Figures et choses qui passaient

II. A TERRE. – DANS LE CAMPEMENT DESMARINS DE « L’ATALANTE ».

NUIT DU 20 AOUT.

Sept heures du soir.

Déjà la nuit. Près d’un petit feu qui brûlepar terre, deux officiers de l’escadre sont assis dans desfauteuils dorés, d’une forme asiatique ; – c’est dansl’enceinte d’un fort, sur le sable, au milieu de débris, detessons, de lambeaux quelconques.

Derrière eux, une tente qu’on a faite à lahâte avec les premières choses trouvées sous la main :vieilles voiles, lambeaux de pavillons jaunes ou de draperies desoie brodée ; le tout soutenu par des lances, des avironscassés, des bambous, ou des hampes d’étendard bariolées d’or.

Des matelots vont et viennent dansl’obscurité, en maraude pour se composer un souper ; leurs pasne font pas de bruit sur ce sable, et ils ne causent guère nonplus ; c’est une espèce de calme un peu lourd qui s’est faitpartout, en eux-mêmes comme ailleurs, à la tombée de cettenuit.

Ces choses presque somptueuses, cette tente etces lances, ces dorures au milieu de ce désarroi, tout cela prend,avec le soir, un faux air de grandeur. Vaguement tout cela faitsonger à des scènes du passé, à des pillages, à des invasions del’Asie ancienne…

Et les deux officiers qui sont là, dans leursfauteuils de cour, se communiquent cette impression qui leur estvenue ; ils se le disent, en riant d’eux-mêmes, naturellement,en tournant en plaisanterie leur idée, par habitude de toutes lessituations et par esprit moderne de tout gouailler. Au fond, ilséprouvent bien ce sentiment-là, qui les charme un peu :veillée dans quelque camp d’Attila ou de Tchengiz… Et lerapprochement est juste, car, si l’époque est changée, les motsaussi, – les faits en eux-mêmes sont restés pareils.

Impossible cependant de continuer gaîment lacauserie. On ne sait pourquoi, le silence revient. On pense à toutecette région déjà noire, qui entoure les murs bas du fort, et oùsont éparpillés des morts à longs cheveux… Vraiment, ces grandeschevelures rudes donnent à ces cadavres de soldats des physionomiestrès particulières.

Dans ce silence et ce repos, mille détailsvous reviennent en tête ; on a la conception plus nette deschoses, on est obsédé maintenant par l’horrible de ce qu’il a fallufaire.

La journée a été rude. On repasse lentement,heure par heure, cette succession de souvenirs.

D’abord, ce débarquement plein d’incertitudes,au petit jour, au milieu des brisants de la plage : lesmatelots, dans l’eau jusqu’à la ceinture, secoués par les lames,trébuchant, mouillant leurs munitions et leurs armes. Mauvaisdébut. Et puis, tout le monde était arrivé au complet sur le sable,malgré les balles et la pluie de bombettes que des gens invisibles,cachés derrière les dunes, lançaient d’en haut. Vite, on avaitcommencé à monter et à courir en gardant un silence de mort. Etpuis, tout à coup, dans une ligne de tranchée, merveilleusementétablie, qui semblait entourer toute la presqu’île, on avait trouvédes gens qui guettaient, tapis comme des rats sournois dans leurstrous de sable : des hommes jaunes, d’une grande laideur,étiques, dépenaillés, misérables, à peine armés de lances, de vieuxfusils rouillés, et coiffés d’abat-jours blancs. Ils n’avaient pasl’air d’ennemis bien sérieux ; on les avait délogés à coups decrosses ou de baïonnettes.

Quelques-uns s’étaient enfuis, vers le nord,laissant tomber leurs provisions, leurs petits paniers de riz,leurs chiques de bétel. Et tout cela, qui s’était passé très vite,très vite, en quelques secondes, défilait maintenant, en souvenir,avec une lenteur et une précision de détails qui étaientétranges…

Ensuite le commandant supérieur du corps dedébarquement avait donné l’ordre à cette compagnie de l’Atalante demonter tout au bout de la dune et de s’emparer du fort de droitesur lequel flottait le pavillon jaune d’Annam.

On était monté à la course toujours, un peu endésordre ; les matelots lancés y allaient comme des enfants.Puis brusquement ils s’étaient arrêtés, reculant de deux pas… Unenouvelle tranchée remplie de têtes humaines !… Toutes cesfigures venaient de surgir à la fois, sous une rangée de chapeauxchinois de forme abat-jour ; leurs petits yeux à coinsretroussés regardaient avec une expression fausse et féroce,dilatés par une vie intense, par un paroxysme de rage et deterreur.

C’étaient ceux-ci qu’on avait aperçus del’escadre, et qu’on avait suivis anxieusement de là-bas, au boutdes longues-vues.

Ils ne ressemblaient plus du tout aux pauvreshères de la tranchée basse ; c’étaient des hommes très beaux,vigoureux, trapus ; des têtes carrées, militaires, vraiestêtes de Huns, avec des cheveux longs et de petites barbichespointues à la mongole.

Correctement équipés, portant leur provisionde balles dans des petits paniers de jonc passés au bras, comme desménagères qui vont au marché, ils restaient là, barrant le passage,attendant, ne disant rien, et ne bougeant pas : c’étaient lessoldats réguliers d’Annam, – et ils devaient être braves, pouravoir tenu depuis hier sous le feu terrible des obus.

Mal armés, il est vrai ; mais on nepouvait guère juger cela à première vue : des lances ornées detouffes de poils rouges, des grands coutelas affreux, emmanchés surdes hampes, et des fusils à pierre, la baïonnette au bout.

Un instant d’hésitation et de peur chez cesgrands enfants étourdis, – les matelots, – la surprise, sans doute,la surprise de ces têtes jaunes, de ces physionomies jamais vues,et rencontrées là face à face, émergeant de leur fossé desable.

C’est grave quand cela prend, ces peurs-là.Les hommes d’Annam s’étaient redressés davantage, comme prêts àsortir de leurs trous. L’instant devenait suprême. Ils étaient àpeine trente, eux, les premiers montés, en présence de tout cemonde jaune ; les autres restaient encore à mi-côte, trop loinpour les soutenir.

Et précisément, malgré leurs airs de grandsgarçons et leurs tournures carrées, ces matelots de la section detête étaient des très jeunes, presque tous des enfants d’unevingtaine d’années, pêcheurs bretons qui avaient quitté leurvillage au printemps dernier et n’avaient jamais vu pareille fête.– On leur avait parlé des chausse-trapes, des trous garnis depointes que les Chinois dissimulent sous les pas ; on leuravait même donné des cordes à nœuds, en leur expliquant le jeu deces pièges et la manière d’en sortir. Et ces choses leur revenaientà l’esprit, avec la tête du commandant Rivière plantée au boutd’une pique, et la mort des prisonniers suppliciés… Oui, ilsavaient bien vraiment un peu peur.

Le lieutenant de vaisseau qui commandait cettecompagnie de l’Atalante s’était mis à leur crier : « Enavant ! » à leur dire très vite une foule de choses pourles entraîner. Il avait avec lui un brave second maître demanœuvre, appelé Jean-Louis Balcon, qui avait déjà guerroyé enChine, et qui, lui, cherchait à entraîner l’aile gauche par unerapide et bizarre harangue de matelot. – Et les têtes quiregardaient derrière la tranchée écarquillaient leurs petits yeuxobliques, hésitant encore, se demandant si le moment était bienvenu de se ruer sur ces Français…

Tout cela, qui est très long à dire, n’avaitpas duré deux minutes. – Mais, de l’escadre, on avait vu aussi cemouvement d’hésitation, et on l’avait suivi avec une poignanteinquiétude.

Enfin, tout d’un coup, les matelots avaientété enlevés par je ne sais quelle parole meilleure, quel sentimentde rage ou de devoir. Ils s’étaient jetés en avant, tête baissée,avec des cris, contre les gens d’Annam.

Ceux-ci s’étaient attendus à une attaque àl’arme blanche, ayant vu briller les baïonnettes des Français. Maisnon, les « magasins » des fusils étaient chargés, et cefut un « feu à répétition », un de ces feux rapides,foudroyants, des « kropatschek », qui s’abattit sur euxcomme une grêle. Ils tombaient en faisant voler du sable, etmaintenant ils avaient trouvé eux aussi des voix aiguës pourcrier ; ils s’affolaient, ne savaient plus se servir de leurslances ; cette rapidité de nos armes leur jetait une immensestupeur. Non, ils n’avaient rien imaginé de pareil – des fusilsencore plus effrayants et d’un jeu plus mystérieux que les canonsd’hier !… Alors ils avaient été pris de cette terreur sans nomdes choses incompréhensibles, fatales, contre lesquelles on sentqu’il n’y a rien à faire, et la panique des déroutes avait commencéà les gagner tous comme le feu gagne une traînée de poudre.

Ils fuyaient en criant, se renversant les unsles autres dans leur tranchée étroite. Et les matelots, la petitepoignée d’hommes, tout à fait enfiévrés à présent par la fumée, parle soleil, par le sang, couraient après eux, et montaienttoujours.

En quelques secondes on était arrivé tout enhaut des dunes, devant le fort. Des soldats à têtes de Huns, qui legardaient, cachés derrière les talus, en étaient sortis par unmouvement brusque, comme des diables qui sortent d’une boîte, etavaient fait feu à bout portant. Par une de ces chancesextraordinaires, comme nous en avions ce matin-là, ils n’avaientblessé personne, et tout de suite ils s’étaient sauvés en désordre,gagnés eux aussi par la contagion de la peur.

Alors le lieutenant de vaisseau commandant,aidé toujours du second maître Jean-Louis Balcon, avait arraché lepavillon jaune d’Annam, le pavillon noir du mandarin, et hissé àleur place celui de France. Ce fort était le point culminant de lapresqu’île ; on l’avait immédiatement aperçu de partout, cepetit pavillon français ; de la plage et de l’escadre, lesmatelots, qui étaient à ce moment très expansifs, l’avaient saluépar des cris de joie. C’était le premier, flottant sur cette terrede Tu-Duc ; ce n’était rien et c’était beaucoup : – unsigne d’espoir, visible là pour toute la petite troupe française,et, pour les autres, le présage de la déroute.

Du haut de ce fort, où les hommes del’Atalante venaient en courant se grouper, on voyait de loin toutle corps de débarquement, la compagnie du Bayard, l’artillerie,l’infanterie de marine, les matas indigènes se masser sur les dunespour commencer leur grand mouvement d’ensemble vers les forts dusud. On suivait cela du coin de l’œil ; mais on avait surtoutà s’occuper des fuyards de la tranchée, qui redescendaient tous surl’autre versant de sable, du côté de l’intérieur, de la grandelagune, et qui, à un moment donné, pourraient se grouper pourrevenir.

Ils s’étaient réfugiés à gauche, dans unvillage qui était là, au pied du fort. Un village très riant sousle soleil, avec des maisonnettes blanches bariolées à lachinoise ; avec de beaux arbres exotiques et des jardinsfleuris ; avec des pagodes anciennes, aux murs ornés defaïences de mille couleurs, aux toits tout hérissés demonstres.

Oh ! les malheureux fuyards !…L’instant d’après, ce village flambait. Un obus de l’escadre étaittombé au milieu, justement dans des cases de paille … Murailles deplanches peintes, fines charpentes de bambous, cloisons de rotins àjour, tout cela s’était allumé presque à la fois ; les flammespassaient d’une maison à l’autre, si vite, qu’on n’avait pas letemps de les voir courir.

Au milieu de la lumière matinale, qui étaitfraîche et bleue, ces flammes étaient d’un rougeextraordinaire ; elles n’éclairaient pas, elles étaientsombres comme du sang. On les regardait se tordre, se mêler, sedépêcher de tout consumer ; les fumées, d’un noir intense,répandaient une puanteur âcre et musquée. Sur les toits despagodes, au milieu des diableries, parmi toutes les griffesouvertes, toutes les queues-fourchues, tous les dards, celasemblait d’abord assez naturel de voir courir les langues rouges defeu. Mais tous les petits monstres de plâtre s’étaient mis àcrépiter, à éclater, lançant de droite et de gauche leurs écaillesen porcelaine bleue, leurs yeux méchants en boules de cristal, etils s’étaient effondrés, avec les solives, dans les trous béantsdes sanctuaires.

Les matelots devenaient difficiles àretenir ; ils voulaient descendre dans ce village, fouillersous les arbres, en finir avec les gens de Tu-Duc. Un dangerinutile, car évidemment les pauvres fuyards allaient être obligésd’en sortir et de se sauver ailleurs, à moitié roussis, dans uneplus complète déroute.

Pendant ce temps-là, vers le sud, s’accéléraitle mouvement combiné des autres troupes françaises ; là-bascomme ici les ennemis fuyaient, et l’un après l’autre, tombaientles pavillons jaunes d’Annam. La grande batterie du Magasin-au-Rizétait prise, les villages de derrière brûlaient avec des flammesrouges et des fumées noires… Et on s’étonnait de voir tous cesincendies, de voir comme tout allait vite et bien, comme tout cepays flambait. On n’avait plus conscience de rien, et tous lessentiments s’absorbaient dans cette étonnante fièvre dedétruire.

Après tout, en Extrême Orient, détruire, c’estla première loi de la guerre. Et puis, quand on arrive avec unepetite poignée d’hommes pour imposer sa loi à tout un pays immense,l’entreprise est si aventureuse qu’il faut jeter beaucoup deterreur, sous peine de succomber soi-même.

Maintenant, au milieu de ces matelots del’Atalante, qui s’étaient arrêtés en haut des dunes n’ayant plusrien à faire, un fort annamite venait d’envoyer trois boulets,parfaitement pointés, qui, par une rare chance, avaient traverséles groupes sans toucher personne, – et ils y avaient à peine prisgarde, les matelots, tant ils étaient occupés à regarder le grandspectacle de la déroute s’achever presque tout seul, à leurs pieds,sur l’étendue chaude des sables…

En effet, l’exode des soldats de Tu-Ducs’échappant du village en feu, ne s’était guère fait attendre.Soudainement on les avait vus paraître, se masser, à la sortie desmaisons, hésitant encore, se retroussant très haut pour mieuxcourir, se couvrant la tête, en prévision des balles, avec desbouts de planches, des nattes, des boucliers d’osier – précautionsenfantines, comme on en prendrait contre une ondée. Et puis, ilsétaient partis à toutes jambes. On en voyait d’absolument fous,pris d’un vertige de courir, comme des bêtes blessées ; ilsfaisaient en zigzags, et tout de travers, cette course de laterreur, se retroussant jusqu’aux reins d’une manièrecomique ; leurs chignons dénoués, leurs longs cheveux leurdonnaient des airs de femme. D’autres se jetaient à la nage dans lalagune, se couvrant la tête toujours avec des débris d’osier et depaille, cherchant à gagner les jonques.

Et, dans le village en feu, on en voyait debrûlés, à terre, par petits tas. Quelques-uns n’avaient pas fini deremuer : un bras, une jambe se raidissait tout droit, dans unecrispation, ou bien on entendait un grand cri horrible.

A peine neuf heures du matin, et déjà toutsemblait fini ; la compagnie du Bayard et l’infanterievenaient d’enlever là-bas le fort circulaire du Sud, armé de plusde cent canons ; son grand pavillon jaune, le dernier, étaitpar terre, et de ce côté encore les fuyards affolés se jetaient enmasse dans l’eau des lagunes. En moins de trois heures, lemouvement français s’était opéré avec une précision et un bonheursurprenants ; la défaite du roi d’Annam était achevée.

Le bruit de l’artillerie, les coups secs desgros canons avaient cessé partout ; les bâtiments de l’escadrene tiraient plus, ils se tenaient tranquilles sur l’eau trèsbleue.

Et puis, une foule d’hommes vêtus de toileblanche s’était répandue en courant dans les mâtures ; tousles matelots restés à bord étaient montés dans les haubans, face àla terre et criaient ensemble : « Hurrah ! » enagitant leurs chapeaux. C’était la fin.

A l’approche de midi, tous les gens del’Atalante avaient peu à peu rallié ce petit fort qu’ils devaientoccuper jusqu’au lendemain, par ordre du commandant supérieur. Ilsétaient très épuisés de fatigue, de surexcitation nerveuse et desoif. Les dunes roses miroitaient d’une manière insoutenable sousce soleil, qui était au zénith ; la lumière tombait d’aplomb,éblouissante, et les hommes debout ne projetaient sur le sable quedes ombres toutes courtes, qui s’arrêtaient entre leurs pieds.

Et cette grande terre d’Annam, qu’onapercevait de l’autre côté de la lagune, semblait un Eden, avec seshautes montagnes bleues, ses vallées fraîches et boisées. Onsongeait à cette ville immense de Hué, qui était là derrière cesrideaux de verdure, à peine défendue maintenant, et pleine demystérieux trésors. Sans doute, on irait demain, et ce serait lavraie fête.

L’heure de dîner était venue, et on avaitcommencé à s’installer pour faire le plus commodément possible unmaigre repas de campagne avec des vivres de bord. Par bonheur, il yavait là, à petite distance, la case portative d’un mandarinmilitaire en fuite depuis la veille ; une case très vastetoute en bambous et en roseaux, en treillages fins, élégants, d’unelégèreté extrême. On l’avait rapprochée, avec ses bancs de rotin,ses fauteuils, et on s’y était assis bien à l’abri contre l’ardentsoleil.

Mauvaise surprise : le vin se trouvaitcourt, malgré les ordres formels de l’amiral et du commandant del’Atalante. C’était à n’y rien comprendre… Tant pis ! on avaitmis un peu plus d’eau dans les bidons, et dîné très gaîment quandmême.

Ils avaient tous ramassé des lances, deshardes, des chapelets de sapèques, et portaient, enroulées autourdes reins, de belles bandes d’étoffes de différentes couleurschinoises. (Les matelots aiment toujours beaucoup les ceintures.)Ils prenaient des airs de triomphateurs, sous des parasolsmagnifiques ; ou bien jouaient négligemment de l’éventail etagitaient des chasse-mouches de plumes.

Avec ce peu d’ombre et de repos, le calmes’était fait dans ces têtes très jeunes ; l’excitation passée,ils s’étonnaient naïvement en eux-mêmes d’avoir pu être tout àl’heure des gens qui faisaient la guerre, des gens qui tuaient…

L’un d’eux, entendant un blessé crier dehors,s’était levé pour aller lui faire boire, à son propre bidon, saréserve de vin et d’eau.

L’incendie du village s’éteignaitdoucement ; on ne voyait plus que çà et là quelques flammèchesrouges au milieu des décombres noirs. Trois ou quatre maisonsn’avaient pas brûlé. Deux pagodes aussi restaient debout ; laplus rapprochée du fort, en achevant de se consumer, avait tout àcoup répandu un parfum suave de baume et d’encens.

Les matelots maintenant avaient tous quittéleur toit de bambous ; un peu fatigués pourtant, et aveuglésde lumière, ils erraient sous ce dangereux soleil de deux heures,cherchant les blessés pour les faire boire, leur porter duriz ; les arranger mieux sur le sable ; les coucher, latête plus haute. Ils ramassaient des chapeaux chinois pour lescoiffer, des nattes pour leur faire de petits abris contre lachaleur. Et eux, les hommes jaunes qui inventent pour leursprisonniers des raffinements de supplices, les regardaient avec desyeux dilatés de surprise et de reconnaissance ; ils leurfaisaient : « Merci », avec de pauvres mainstremblantes ; surtout ils osaient maintenant exhaler tout hautles râles qui soulagent, pousser les lugubres :« Han !… Han !… » qu’ils retenaient depuis lematin, pour avoir l’air d’être morts.

Il y avait des cadavres déjà bien affreux. Etde grosses mouches à bœufs les mangeaient.

L’apaisement s’était fait partout.

Là-bas, du côté de ce grand fort du Sud où lapartie finale avait été jouée ce matin par la compagnie du Bayard,on n’entendait rien non plus. – C’était le campement du capitainede vaisseau commandant supérieur et, les coups de feu ayant cessélà aussi, c’est que la journée d’action était bien officiellementterminée.

Quelques têtes humaines sortaient maintenantde la lagune, de dessous les vieilles jonques chavirées, regardant,avant de se risquer, si c’était bien vrai qu’on ne se battaitplus ; – pauvres effarés, derniers des fuyards qui étaientcachés dans l’eau depuis le matin, et qui suffoquaient.

La chaleur était lourde, orageuse. Lesvillages éloignés continuaient de brûler sans bruit. Il n’y avaitplus que, de temps en temps, quelque agonie d’Annamite, quelqueépisode isolé pour rompre la tranquillité de cette soirée, lamonotonie de ce soleil chauffant ce sable et ces morts.

Un jeune soldat ennemi, dont la poitrine étaitpercée d’un trou profond, avait osé le premier se traîner jusqu’aucampement de l’Atalante. Ayant ouï dire comment on traitait lesautres, il était venu pour demander un peu de riz.

Ensuite, il s’était étendu là, aux pieds dulieutenant de vaisseau commandant, devinant une protection, nevoulant plus s’en aller.

Avec beaucoup d’égards et de précautions, onl’avait emporté quand même, et couché ailleurs, parce que sablessure était bien repoussante : à chaque mouvement de sarespiration, l’air sortait par ce trou, en faisant bouillonner unliquide affreux qui était à l’ouverture.

Pas d’ambulance, pas de « Croix deGenève » en Annam. C’était tout ce qu’on pouvait faire poureux : un peu de riz, un peu d’eau fraîche, un peu d’ombre, –et puis les laisser mourir, en détournant la tête pour ne pasvoir.

Cinq heures.

Un blessé s’était relevé tout à coup, parlanttrès fort d’un ton prophétique, ayant l’air de dire aux Françaisdes choses qui voulaient être entendues. Alors on lui avait envoyél’interprète.

C’était une malédiction suprême contre lesmandarins militaires qui avaient pris la fuite après les avoirpoussés au combat, contre les Esprits des pagodes qui n’avaient passu les protéger. Il avait dit ensuite que les Esprits des Françaisétaient supérieurs à ceux d’Annam, et terminé en demandant un peude vin et de sucre.

Le verre vidé, sa mâchoire était tombée avecun bruit de boîte qui s’ouvre et il était mort, en agitant sesmains comme pour faire par politesse un dernier tchin-tchin.

On avait faim, malgré tout, et il avait fallus’occuper de dîner, avant la nuit qui arrive tout d’un coup dansces pays-là.

Alors on avait mandé les boys de Saïgon, quis’étaient mis tout de suite à fureter dans le village, comme demauvais petits renards voleurs. En un clin d’œil, ils avaienttrouvé du riz, des assiettes, des marmites, puisé de l’eau fraîche,attrapé et plumé des poulets… Tout, ce qu’on leur demandait sortaitcomme par enchantement de leurs mains. Merveilleux petitsdomestiques, ils avaient même apporté, pour les deux officiers dufort, de beaux hamacs bleus, en filets soyeux, et ces grandsfauteuils dorés dans lesquels ils venaient de s’asseoir, à latombée du soleil, comme des souverains, – commençant l’un etl’autre à repasser, dans leur tête, calmée, toute la série desscènes du jour…

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