Guerrier De Lumière – Volume 3

Chapitre 14Au bout du tunnel noir

« Je n’ai vu qu’un tunnel. »

Dans le bar de Sibiu, en Transylvanie, Sorin me regarde au fonddes yeux. Il va un peu plus loin.

« J’ai vu un tunnel noir et un homme au bout, qui me faisait dessignes. »

J’attends. Nous avons tout le temps du monde et je me souviens,quand je me suis trouvé dans la même situation, que j’ai vu moiaussi un tunnel, seulement il menait à l’hôtel Glória, à Rio deJaneiro. J’ai regardé cet hôtel, m’attendant au pire, et j’ai pensé: « Ce n’est pas juste, je n’ai que 26 ans ! » Juste ou non,le 27 mai 1974 au petit matin, j’étais face à la mort, et je nepouvais voir ce qui se passait à côté de moi. Seulement le tunnelet l’hôtel. Mais mon histoire n’est pas le problème ; elle mepermet simplement de dire que je comprends parfaitement ce que meraconte Sorin dans ce bar perdu au milieu des montagnes desCarpates.

« J’ai vu seulement un tunnel noir, et un homme qui pointait unearme sur moi, m’ordonnant de descendre de la voiture. »

Le calvaire de Sorin Miscoci a commencé le 28 mars 2005, près deBagdad. Il avait été désigné pour y passer une semaine à la demanded’une station de télévision roumaine. Il a finalement été séquestrépendant 55 jours.

« Plus tard, après ma libération, les agents de sécuritéaméricains m’ont demandé combien de personnes se trouvaient là. «Une », leur ai-je dit. Ils ont ri et m’ont affirmé que ce n’étaitpas possible. C’est le psychologue qui m’a aidé, en m’expliquantque dans des situations comme celle-là, rien de ce qui est autourn’a d’importance. Vous voyez uniquement le foyer de la crise, cequi vous menace, et vous oubliez simplement tout le reste.

Sorin vient d’épouser Andrea, qui lui caresse la main. Nousvoyageons ensemble depuis trois jours, et nous continuerons encoreune semaine à travers les monts des Carpates. Je connaissais sonhistoire, mais j’ai attendu qu’il se trouve dans sa ville natalepour lui demander les détails. Cristina Topescu, une amie de longuedate, journaliste de la chaîne de télévision pour laquelletravaillait Sorin, est à notre table. Elle raconte qu’au moment oùle pays devait se mobiliser, les collègues ne se sont pasprécipités pour aller parler au président de la République,craignant de perdre leur emploi.

« Le pire, ce fut quand j’ai vu Sorin portant la combinaisonorange et le crâne rasé, sur une vidéo qui avait été remise àAl-Jazira (chaîne arabe basée au Qatar), dit Cristina. C’était unsigne que l’exécution ne devait pas tarder.

– Je n’ai demandé qu’une chose à Dieu : mourir d’une balle dansle cœur. J’avais déjà vu sur des vidéos des prisonniersdécapités ; j’ai demandé, j’ai imploré que l’on me fusille »,ajoute Sorin.

Andrea lui donne un baiser. Il sourit et demande si je veuxrester dans ce restaurant, ou si nous devons aller jusqu’à l’uniquekaraoké de Sibiu. Je préfère couper là la conversation, il vautmieux chanter ensemble. Notre groupe se lève, je tente de réglerl’addition, mais elle a été offerte par le restaurant en hommage auhéros du lieu, celui qui a survécu malgré tout.

Sur le chemin de la discothèque, je pense au tunnel noir : sansvouloir romancer une situation dramatique, je comprends que tout lemonde connaît ce phénomène. Quand nous sommes face à une menaceréelle, regarder autour est impossible, bien que ce soit lecomportement correct et le plus sûr. Nous ne pouvons pas voirclair, recourir à la logique, trouver les informations qui nousaideraient, nous et ceux qui veulent nous tirer de cette situation.En amour et à la guerre, nous sommes humains, grâce à Dieu.

Nous arrivons au karaoké, nous buvons encore un peu, nouschantons Elvis, Madonna, Ray Charles. Nous formons un groupeintéressant : Lacrima, qui a été abandonnée par sa mère quand elleavait deux mois. Leonardo, qui sort d’une dépression qui a durédeux ans. Cristina Topescu, qui a surmonté récemment des momentsdifficiles. Sorin avec ses 55 jours de captivité, et Andrea, qui afailli perdre la personne qu’elle aimait. Moi, avec mes cicatricessur le corps et dans l’âme.

Et pourtant nous buvons, nous chantons, nous fêtons la vie.Avoir des amis comme ceux-là me donne plus que de l’espoir ;cela me permet de comprendre que les vrais survivants ne serontjamais victimes de leurs bourreaux, car ils savent conserver cequ’il y a de plus important dans l’être humain : la joie.

Et là où il y a de la joie après la tragédie, il y aura toujoursun exemple à suivre.

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