Guerrier De Lumière – Volume 3

Manuel est un homme libre

Pendant trente ans, Manuel travaille sans arrêt, il élève sesenfants, donne le bon exemple, consacre tout son temps au travailet ne se demande jamais : « Est-ce que ce que je suis en train defaire a un sens ? » Son seul souci, c’est l’idée que plus ilsera occupé, plus il sera important aux yeux de la société.

Ses enfants grandissent et quittent la maison, il a unepromotion au travail, un jour on lui offre une montre ou un stylopour le récompenser de toutes ces années de dévouement, ses amisversent quelques larmes, et arrive le moment tant attendu : levoilà retraité, libre de faire ce qu’il veut.

Les premiers mois, il se rend de temps à autre à son ancienbureau, bavarde avec ses vieux amis, et s’accorde un plaisir dontil a toujours rêvé : se lever plus tard. Il se promène sur la plageou dans la ville, il a une maison de campagne qu’il s’est achetée àla sueur de son front, il a découvert le jardinage et il pénètrepeu à peu le mystère des plantes et des fleurs. Manuel a du temps,tout le temps du monde. Il voyage grâce à une partie de l’argentqu’il a pu mettre de côté. Il visite des musées, apprend en deuxheures ce que les peintres et sculpteurs de différentes époques ontmis des siècles à développer, mais du moins a-t-il la sensationd’accroître sa culture. Il fait des centaines, des milliers dephotos, et les envoie à ses amis – après tout, ils doivent savoirqu’il est heureux !

D’autres mois passent. Manuel apprend que le jardin ne suit pasexactement les mêmes règles que l’homme – ce qu’il a planté vapousser lentement, et rien ne sert d’aller voir si le rosier estdéjà en boutons. Dans un moment de réflexion sincère, il découvrequ’il n’a vu au cours de ses voyages qu’un paysage à l’extérieur del’autocar de tourisme, des monuments qui sont maintenant rangés surdes photos 6 x 9, mais qu’il n’a, en réalité, ressenti aucuneémotion particulière – il s’inquiétait davantage de raconter à sesamis que de vivre l’expérience magique de se trouver dans un paysétranger.

Il continue à regarder tous les journaux télévisés, il litdavantage la presse (car il a plus de temps), il se considère commeune personne extrêmement bien informée, capable de discuter dechoses qu’autrefois il n’avait pas le temps d’étudier.

Il cherche quelqu’un avec qui partager ses opinions – mais ilssont tous plongés dans le fleuve de la vie, travaillant, faisantquelque chose, enviant Manuel pour sa liberté, et en même tempscontents d’être utiles à la société et « occupés » à une activitéimportante.

Manuel cherche du réconfort auprès de ses enfants. Ces derniersle traitent toujours très gentiment – il a été un excellent père,un exemple d’honnêteté et de dévouement – mais eux aussi ontd’autres soucis, même s’ils se font un devoir de prendre part audéjeuner dominical.

Manuel est un homme libre, dans une situation financièreraisonnable, bien informé, il a un passé impeccable, maismaintenant ? Que faire de cette liberté si durementconquise ? Tout le monde le félicite, fait son éloge, maispersonne n’a de temps pour lui. Peu à peu, Manuel se sent triste,inutile – malgré toutes ces années au service du monde et de safamille.

Une nuit, un ange apparaît dans son rêve : « Qu’as-tu fait de tavie ? As-tu cherché à la vivre en accord avec tes rêves ?»

Manuel se réveille avec des sueurs froides. Quels rêves ?Son rêve, c’était cela : avoir un diplôme, se marier, avoir desenfants, les élever, prendre sa retraite, voyager. Pourquoi l’angepose-t-il encore des questions qui n’ont pas de sens ?

Une nouvelle et longue journée commence. Les journaux. Lesinformations à la télévision. Le jardin. Le déjeuner. Dormir unpeu. Faire ce dont il a envie – et à ce moment-là, il découvrequ’il n’a envie de rien faire. Manuel est un homme libre et triste,au bord de la dépression, parce qu’il était trop occupé pour penserau sens de sa vie, tandis que les années coulaient sous le pont. Ilse rappelle les vers d’un poète : « Il a traversé la vie/il ne l’apas vécue. »

Mais comme il est trop tard pour accepter cela, mieux vautchanger de sujet. La liberté, si durement acquise, n’est autrequ’un exil déguisé.

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