Figures et choses qui passaient

III

Et maintenant que la nuit est tout à faitvenue, ces scènes s’assombrissent dans un demi-rêve. On prévoitqu’elle va être très longue, cette nuit, et assez pénible àpasser ; on ne se sent aucun sommeil.

Cette ville de Hué, qui est là, à deux heuresde marche, sans que rien révèle sa présence, tout près, enferméedans ses grands murs, commence, elle aussi, à prendre dansl’imagination des aspects fantastiques. Est-ce qu’on irademain ?… Cela semble probable. Et on s’en emparera sans doutecomme de Thouane-An, bien qu’il y ait des forts le long du cheminet des barrages dans la rivière.

Ville unique entre les villes ; un seulEuropéen, un évêque missionnaire (1), y a pu pénétrer un jour,mandé par le roi, au moment de la cession de Haï-Phong. Il en afait des récits étonnants.

[(1) Ceci est écrit en 1883.]

Les portes en sont fermées à tous, même auxgens d’Annam, qui ne franchissent que dans certaines circonstancesspéciales les enceintes extérieures, – et qui en sortent plusdifficilement qu’ils n’y sont entrés.

Sa forme est un carré parfait ; elle estsi étendue qu’il faut plus d’un jour à un homme pour en faire letour ; – et elle est presque vide. Les étrangers, lestravailleurs, les marchands, tout ce qui vit et se remue, estparqué dans ses faubourgs, en dehors de ses interminables murs. Audedans, elle n’est que l’immense demeure d’un roi invisible oupeut-être mort.

Rien que des palais, des sérails, des parcs etdes pagodes ; sans doute des richesses entassées, qui dormentdepuis des siècles ; rien que des gens de cour, des mandarins,– bandes ténébreuses qui gouvernent et pressurent ce vieux royaumede poussière.

Cinq enceintes concentriques de murailles,contenant, à mesure qu’on s’approche du centre, des personnages deplus en plus considérables et de plus en plus mystérieux.

Au milieu enfin, ce roi qu’on n’a jamais vu,enfermé comme au fond d’une de ces séries de coffrets chinois quis’emboîtent les uns dans les autres, indéfiniment. Il arrive,dit-on, que quelque garde du palais, pris de curiosité, risque savie pour apercevoir par une porte, par une fenêtre ouverte, cevieux visage de roi, aussi mortel que celui de Méduse ; – s’ily parvient et qu’on le sache, sa tête est aussitôt coupée.

Cette ville, paraît-il, est gardée par uncharme. « Quand les Européens y pénétreront, dit un proverbeancien, le ciel tombera. »

Cela vaut bien qu’on risque l’attaque, et lajournée de demain préoccupe l’imagination.

Huit heures du soir.

Il est temps de descendre faire une premièreronde de nuit dans le village ; des sections d’artillerie etd’infanterie qui y sont campées relèvent de l’autorité du fort.

On se met en route, les armes chargées. Lefanal de ronde, qui ouvre la marche porté par un matelot, est uneexquise petite lanterne chinoise d’un travail ancien, qu’on a prisedans une pagode.

La ronde descend, les pieds glissant dans lesable. On sent des odeurs de brûlé, voici le village : desbrasiers rouges exhalant des fumées puantes ; des porcs quigrognent, en furetant de la tête parmi les décombres et lesmorts ; des poules et des pintades effarées, qui cherchent oùse percher pour dormir. Malgré soi on évite les fouillis obscurs,on passe au large de peur des cadavres.

Voici l’horrible : « Han !…Han !… qu’on avait commencé à oublier, – le son d’une voixcreuse qui râle ; et des mains se tendent, suppliantes,essayant de faire tchin-tchin. – Ils sont même beaucoup là, parterre, qui appellent ; il faut s’arrêter pour les faire boire,et les bidons des braves rondiers y passent entièrement.

Une grande construction restée debout, danslaquelle des ombres paraissent s’agiter auprès d’un feu ; –au-dedans, des murailles dorées, une voûte dorée, une profondeurd’église, et une magnificence de sérail. C’était une pagode du roi.– Elle est pleine de soldats d’infanterie de marine qui causent,vont et viennent en fumant ; ils brûlent, pour cuire leursoupe, des fauteuils d’une élégance très recherchée, recouvertsd’une fine couche de laque et d’or.

Nuit épaisse et lourde. – Encore des maisonsbrûlées, – des cadavres. Des tas informes, des moitiés de têtesroussies essayant de se soulever, des mains qui remuent. La petitelanterne chinoise éclaire ces choses au passage…

Et puis, encore une pagode, moins grandecelle-ci, semblant très antique ; une vieillerie curieuse,avec des diables qui s’enchevêtrent sur le toit, des monstres deporcelaine qui grimacent à l’entrée.

Des Bouddhas de jaspe, des dieux et desdéesses en bois doré gisent près de la perte, cassés, les jambes enl’air, sans tête ; on en a sans doute emporté beaucoup, etceci semble le rebut d’un rapide triage. – Un feu est au fond,brûlant assez mal, faisant danser des lueurs sur les doruresanciennes, sur les inscriptions de nacre, sur les faïences ;c’est la cuisine de quatre soldats qui se sont installés pour fairebouillir un porc. Plusieurs éditions du groupe mystique du Héron etde la Tortue traînent par terre ; et même un de ces grandshérons brûle sous la marmite, avec d’autres débris de sculpture,couché en travers du feu, tenant raides ses longues pattes laquéesde rouge et son dos doré.

Ces quatre hommes qui sont là rient très fort,échangent des plaisanteries faubouriennes, avec un mauvais accentparisien ; on devine des rouleurs de barrière, que le hasards’est chargé de réunir autour de ce souper. Un peu plus loin,d’autres ont ramassé une toute petite fille, bébé de quatre ou cinqans, légèrement blessée à la jambe. Ils l’ont pansée, couchée leplus douillettement possible, ils la soignent avec une sollicitudeextrême. Elle dort, confiante, au milieu d’eux ; ses yeuxtirés vers les tempes lui donnent la figure d’un petit chat jaunetrès gentil et très câlin.

Ils l’avaient d’abord couchée toute nue pourqu’elle fût plus à l’aise par cette grande chaleur ; mais ilsviennent de décider en conseil qu’il faut lui couvrir le ventre, depeur qu’elle ne prenne la colique, avec la mauvaise humidité de lanuit ; – et l’un d’entre eux donne sa ceinture.

Pauvre petite abandonnée, qu’est-ce qu’ilsvont pouvoir en faire ? On ne leur permettra pas del’emmener : et alors, qu’est-ce qu’elle deviendra, touteseule, quand ils seront partis ?

Maintenant il faut remonter au fort ; –s’asseoir dans le grand fauteuil doré, ou se coucher dans le hamacbleu que les boys ont suspendu ? – Plutôt le fauteuil, pourmieux voir autour de soi.

Nuit de plus en plus obscure. On sent qu’onest dans un endroit élevé, à cause des étendues de noir qui sedéploient partout, avec des feux lointains d’incendies ou decampements.

Les matelots ont été sages. Plusieurs se sontdéjà couchés tranquillement dans la maison du mandarin militaire.D’autres restent assis, très silencieux et songeurs, écœurésmaintenant d’avoir dû charger à la baïonnette, de se voir du sangsur leurs habits de toile, et attendant le jour avec impatiencepour aller laver cela « à l’eau douce ».

Il y en a qui veulent déjà souper, parenfantillage, à peine remis de leur grand dîner ; ils ontencore été faire razzia du côté de certaine flaque d’eau où tousles poulets et les canards échappés du feu se sont réunis commepour un dernier conciliabule d’oiseaux. Ils en ont mis une douzaineà bouillir, avec un petit porc, dans une marmite énorme, sur un feude bambous.

Une détonation, et tout s’éparpille ! Lamarmite saute en l’air, vole en éclats ; la sauce retombe enpluie. – Pour s’expliquer la chose ils visitent le reste de cesbambous, pris tout à l’heure chez le mandarin : ce sont desétuis à poudre, pleins jusqu’au bord. Cela les fait rire, et ilsvont se coucher.

Le silence augmente, et les brisants de lagrande plage commencent à faire entendre leur bruit.

De temps à autre, « pan pan panpan », comme disent les boys de Saïgon : – une sentinellequi s’est figuré entendre marcher, et qui, effarée, dans undemi-sommeil, a tiré à coups précipités sur quelques fantômes deson rêve.

Ou bien un râle caverneux, qui monte d’endessous des murs ; toujours le « Han !Han !… » prolongé en plainte déchirante : quelqu’unqui meurt. On se bouche les oreilles pour ne plus entendre.

La houle du large doit être forte ce soir, carces brisants font un bruit qui augmente. Ce matin déjà, les canotsavaient peine à accoster la plage ; ils ne le pourraient plusdu tout ce soir, et, en cas de surprise, de déroute, lerembarquement serait impossible.

On écoute avec un peu de mélancolie legrondement sourd de ces lames qui coupent maintenant toutecommunication avec l’escadre, avec le monde européen ; – onsonge qu’on n’est qu’un tout petit nombre d’hommes, ne tenant làque par toute l’épouvante qu’on a jetée. – Et cela semble bizarre,à la réflexion, d’être venu ainsi impudemment se camper au milieud’un pays immense, en s’entourant de morts pour faire peur.

Huit heures et demie.

Une lueur rapide, un grand bruit qui faittressauter : un coup de canon à mitraille, parti d’en bas, duvillage. – Alerte ! on crie : « Auxarmes ! »

Ce sont les tirailleurs qui ont cru voir aumilieu de la lagune, sur les luisants noirs de l’eau, de grandesjonques apparaître en silhouettes.

Après tout, peut-être venaient-ellesparlementer.

On ne les voit plus. – Encore le silence.

Neuf heures.

Au même point plusieurs jonques apparaissent àla file, illuminées tout à coup par un feu clair, à long jet deflamme, qui brille à l’avant de l’une d’elles.

Encore alerte et aux armes ! Ces jonquesviennent de la grande terre, de la direction de Hué.

Et puis on s’arrête. Il y a le pavillonparlementaire blanc au-dessus de ce feu, allumé là sans doute pourle faire bien voir. – Il faut descendre sur la plage avecl’interprète, pour recevoir cette ambassade et donner l’ordre auxsentinelles de la laisser aborder.

Elles s’approchent lentement, les jonques,comme hésitantes, ayant peur : elles arrivent, avec leurtournure de gondole vénitienne, portant haut leur dôme central etleurs pointes arquées. Elles marchent sans bruit, à la godille,avec ce petit trémoussement qui est particulier à ce genred’allure. Une voix, qui semble bien française, interroge :

– Voulez-vous recevoir les parlementaires dela cour de Hué, qui viennent demander la paix ?

On répond :

– Oui !

Et elles accostent. Des torches improvisées,des morceaux de bois qu’on brûle, éclairent ce débarquement de gensétranges.

D’abord des gardes de la cour d’Annam, vêtusde bleu sombre, avec de larges cols bordés de rouge. On les trouvebien un peu nombreux pour une simple ambassade, mais c’estprobablement une question d’étiquette, et d’ailleurs ils sont sansarmes.

Et puis on voit sortir de grands brancardsd’or, somptueux, terminés en figures de monstres ; et desparasols d’or, ouverts en pleine nuit, et des baldaquins, et deshamacs… Cela semble un déballage de féerie.

Toutes ces choses, s’organisent méthodiquementsur le sable. Les gardes mettent sur leurs épaules les brancardsd’or, y suspendent les hamacs bleus, puis les recouvrent debaldaquins et de rideaux – en tout, quatre palanquins complets, –dans lesquels montent, avec des airs de mystère, des personnagesqu’on ne peut apercevoir. Quatre porteurs de parasols seprécipitent, comme pour les abriter contre des rayons imaginaires,et enfin le cortège s’ébranle. Avec toute une suite silencieuse, ilse dirige vers l’homme qui représente à ses yeux la guerre,l’invasion, l’extrême terreur : le lieutenant de vaisseaucommandant le fort.

Celui-ci attend, à quelque cent pas, debout,près d’un feu de branches attisé pour le mettre en lumière ;en tenue de campagne, lui, poudreux et déchiré, sali de terre et defumée, incorrect et un peu moqueur, devant une si cérémonieuseambassade.

A deux pas de lui, le premier parasols’abaisse, le premier palanquin s’arrête, et les rideauxs’ouvrent…

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