure sainte de midiapproche, et bientôt va se passer dans la mosquée la cérémonie pourlaquelle on les a rassemblés tous, le « selamlike », lagrande prière du vendredi à laquelle assistera en personne SaMajesté le Sultan.

Recueilli, on ne le paraît pas encore dans lesalon où je suis ; des diplomates y causent avec desambassadrices, ou bien effleurent ensemble des questionspolitiques.

On ne l’est pas non plus dans le salon voisin,qui est bondé de monde, de femmes surtout : touristes dedifférentes nationalités d’Europe, auxquels, sur la demande desambassades, le grand maître des cérémonies a bien voulu permettrede venir voir ces défilés du selamlike. Et un aide de camp, le trèsaimable Mehmed-Bey, aux longues manches flottantes de Tcherkess,fait les honneurs du lieu, s’empresse à placer comme il convientles belles curieuses. – Sa Majesté, qui passera ici même, sous cesfenêtres, sera-t-elle à cheval, ou bien en voiture ? Questionqui préoccupe beaucoup les spectateurs et à laquelle il estimpossible de répondre. Le plus souvent, pour ce trajet de deux outrois cents mètres entre le palais et la mosquée, le Sultan trouveplus simple de monter en voiture et de faire suivre, tenus en main,ses chevaux d’armes ; alors c’est un regret pour les yeux, carSa Majesté a très grand air à cheval et d’ailleurs répond mieuxainsi à l’idée que nous nous faisons d’un Khalife, que passant enlandau comme n’importe quel souverain d’Occident.

Cependant, l’heure s’avance ; l’escalierde marbre de la mosquée vient d’être recouvert en hâte du précieuxtapis rouge sur lequel le Sultan posera les pieds, et, de chaquecôté de la porte, se sont rangés d’étranges groupesasiatiques ; longues robes vertes, jaunes ou orangées,éclatantes sur le blanc neigeux des murs ; têtes brunes auregard sombre, coiffées de larges turbans : – prêtres déléguésde là-bas, de la Mecque ou de Bagdad, des contrées si lointainessur lesquelles le Calife étend son religieux empire, ils apportentau milieu de l’Orient modernisé d’ici la note farouche et charmantedes temps anciens…

Par l’avenue sablée, que les troupes bordentd’une double haie et maintiennent libre, commencent à arriver desdignitaires de toute sorte qui se rendent à la prière, desofficiers surtout, des généraux, des maréchaux, tous les chefs dela vaillante armée turque ; – mais on les regarde peu, dansl’attente de voir bientôt passer le Sultan….

Voici, dans d’élégantes voitures fermées, lesprincesses de la famille impériale ; – mais un nuage demousseline dissimule leurs costumes et leurs visages…

Le soleil flambe ; dans les salons clairset blancs, sur la mosquée claire et blanche, dans les lointainstroublés de miroitements et de poussière, rayonne une lumièrepuissante, et il semble que la chaleur soit alourdie encore par laprésence de ces milliers d’hommes en armes, qui se tiennent masséslà, ne parlant pas et retenant leur souffle.

Un à un, continuent d’arriver à pied lesgrands personnages conviés au selamlike ; les princesimpériaux, les aînés avec leurs aides de camp, les plus jeunes,enfants en costume militaire, avec leurs précepteurs. Un succès decharme, quand passe un petit être ravissant, chamarré de croix, quimarche svelte et noble sous son costume de marine, tournant versles curieux sa jolie figure intelligente ; dans le salon destouristes, où on ne le connaît pas encore, quelques têtes defemmes, aux chapeaux fleuris comme des jardins de mai, se penchentà la fenêtre pour le voir, et demandent : qui est-ce ? –C’est le petit prince Burhan-Eddine, le dernier des fils de SaMajesté.

Bientôt midi. On regarde du côté du palais. Onconsulte les montres – montres de voyageurs, jamais d’accord,réglées à toutes les différentes heures d’Europe. Dans les troupes,qui se rectifient et dressent la tête, court un frémissementannonciateur de l’approche souveraine. Les musiques, à grandséclats de cuivre, entonnent ensemble l’hymne impérial. Et là-haut,à la galerie aérienne du minaret blanc, sous le croissant d’or, lemuezzin vient d’apparaître, tout petit dans le ciel et dans lesoleil, – le muezzin qui va chanter la sainte prière…

Midi ! Soudain les musiques se taisent,s’arrêtent au milieu de leur phrase, comme frappées etmuettes ; un silence se fait, inattendu, subit, saisissant,comme sous l’oppression de quelque chose d’un peu terrible, et lestroupes se figent dans une immobilité haletante. Alors les troiscris : Allah ! Allah ! Allah ! sortis ensembleformidablement de cinq mille puissantes poitrines de soldats,ébranlent l’air inerte et chaud… Et, dans le silence, qui retombeencore, après cette clameur immense, le souverain passe.

Il est en voiture, ayant devant lui OsmanPacha, le héros illustre de Plewna ; il passe très vite,tandis que toutes les têtes s’inclinent.

Et de là-haut, du ciel de feu blanc, tombe lechant du muezzin, l’appel oriental, l’appel séculaire ; lavoix merveilleuse, choisie entre toutes les voix, domine les bruitsterrestres, couvre les commandements militaires et la vague rumeurde tant de milliers d’hommes ; elle est fraîche, facile etinfinie, un peu étrange aussi, avec son timbre mélancolique dehautbois. Ses fugues rapides et désolées s’envolent et s’abaissent,légères au-dessus des têtes humaines, jetant une mystiqueimpression d’Islam, même, aux étrangers incroyants assemblés làpour un spectacle…

Le Khalife, descendu de son landau, gravitl’escalier de marbre sur le tapis rouge. Les robes orientales etles sombres turbans, qui étaient échelonnés le long des marches, seprosternent, jusqu’à terre. Les dernières notes de la voix céleste,devenues plaintives, se meurent là-haut – et c’est fini. Le Khalifeest passé. On se reprend à respirer et à parler avec liberté, aprèsle saisissement religieux, et les conversations recommencent, dansles groupes cosmopolites du kiosque, tandis que défilent, tenus enmain, de beaux chevaux d’armes, blancs, harnachés d’or… L’instant aété court, furtif ; mais c’est égal, on a senti encore, avecun frisson, au milieu de la mise en scène splendide, le frôlementd’un de ces êtres spéciaux qui s’appellent empereurs ou rois, et enqui de grandes nations se personnifient.

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