Figures et choses qui passaient

INSTANT DE RECUEILLEMENT

Hendaye, 22 novembre 1892

A certaines heures, longuement amenées,spéciales et rares, le caractère des pays tout à coup se dégagepour nous de l’uniforme banalité moderne. Sous nos yeux, une âmesort du sol, des arbres, des mille choses : l’âme antique desraces, qui dormait, affaiblie par le grand mélange universel, etqui, pour un instant s’éveille et plane…

Aujourd’hui 22 novembre, tandis que je suis làseul, à ce point extrême où finit la France, assis sur ma terrassequi regarde l’Espagne, l’âme du pays basque pour la première foism’apparaît.

Nos contrées d’Europe, hélas ! de plus enplus se ressemblent toutes. Ainsi, depuis un an je l’habitais,cette Euscalerria, sans y avoir découvert rien de bien particulier,sans m’être aucunement aperçu que je m’y attachais.

Mais sans doute un lent travail s’était faiten moi-même, une lente pénétration par des effluves basques, etj’avais été préparé insensiblement à comprendre et à aimer.

Aujourd’hui, c’est le jour de l’Adorationperpétuelle, et les vieilles églises d’alentour, tant espagnolesque françaises, sont plus remplies encore de cierges qui brûlent etde cœurs naïfs qui prient. Il fait idéalement beau ; sur laBidassoa, sur les Pyrénées, sur la mer, partout règne le même calmeinfini. L’air immobile est tiède comme en mai, avec pourtant cetteinsaisissable mélancolie de l’arrière-automne, indiquant à elleseule que l’année s’en va.

La mer, au loin, luit comme une bande de nacrebleue. Il y a des teintes méridionales, presque africaines, sur lesmontagnes qui se découpent au ciel avec une netteté absolue, et quisont vaporeuses cependant, noyées dans je ne sais quoi de diaphaneet de doré. La Bidassoa, à mes pieds, inerte et lisse, reflète etrenverse avec une précision de miroir le vieux Fontarabie d’enface, son église, son château fort, roussis par des centainesd’étés ; reflète et renverse toutes les arides montagnes avecleurs moindres plis et leurs moindres ombres, même leurs pluspetites maisonnettes, çà et là éparses, blanches de chaux sur cesgrands fonds roux. Là-haut en l’air, ou bien en bas tout au fond dumiroir trompeur, les plus lointaines cimes ont une pureté égale.L’immobilité des choses et l’éclat lumineux des teintes donnent àcette côte espagnole un peu de la tristesse ensoleillée duMaroc ; aujourd’hui, du reste, on sent l’Afrique presquevoisine, – comme si les limpidités de l’atmosphère, qui atténuentles distances visibles, avaient eu le pouvoir aussi de larapprocher de nous.

Et ce grand calme silencieux de tout, cettetranquillité inaltérée de l’air, cette immobilité des lumièresdouces et des grandes ombres nettes, me donnent d’abordl’impression d’un temps d’arrêt dans le mouvement vertigineux dessiècles, d’une réflexion, d’une immense attente, – ou plutôt d’unregard de mélancolie jeté sur le passé, sur l’antérieur dessoleils, des êtres, des races, des religions…

Et, dans le vide sonore, de temps à autretintent les antiques cloches d’église, appelant, mieux les hommesaux cultes défunts, pendant ces recueillements étranges ;Fontarabie, Hendaye, les couvents de moines, sonnent, sonnent,appellent, avec les mêmes timbres vieillis, les mêmes voix qu’auxsiècles d’avant.

Sur la Bidassoa, des barques d’allure lente,passent d’une rive à l’autre, traînant après elles de longues ridesalanguies, dérangeant par places les images renversées deFontarabie et des brunes montagnes. Des marins et descontrebandiers qui les montent – figures rudes, imberbes à la modebasque, têtes coiffées du traditionnel béret noir – causent en leurlangue tant de fois millénaire, ou bien chantent, en faussetnasillard, comme les Arabes, les airs des ancêtres.

Et, dans les sentiers d’alentour refleuris parce merveilleux automne, entre les haies garnies comme au printempsd’églantines, de troènes et de chèvrefeuilles, les femmes et lesjeunes filles se promènent, allant d’une église à l’autre, vêtuessurtout de noir, l’épaisse mantille noire abaissée sur le front,comme c’est l’usage ici quand on va prier pour soi-même ou pour lesêtres évanouis dans la terre des cimetières…

Alors, tout à coup, tandis que je suis là seuldevant ce décor que semble endormir le morne soleil, écoutantsonner les vieilles cloches on vibrer dans le lointain les vieilleschansons, je prends conscience de tout ce que ce pays a gardé aufond de lui-même de particulier et d’absolument distinct. Del’ensemble des choses et des êtres ambiants se dégage, aux yeux demon esprit, comme une essence vivante ; pour la première fois,je sens exister ici un je ne sais quoi à part, mystérieux, –destructible, hélas ! mais encore imprégnant tout ets’exhalant de tout, – sans doute, l’âme finissante du paysbasque…

Cependant voici que, là-bas derrière moi,quelque chose de laid, de noirâtre, de tapageur, d’idiotementempressé, passe, vite, vite, ébranle la terre, trouble ce calmedélicieux par des sifilets et des bruits de ferraille : lechemin de fer !… Le chemin de fer, plus niveleur que le temps,propageant la basse camelote de l’industrie et des idées modernes,déversant chaque jour, ici comme ailleurs, de la banalité et desimbéciles.

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