Figures et choses qui passaient

A LOYOLA

I

Mercredi 25 octobre 1892

Vers le soir, au baisser du soleil, l’expressde Saint-Sébastien à Madrid nous dépose, mon compagnon basque etmoi, dans une ville appelée Zumarraga, où il nous faut séjournerune heure, en attendant la voiture que l’on prépare pour nous menerau pays de saint Ignace.

Temps tiède de l’automne méridional, avecpartout la mélancolie des feuilles rousses. Inévitablement cela esttriste, d’être à errer, à la tombée d’un crépuscule d’octobre, dansune toute petite ville isolée, inconnue, très vieille, où se parleune incompréhensible langue, et que de hautes montagnesentourent…

Nous errons sans but. A une fenêtre, dans uneétroite rue noire, un pauvre perroquet du Brésil cause toutseul :

– Je parie que, lui aussi, parle basque,dis-je à mon compagnon de voyage.

– Oh ! c’est probable ! répond-il –et il écoute :

– Oui, en effet, continue-t-il en riant, jel’entends dire Jacquo ederra ! (Jacquot joli !)

Pour la dixième fois, nous voici revenus à laplace de l’Eglise. Une grande place carrée, que bordent des maisonsvieilles, à l’abandon, en ruine, avec des toits saillants auxbalcons sculptés et des blasons sur les murs. L’église, qui formeune des faces de ce lieu, est d’un brun rougeâtre, lézardée,effritée par le temps. Et alentour, pour enfermer tout cela, dehautes montagnes abruptes, des mêmes pierres et du même rouge quel’église, montent dans le ciel d’octobre qui s’éteint.

Sur cette place, il y a une fontaine demarbre, où des jeunes filles viennent de temps à autre puiser. Il ya aussi une statue neuve, dont le marbre se détache très blanc surle fond sombre des autres choses : un vieillard à têted’illuminé qui tient une guitare, l’étrange Yparraguire, qui futmusicien ambulant, compositeur de chants patriotiques séditieux etde chants d’amour. Une inscription, en cette langue millénaire queles étrangers ne réussissent jamais à bien entendre, indique quec’est là un hommage du pays basque au dernier de ses bardes.Vraiment il est encore spécial, encore lui-même, ce peupleeuscarrien : ni la France ni l’Espagne n’ont réussi, aprèstant de siècles, à se l’assimiler complètement…

Dans le lointain, une flûte criarde commence àgémir, et un tambourin l’accompagne sur un rythme saccadé un peuarabe. Cela se rapproche ; c’est une noce qui nous arrive,oh ! une bien humble petite noce, défilant très vite, courantpresque, au son de cette musique.

Sur la place, le petit cortège s’arrête, pourdanser, dans les envolées de feuilles mortes que le vent soulève.Ils sont une quinzaine en tout, et il n’y a d’abord que nous deuxpour les regarder. La mariée, très jeune et jolie, est la seule quiporte un costume au goût du jour, les manches à gigot et la jupe1830 qui sont la dernière création de 1892. Le tambourin et laflûte leur jouent un air rapide et sauvage, un de ces airs basquesà cinq temps qui déconcertent toutes nos notions sur les rythmes,et ils commencent tous ensemble une danse extrêmement compliquée,mêlée de sauts et de cris, – une très vieille danse dont latradition sera bientôt perdue.

Deux ou trois filles arrivent, avec descruches sur la tête, pour puiser à la fontaine ; alors lemarié, – qui a une figure de dix-huit ans, – s’en va les inviter àdanser aussi. Des enfants accourent, quelques oisifs s’approchent,un petit rassemblement se forme, rendant moins triste cette fête depauvres gens, à cette tombée de nuit, au milieu de ce cadredésolé.

Et, dans la rue, des paysans, pour regarderaussi, arrêtent leurs lourds chariots à bœufs qui passaient, enroulant bruyamment sur des disques de bois plein, comme des charsantiques.

A cinq heures, on nous amène là notre voiture,qui est cependant prête : une espèce de cabriolet, à capote detoile cirée, avec deux chevaux attelés en flèche qui ont au cou unequantité considérable de clochettes.

Tout de suite nous sommes dans la campagne, etbientôt dans la nuit noire, – nuit tiède comme en été. Une heure etdemie de route, grand train, dans des vallées, dans des gorgessinueuses, longeant des torrents que nous ne voyons pas, mais quenous entendons bruire malgré nos clochettes tout le temps agitées.Un vent du midi, très doux, nous jette sans cesse des feuillesmortes au visage.

On nous arrête enfin devant les porches d’unefonda monumentale. Nous sommes arrivés. De l’autre côté de laroute, l’immense couvent de Saint-Ignace surgit, – masse obscuredans de l’obscurité. Aucune maison aux alentours ; la fonda etle couvent, à Loyola il n’y a pas autre chose.

La fonda est très ancienne, avec des escalierset des rampes de fer forgé comme dans un palais. Ainsi que danstoutes les auberges d’Espagne, on y sent dès l’entrée l’âcre odeurdes mets et de l’huile. Les gens n’y comprennent, ni le français,ni l’espagnol, rien que la langue de la patrie, le basque. A table,il n’y a qu’un vieux prêtre et nous ; mais dernièrement,paraît-il, quand on a élu le nouveau général des Jésuites, toutesles grandes salles étaient pleines ; il y avait des voyageursvenus de partout, même du fond de la Pologne et de la Russie.

La fonda est presque un lieu saint ; desimages de piété sont accrochées à tous les murs, et, le long desescaliers, des écriteaux défendent aux personnes qui montent« de jurer ou de blasphémer ».

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