Figures et choses qui passaient

MESSE DE MINUIT

C’est une nuit de Noël ; mais, cetteannée, en ce point extrême de la France méridionale, c’est une nuitsi douce qu’on dirait une nuit d’avril. Un croissant de lune, quibientôt s’abîmera derrière la masse obscure des montagnes del’Ouest, est encore en l’air, parmi de tout petits nuagessemblables à des parcelles effilées de ouate blanche.

De la rive française où j’habite, je viensd’entendre onze heures sonner là-bas au vieux clocher deFontarabie, sur la rive espagnole. Et voici la barque que j’avaiscommandée pour me passer, à cette heure nocturne, de l’autre côté,de la Bidassoa, qui est ici la frontière ; à la lueur de sonfanal, elle arrive, en glissant, jusqu’au pied de mon jardin,établi en terrasse au-dessus de l’eau sombre.

***

 

Donc, en route pour l’Espagne.

La rivière est large, inerte et luisante sousla lune… Vraiment cette nuit de Noël est si douce qu’on dirait unenuit d’avril…

Depuis déjà plusieurs années, j’ai traverséces eaux la même nuit et au même moment, tantôt par des tempstièdes comme celui-ci, tantôt par des temps de gelée ou detourmente ; des fois, seul comme ce soir, des fois, avec desamis qui sont loin ou qui ne sont plus. Et c’était toujours pouraller assister à la pareille messe de minuit, dans le même couventdes moines capucins, situé un peu solitaire au bord de cetteBidassoa, sur la route qui mène de Fontarabie à Irun… Il y a unemélancolie grave à revoir, quand cela est possible, tous les ans,les mêmes choses, dans les mêmes lieux, aux mêmes dates et auxmêmes instants.

***

 

Après un quart d’heure d’une petite traversée,tranquille comme un glissement d’ombres, nous abordons au rivageespagnol et là, reconnu par les carabiniers de veille, je puism’acheminer librement vers la chapelle des moines par une route quisuit la berge de la rivière, à la base des montagnes.

Le clair croissant de lune décidément mequitte, me laissant à la garde des étoiles, dans une pénombre plusconfuse. Le long de mon chemin passent quelques hautes maisonsbasques, déjetées, anciennes, encore blanches au milieu de la nuità force de chaux sur les murs ; puis, des fantômes d’arbres,de grandes ramures effeuillées. Il y a aussi des endroits désertset plus obscurs, que des rochers surplombent. Et toutes ces chosesdorment, dans une paix, dans un silence infini.

Vingt minutes de marche, une demi-heurepeut-être, en allant sans hâte dans cette nuit très recueillie, quiemprunte on ne sait quoi de particulier et d’apaisant au douxmystère de Noël.

Deux ou trois bandes de chanteurs se croisentavec moi, annoncées de loin au milieu de tant de silence ; desgarçons de Fontarabie qui se promènent aux lanternes, chantant lesantiques chansons où figurent les Mages de Bethléem ; ceux-cis’accompagnant avec une guitare grêle, ceux-là avec un tambourin.Un peu gris, tous, ils me disent en passant de gais bonsoirs, ettout de suite je perds dans le lointain le bruit de leurs voix, deleur musique sautillante et vieille.

***

 

Voici enfin les grands murs du couvent, d’ungris pâle et d’un aspect chimérique sous les étoiles deminuit ; je monte les escaliers des hauts perrons, et déjà,dans l’air si fraîchement pur du dehors, filtre jusqu’à moi uneodeur d’encens.

La porte de la chapelle est ouverte, en raiede lumière jaune dans le bleuâtre nocturne, et, ce soir, paraît-il,entrera qui voudra sans contrôle aucun. Jadis pourtant, aux Noëlsantérieurs, cette porte était verrouillée ; il fallait passerpar la sacristie, après avoir montré patte blanche à un moinesoupçonneux, et on ne pénétrait là qu’en petits groupes dévisagéset triés. Mais, dans nos temps, tout se simplifie, tout sebanalise ; les sanctuaires n’ont plus de défenses et s’ouvrentà tous venants.

Elle est déjà remplie, cette chapelle, et, eny entrant, c’est un effet inattendu que de s’y trouver comme dansun nuage, d’y voir à peine, dans une nuit différente de celle de lacampagne, à travers une si épaisse fumée d’encens qu’il y a duvague de vision épandu sur les capucins immobiles devant l’autel,et sur les femmes uniformément voilées de noir, immobiles dans lanef. Au murmure des litanies, qui se chantent à demi-voix dans lelointain du chœur, une impression étrangement funèbre se dégage dèsl’abord de cet amas de femmes, dont les têtes enveloppées de drapnoir s’inclinent vers la terre. Toutes ont mis la mantille dedeuil, qu’il est d’usage, en pays basque, de porter pendant lescérémonies religieuses et qui a pour but de bien marquer l’humainefragilité.

La mort, ici tout est pour la rappeler. Et ilsemble qu’elle plane lourdement au-dessus de ces quelques centainesde têtes courbées. Chaque dalle de cette église est une dallefunéraire, et on a conscience que ce sol où l’on marche est pleind’ossements. De cette foule de paysans et de pauvres, où lesvieillards dominent, s’exhale une odeur de cadavre que l’encens nedissimule pas. On entend çà et là des toux creuses qu’exagère lasonorité de la voûte. Et, de fait, ce n’est que la terrifiantepensée de la mort qui, ce soir, réunit là tous ces êtres d’un jour,pour l’effort en commun d’une prière. C’est contre la mort quesonnent toutes ces cloches d’églises, dont le bruit s’élève en cemoment de partout et remplit le silence. Et c’est contre la mortaussi qu’a été érigée cette grande Vierge blanche, seule éclairéepar la flamme des cires, dans la chapelle sombre… Oh ! sisouriante et si blanche, cette grande Vierge, au milieu deguirlandes de roses blanches : sorte de trompeuse visioninfiniment douce, qui pose radieusement sur l’autel, parmi lesnuages de l’encens.

L’encens de plus en plus s’épaissit dans lanef. Et les statues des saints se confondent avec les immobilesmoines dont les barbes, les chevelures sont archaïques autant quecelles des images de bois ou de pierre.

Cependant, ces litanies murmurées si bas nesont qu’une sorte d’incantation préliminaire, de préparation àquelque chose d’autre, qui va se passer et que la foule attend.Au-dessus des fidèles, agenouillés ou assis, un vaste jubémystérieux, grillé comme un harem, s’avance en voûte depuis le murde façade jusqu’au tiers de l’église ; on sent qu’il estrempli d’assistants invisibles, et parfois il s’en échappe des sonsde tambour, des cliquetis de paillettes, comme si on se disposaitlà pour quelque étonnante musique.

Maintenant voici l’heure, et la messe vacommencer. D’autres cierges, plus nombreux, s’allument. Une dizainede moines, dont les robes et les capuches sont de soie blanche,entrent rituellement dans le chœur nuageux, précédés de diacres quiportent des lanternes au bout de longues hampes. Tout cela, ancien,fané et demi-barbare.

Et alors tout à coup, dans le jubé secret,là-haut, en l’air, éclate une musique stridente et étrange, quifait presque frissonner après le bercement monotone deslitanies ; c’est que le Christ est né, c’est que le fictiftriomphateur de la mort vient d’apparaître au monde, et on salue savenue avec une soudaine et folle allégresse !… Deux ou troishautbois, qui ont le mordant des musettes bédouines, mènent unchœur éperdument joyeux de voix d’hommes, scandé par une trentainede tambours de basque et par une légion de castagnettes. Et toutcela, qui est si dissonant et si imprévu dans une église, arrivepourtant à produire, par son étrangeté même, une sorte desaisissement religieux. Ce sont de très vieux noëls du pays deGuipuzcoa, rapides et alertes comme des habaneras ou dességuidilles. Et les moines, qui font dans le jubé tout ce bruit desauvage fête, accompagnent leur musique d’une sorte de pasrituel ; on les entend s’agiter en cadence, on voit tremblersur les murailles leurs ombres dansantes.

La messe, très compliquée, très longue, secontinue dans un étourdissant fracas de hautbois et de noteshumaines en fausset nasillard ; au-dessus de toutes les têtesnoires enveloppées de voiles, au-dessus des vieux châlesmisérables, des vieilles chevelures grises, dans la fumée toujoursplus épaissie de l’encens, les cantiques d’autrefois se succèdentavec une exaltation croissante, rythmés toujours par le petittonnerre cuivré des tambourins, par le bruit sec et léger desinnombrables castagnettes sonnant entre des doigts agiles…

Puis, quand tout est fini, il y a un mouvementpressé des paysans et des pauvres vers le chœur, où une poupéevient d’arriver dans les bras d’un capucin qui l’offre aux baisersdes fidèles, une pauvre impuissante poupée que l’on a pris soind’envelopper dans des maillots d’enfant et qui représente leSauveur nouveau-né…

***

 

Et maintenant on se disperse, dans la nuitplus froide et plus bleue.

Comme au sortir de quelque rêve de l’ancientemps, je m’en reviens seul, du côté de la barque qui doit meramener sur la rive française. Je m’en reviens plus attristé, parcequ’un Noël encore a passé sur ma tête, parce qu’une année encoreest tombée au gouffre sans m’avoir apporté la solution de rien, nil’espérance de rien.

Et pendant ce retour solitaire, j’aiconscience d’être déshérité mille fois plus que le dernier de ceshumbles, de ces vieillards ou de ces pauvres, qui tout à l’heure,en priant comme avaient prié ses ancêtres, embrassait la naïve, laridicule et l’adorable, l’ineffable poupée dans ses langes…

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