Figures et choses qui passaient

IV

Oh ! misère ! il faudrait déchirerce soir le dernier feuillet des jours en papier rose !…

Et j’étais là, après le déjeuner, peinant surcette composition latine, guère plus avancée qu’au lundi de Pâques,lorsqu’on m’avertit que la petite Jeanne m’attendait en bas pourm’emmener dans son jardin du faubourg.

Mais mon père survint, qui regarda mon cahier,avec consternation et s’opposa à la promenade :

– Qu’il finisse d’abord sa narration,dit-il ; après, il ira la rejoindre.

Mon Dieu !…Et c’était le dernierjour !… A l’idée de manquer cette occasion, qui ne s’offriraitplus, de passer une après-midi avec Jeanne, dans son grand jardinpourtant si triste, je me sentais en révolte et en désespoir.

Donc, je m’y attelai avec rage, à cecanevas ; j’y introduisis des zéphirs, des papillons, desroses purpurines et des fleurs d’un rouge punique. Puis, j’enarrivai à la phrase presque finale : « Et l’insecte enfureur… » Se débattre, dans mon gros dictionnaire latin, ça sedisait : Jactare corpus (jeter son corps de côté et d’autre.)L’expression me paraissant bien énorme pour une abeille, j’ajoutaià corpus l’ingénieuse épithète : tenue (ténu), et, pourmaintenir l’insidieux infinitif de mouvement, j’écrivis :tenue corpus jactare, furens.

Ouf ! c’était fini ! Vite ma bonne,pour me conduire là-bas, – car, à ma grande humiliation, je n’étaispas encore jugé d’âge à sortir seul. – Vite, faire ma toilette,laver mes mains noircies jusqu’au coude, et en route pour cejardin, où Jeanne m’attendait, parmi l’or des giroflées et le rougepunique des anémones. Vite, vite, car il était tard, et le soleilbaissait, le soleil de mon dernier jour ! …

Hélas, au sortir des portes du rempart, dansune allée d’ormeaux qui mène vers la banlieue tranquille, je visJeanne qui s’en revenait avec sa mère :

– C’est à cette heure-ci que tu arrives !me dit-elle d’un petit ton d’ironie. C’est que, tu sais, nousrentrons, nous autres !

Alors, à cette tombée froide du jour, devantla certitude de ne plus revoir, cette année, à cette même saisonchangeante de printemps, ce grand jardin enclos de murs gris, etces premières fleurs frileuses, éclatantes de nuances trop vivessous le soleil incertain, il me prit un de ces regrets désolés, unede ces tristesses tout à fait insondables et sans explicationpossible, dont ma vie d’enfant était tissée – surtout aux heures oùs’allongeaient les ombres des soirs.

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