Figures et choses qui passaient

PAPILLON DE MITE

Dans ma maison familiale, – dans mon logisparticulier qui est comme un coin d’Orient ancien – un soir terneet voilé de printemps, entre les rideaux sombres et presque fermés,une lueur de crépuscule se glisse, triste, dessinant une longueraie dans l’air obscur.

Des plis d’une tenture murale en veloursrouge, brodée d’archaïques dessins d’or, quelque chose d’infinimentpetit s’échappe, comme attiré vers cette traînée mourante de jour,et, une fois là, se met à voltiger follement : un à peinevisible papillon gris, un fétu ailé, qui sans doute vient d’écloreau renouveau si pâle de cette année.

La saison d’avant, tandis que je courais lesmers chinoises, il avait été quelque affreux petit ver, rongeant ensournois la trame du velours précieux, dans la continuelleobscurité et le continuel silence de cet appartement.

Et, aujourd’hui, une vie toute neuve grisaitcet atome, et ce peu d’espace lui semblait grand, et cette pénombrelui semblait, de la lumière. C’était son heure jeune, et son heureexubérante, et son heure d’amour, et le but et le couronnement detoute son inférieure existence de larve. Vite, vite, dans le délired’exister, il agitait ses ailes de soyeuse poussière, pour décrireces petites courbes gaies et fantasques…

En passant, je le fis tomber d’une pichenetteirréfléchie, Alors, par terre, sur le rouge pourpre d’un tapisoriental, je distinguai de nouveau son petit corps abattu, secouédu tremblement de la fin, – et, par pitié, pour replonger sans plusde souffrance ce rien dans le néant de tout, je posai le pied sursa microscopique agonie…

Après, je restai songeur une minute… Qu’est-cedonc que cela me rappelait ? Quelque chose d’à peu prèssemblable, une sorte d’agitation, de papillonnement gris pareil,m’ayant causé jadis, ailleurs, une courte mélancolie de même ordre,mais plus vive… Où donc avais-je vu ça ?

Ah ! oui ! ! … AConstantinople, un soir d’avril terne comme celui-ci, sur le pontde bois qui réunit Stamboul à Péra !… Je passais, à la tombéed’une journée de printemps, brumeuse comme aujourd’hui. Tous lesmendiants qui hantent ce lieu étaient à leurs postes ; le longdes rampes, leurs figures coutumières s’alignaient : aveugles,estropiés, idiots rongés par des plaies. Entre autres, un enfantlamentable de quatre ou cinq ans, aux mains recroquevillées, auxyeux malades, chaque jour immobile à sa même place, effondré surdes loques, au bord du trottoir, apathique et lent comme une larve.Et, derrière lui, sa mère accroupie, vieille femme exhibant lesmoignons rouges de deux jambes tranchées au genou.

Les gens passaient, affairés ou flâneurs, lescavaliers, les voitures, les hommes en fez rouge, les bellesvoilées des harems. Et, derrière ces foules, Stamboul échafaudaitmagnifiquement ses dômes dans le triste ciel crépusculaire.

D’une voix presque douce, la femme sans jambesappela son petit, disant en turc : « Viens mettre tonmanteau, Mahmoud ! viens vite, voilà le vent quifroidit ! »

Il se leva docile et il vint. Son manteauétait un vieux petit burnous sordide, grisâtre à rayures indécises,d’une forme orientale avec un capuchon. La mère lui tendait cetteloque, et il présentait ses menus bras que terminaient des mainscroches.

Mais tout à coup, avant que la seconde manchefût passée, il s’échappa, dans un subit élan d’espièglerie, et ilse mit à courir, à courir, décrivant des cercles fous devant lespassants, s’amusant à agiter, dans le vent froid qui se levait, lesmanches de son burnous comme des ailes…

Un peu de l’éternelle et si fugitive jeunesse,un peu de cet enfantillage joueur du début de la vie, qui estcommun aux hommes et aux bêtes, venait par hasard de s’éveiller enlui. Parmi ses ascendants, jadis il avait dû avoir, comme tout lemonde, des êtres sains, connaissant les élans de la joie physique,de la simple joie d’exister et de se mouvoir ; alors quelquechose de ces disparus revivait furtivement dans sa frêle chairatrophiée.

Je le regardais, étonné, l’ayant toujoursconnu inerte, et je ne sais quelle impression d’infinie tristessese dégageait pour moi de sa pauvre petite gaîté si éphémère, de sacourse follette, du papillonnement de son burnous grisâtre dans levent refroidi et dans la lumière pâlie…

La mère sans jambes s’inquiétait à cause deschevaux, des voitures ; l’appelait, se fâchait, essayant de setraîner vers lui pour l’attraper. Mais il tournait toujours, autourdes groupes indifférents qui passaient ; il tournaitéperdument, semblable aux phalènes grises des soirs…

Il revint pourtant s’accroupir à son poste demisère ; il reprit son attitude effondrée et ne bougea plus.Ce fut fini, brusquement, comme cela avait commencé.

Quelque chose de plus cruel que la pichenettedonnée au papillon de mite venait d’abattre ce petit être déjàpensant : l’inquiétude du gîte et de la soupe du soir ;la conscience d’être si misérable et si différent des autres,d’avoir des mains mortes et d’être un paria.

Tête baissée, il regardait maintenant parterre avec une impression sournoise et mauvaise, clignant sespaupières pleines de mal…

Entre lui et le papillon de mite,l’association qui s’est faite dans ma mémoire est encore plusintime que je n’ai su l’exprimer…

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