Figures et choses qui passaient

LA DANSE DES EPEES

Saint-Jean-de-Luz, 17 août 1897.

Sous le soleil de midi, la partie de paumeallait s’achever. Au milieu de la place, au sol de ciment grisaplani soigneusement pour que les balles y puissent bien rebondir,les six champions ruisselaient de sueur ; dans la détente deleurs bras, dans le jeu encore puissant de leurs muscles, onsentait la fatigue et la hâte d’arriver à la fin.

D’ailleurs, elle n’intéressait plus, cettepartie de paume, tant elle était inégale ; le résultat n’enlaissait plus aucun doute, tant l’un des camps avait distancél’autre. Et je cessais de suivre les joueurs, – tandis que,machinalement, mes yeux éblouis de soleil relisaient uneinscription tracée à la chaux blanche sur ce mur arrondi du fond,où les balles venaient frapper avec des claquements secs.

Viva Euskual Herria ! disaitl’inscription, en grandes lettres gauchement tracées (Vive lapatrie basque !). Oeuvre de quelque passant fanatique du solnatal, de quelque enfant peut-être, voici qu’elle prenait pour moiune importance dominante : en ces mots d’une sonorité un peuétrange, en ce cri de rébellion un peu sauvage contre lenivellement général, se résumait pour moi tout ce qui restait devraiment basque ici, à cette heure, dans ce Saint-Jean-de-Luz, dejour en jour plus défloré.

Quand on habite depuis longtemps la mouranteEuskual-Herria, on en a tant vu partout, on en a tant joué, desparties de paume, qu’elles ont presque perdu le pouvoir de donner àl’imagination la note locale. Et aujourd’hui du reste – jour degrande fête, dans une ville en train de devenir, hélas !station de bains quelconque – ces gradins qui bordent la placeétaient garnis d’une foule cosmopolite, à l’aspect navrant debanalité.

Mais voici qu’arriva une troupe de paysanssinguliers, tous pareillement vêtus. Et les Basques qui étaient làles accueillirent par des petits cris de gaie bienvenue :« You ! you ! you ! » auxquels cesvisiteurs, en souriant, répondirent, à la mode de chez eux, par descris semblables : « You ! you !you ! » – avec de ces voix flûtées d’oiseau, comme s’enfont, pendant les danses, les Peaux-rouges de certaines tribus dunord.

Pantalons noirs, bérets noirs, blouses noiresà mille plis, très courtes, finissant au-dessus des reins ;figures entièrement rasées, expressions naïves, regards des vieuxtemps… C’étaient des « Souletins », danseurs délégués,qui, pour prendre part aux fêtes, arrivaient de cette vieillecontrée de la Soule, aux traditions encore immuables. Et leurmusique les accompagnait : un tambourin, avec une sorte degrande flûte de Pan, ayant forme de carquois.

En leur présence, la partie s’acheva. Et, dèsque le crieur, de sa voix traînante, eût annoncé en langue basquele dernier point, avant que la foule se fût levée, l’organisateurdes fêtes pria ces Souletins de danser.

Alors, on vit le vieillard qui jouait la flûtede Pan s’avancer au milieu de la place, et les danseurs, unetrentaine environ, former autour de lui un large cercle, sans setenir la main. Au son d’un tout petit turlutu, mystérieux et commevenu de très loin, qui sortit de cette énorme flûte archaïque, leshommes commencèrent de se mouvoir gravement en cadence… On entenditbien çà et là quelques rires bêtes s’échapper de dessous deschapeaux élégants ; mais la majorité du public, même des plusvulgaires touristes, était conquise et s’intéressait. Un silence sefit, autour de cette danse presque silencieuse, tandis que lesespadrilles légères des Souletins effleuraient sans bruit le sol dela place. L’Esprit des âges passés venait de s’éveiller encore unefois au son de la flûte, communiquant aux délicats un frissoninattendu, et imposant aux plus grossiers une sorte de respectquand même…

Réguliers comme des automates, les Souletinsexécutaient des pas compliqués et rapides, sur un rythme triste.Par instants, un saut nerveux les élevait de terre, tousensemble ; alors leurs petites blouses plissées, bizarrementcourtes, s’éployaient sous leurs bras comme des jupes deballerines, – et ils étaient si légers qu’on ne les entendait pasretomber. Malgré l’empressement de leurs pieds alertes, leursvisages demeuraient impassibles, naïvement graves. Toujours levieux flûtiste tenait le centre du cercle, leur jouant sa grêlemusique, ayant l’air de les mener par quelque sorcellerie ancienne…Et le soleil de midi faisait toutes courtes, presque nulles, lesombres de ces bonshommes noirs, qui dansaient en rond surl’asphalte gris.

***

 

L’angélus du jour commençait de sonner, – car,Dieu merci, l’angélus sonne encore aux vénérables clochers de cepays – quand, la séance, finie, le public se répandit dans les ruesde Saint-Jean-de-Luz.

Pour quatre heures était annoncée une dansed’antiquité millénaire (la danse des épées, par de jeunesmontagnards de Guipuzcoa) et il fallait, en attendant, déjeunerdans l’encombrement d’un hôtel, parmi des touristes de touteclasse ; puis, errer d’une manière quelconque dans la ville enfête, où résonnaient çà et là des musiques basques, de tambourinset de fifres.

Saint-Jean-de-Luz conserve encore quelquesrecoins charmants, quelques tranquilles et honnêtes petites rues,empreintes du cachet local : toits débordants ; façadespeintes à la chaux, où s’entrecroisent des poutres vertes ourouges ; grands arbres passant par dessus des clôtures dejardins ; échappées de vue sur la mer bleue ou les Pyrénéesbrunes ; paix et silence, entre des murs blancs, sur un pavagede galets marins… Mais l’horreur des constructions modernes va semultipliant chaque jour. Pas un bout de plage, pas une gentillecolline que ne déshonore à présent quelque grande bâtisse coûteuse,conçue par des rastaquouères extravagants, par des snobs en délire…Quand ce serait si simple, mon Dieu, pour ne pas défigurer ce pays,de bâtir des maisons basques, comme certains rares artistes ont eule bon goût de le faire !… Hélas ! hélas ! qui noussauvera de la pacotille moderne, du faux luxe, de l’uniformité etdes imbéciles !…

***

 

Sous les arbres d’une place, devant certaincafé établi dans une ex-demeure royale du XVIIe siècle, je m’étaisassis pour attendre, regardant passer des bicyclistes et desbicyclistes ; des femmes aux têtes emplumées, – des femmes quiétaient de toutes les nationalités et de tous les mondes, mais quiavaient copié les unes sur les autres, avec un complet dédain dutype spécial à chacune, leurs accoutrements sans style ni raison.C’est un des bienfaits du siècle que, dans une ville balnéaire, ilsoit impossible de dire à première vue si l’on se trouve à Ostende,à Trouville ou encore à Saint-Sébastien.

Elle était bien perdue, la note étrange que,le matin, ces danseurs m’avaient donnée. Un effort était mêmenécessaire pour se rappeler que dans ces montagnes, aperçues auloin, existent encore les débris d’un peuple tenace qui garde, avecl’énigme de sa provenance, la foi, les traditions et le langage desancêtres.

Cependant, deux guitaristes s’approchèrent, unvieil homme aveugle et une jeune fille, arrivés de l’Espagnevoisine pour quêter des sous pendant les fêtes. Et, dès que se fitentendre leur petite musique sourde, presque éteinte par le bruitdu vent qui soufflait de la mer et par la confuse rumeur de laville, un voile commença de tomber, de tomber sur toutes lestrivialités modernes. Ils jouaient une « Malaguénia »très ancienne. L’une des guitares faisait le chant, et c’étaitcomme un chant d’Arabie, comme une plainte épandue sur des plainesdésertes. L’autre accompagnait en petites notes brèves ettremblotantes, qui imitaient le bruissement des sauterelles dansles solitudes où le sable brûle. Et cela disait les tristesses desâmes d’autrefois, en Andalousie, à l’heure des midis accablants, autemps des Maures … Dans l’indéfinissable de la musique, dans lemystère des rythmes, se conservera pendant des siècles encore,malgré l’universelle fusion des hommes et des choses, ce qui fut legénie particulier des races…

***

 

Au coup de quatre heures enfin, les jeunesmontagnards de Guipuzcoa, venus pour danser la danse des épées,apparurent dans la cour du couvent des Frères, où la foule avaitdepuis longtemps pris place à l’ombre des arbres, sur quelquescentaines de chaises.

L’un tenait un immense étendard de soie, lesautres, des épées nues. Indifférents et graves, comme ce matinleurs frères de la Soule, ils montèrent sur l’estrade qu’on leuravait préparée.

Coiffés du béret rouge, en bras de chemise,tous, et sans cravate à la mode basque, en pantalon blanc et legilet ouvert, ils portaient sur les mollets de traditionnelsornements de cuir : des lanières garnies de grelots qui, toutà l’heure, d’un bruit un peu sauvage, accompagneraient ladanse.

Elle ressemblait bien un peu à un théâtre defoire, leur estrade enguirlandée, – malgré un je ne sais quoi deplus honnête cependant et de plus naïf. Il faudrait donc, pour lesregarder et les comprendre, faire abstraction de cela – abstractionaussi de la foule moderne et de mille petits détails ridicules, et,d’une façon générale, de toutes les choses ambiantes.

Eux-mêmes d’ailleurs semblaient ne pas s’enpréoccuper, de cette foule. Et, la veille, ils avaient répondu,paraît-il, au directeur d’un casino des environs qui voulait lesenrôler pour une soirée. « Non, nous sommes des Basques quidansons en plein air, devant d’autres Basques, les danses de notrepays pour en prolonger la tradition. Mais nous ne sommes pas desgens que l’on paie pour qu’ils se donnent en spectacle. »Grands, découplés et forts ; ils avaient l’air aussi à l’aisedevant ce public de baigneurs que là-bas, dans leur village, quandil s’agit de danser entre soi, le dimanche, sur la place del’église.

D’abord ils s’agenouillèrent ensemble, lefront incliné vers la terre, pour un salut superbe à leurétendard ; celui qui le portait, à genoux aussi au milieu dugroupe maintenant immobile, se mit à brandir longuement la hampe,avec des gestes d’une plastique admirable, de façon à faire voler,comme de grandes ailes agitées, les plis de la soie au-dessus destêtes.

Puis, ils se relevèrent, nobles d’altitudes,et la danse commença, au son d’une sorte de marche belliqueusejouée par un fifre et un tambourin. Le pas était compliquésingulièrement, avec, de temps à autre, des bonds d’une vigueurprodigieuse qui faisaient tinter les grelots et claquer, le longdes mollets, les lanières de cuir. Il y avait de grands coupsd’estoc portés en cadence, avec des parades vives, des heurtssimultanés de toutes les épées, de bruyants cliquetis d’acier. Etcela faisait songer à quelque scène de l’antiquité, à quelqu’une deces pyrrhiques guerrières auxquelles se complaisaient les jeuneshommes de la Grèce…

***

 

Sur cette même estrade, bien d’autres dansessuivirent, toutes très anciennes, quelques-unes remontant à desépoques incalculables, tant ce peuple est de vieille origine. Il yeut aussi l’antique pastorale d’Abraham, qui fut jouée là, par« les jeunes garçons de la commune de Barcus » – et oùfigurent, à côté du patriarche, les anges, les démons, voire mêmeChodorlahomor, roi de Sodome.

Ensuite, la nuit venue, on recommença sur laplace publique, sans tréteaux cette fois et au milieu de la foule,la danse des épées, plus noblement barbare aux lanternes et sous lalune qu’à la lumière du jour. Puis, enfin un immense fandangoentraîna tout le monde, filles et garçons, dans une même griseriede mouvement et d’alerte joie.

***

 

Ainsi, depuis une semaine, se succèdent àSaint-Jean-de-Luz ces fêtes de la tradition basque : toutesles danses de jadis, toutes les sortes de jeux de paume ; desimprovisations par des bergers inspirés, des concours de cesétranges cris de gaîté qui s’appellent Irrintzina et qui fontfrémir ; des chants, des hymnes sacrées dans les églises… Etles exécutants de toutes ces choses portent des noms tels queceux-ci, pris au hasard, dont les consonances semblent venir desplus primitives époques : Agestaran, Lizarraga, Imbil, Olaïzet Héguiaphal…

Cela se passe, il est vrai dans un décor, deplus en plus quelconque, devant des assemblées où les Béotiensdominent, et c’est si dépaysé, hélas ! que par instants celasemble lamentable au milieu des ineptes sourires.

Mais, malgré tout, combien il est touchant,combien il est digne d’intérêt et de respect, l’effort deconservation, ou de religieux retour vers le passé, que ces fêtesreprésentent !…

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