Guerrier De Lumière – Volume 3

Chapitre 8Fragments d’un journal qui n’existe pas

L’autre côté de la tour de Babel

J’ai passé toute la matinée à expliquer que je ne m’intéressaispas précisément aux musées et aux églises, mais aux habitants dupays, et qu’ainsi il vaudrait bien mieux que nous allions jusqu’aumarché. Cependant, ils insistent ; c’est jour férié, le marchéest fermé.

« Où allons-nous ?

– Une église. »

Je le savais.

« Aujourd’hui on célèbre un saint très spécial pour nous, ettrès certainement pour vous aussi. Nous allons visiter le tombeaude ce saint. Mais ne posez pas de questions, et acceptez qu’il nousarrive parfois de réserver de bonnes surprises aux écrivains.

– Combien de temps dure le trajet ?

– Vingt minutes. »

Vingt minutes, c’est la réponse toute faite : je sais évidemmentqu’il va durer beaucoup plus longtemps. Mais jusqu’à présent ilsont respecté toutes mes demandes, mieux vaut céder cette fois.

Je suis à Erevan, en Arménie, ce dimanche matin. Je monterésigné dans la voiture, je vois au loin le mont Ararat couvert deneige, je contemple le paysage autour de moi. Si seulement jepouvais me promener par là, au lieu d’être enfermé dans cette boîteen fer-blanc. Mes amphitryons essaient d’être gentils, mais je suisdistrait, acceptant stoïquement le « programme touristique spécial». Ils finissent par laisser s’éteindre la conversation, et nouscontinuons en silence.

Cinquante minutes plus tard (je le savais !) nous arrivonsdans une petite ville et nous nous dirigeons vers l’église bondée.Je vois qu’ils sont tous en costume et cravate, l’événement esttrès formel et je me sens ridicule car je porte simplement untee-shirt et un jean. Je sors de la voiture, des gens de l’Uniondes écrivains m’attendent, m’offrent une fleur, me conduisent aumilieu de la foule qui assiste à la messe, nous descendons unescalier derrière l’autel, et je me trouve devant un tombeau. Jecomprends que le saint doit être enterré là, mais avant de déposerla fleur, je veux savoir précisément à qui je rends hommage.

« Le saint patron des traducteurs », me répond-on.

Le saint patron des traducteurs ! Sur-le-champ mes yeux seremplissent de larmes.

Nous sommes le 9 octobre 2004, la ville s’appelle Oshakan, etl’Arménie est, à ma connaissance, le seul lieu au monde qui déclarefête nationale et célèbre en grand style le jour du saint patrondes traducteurs, saint Mesrob. Outre qu’il a inventé l’alphabetarménien (la langue existait déjà, mais seulement sous formeorale), il a consacré sa vie à transmettre dans sa languematernelle les textes les plus importants de son époque – quiétaient écrits en grec, en persan, ou en cyrillique. Lui et sesdisciples se sont consacrés à la tâche gigantesque de traduire laBible et les principaux classiques de la littérature de son temps.Dès lors, la culture du pays a acquis son identité propre, quis’est maintenue jusqu’à nos jours.

Le saint patron des traducteurs. Je tiens la fleur dans la main,je pense à toutes les personnes que je n’ai jamais rencontrées etque je n’aurai peut-être jamais l’occasion de connaître, mais quien ce moment ont mes livres en main, essayant de donner le meilleurd’elles-mêmes pour rendre fidèlement ce que j’ai voulu partageravec mes lecteurs. Mais je pense surtout à mon beau-père,Christiano Monteiro Oiticica, profession : traducteur. Aujourd’hui,en compagnie des anges et de saint Mesrob, il assiste à cettescène. Je me souviens de lui collé à sa vieille machine à écrire,se plaignant très souvent que son travail fût mal payé (ce qui estmalheureusement encore vrai de nos jours). Aussitôt après, ilexpliquait que la vraie raison pour laquelle il poursuivait cettetâche était son enthousiasme de partager un savoir qui, sans lestraducteurs, n’arriverait jamais jusqu’à son peuple.

Je fais une prière silencieuse pour lui, pour tous ceux qui onttraduit mes livres, et pour ceux qui m’ont permis de lire desœuvres auxquelles je n’aurais jamais eu accès, m’aidant ainsi –anonymement – à former ma vie et mon caractère. En sortant del’église, je vois des enfants dessinant l’alphabet, des sucreriesen forme de lettres, des fleurs, et encore des fleurs.

Quand l’homme a montré son arrogance, Dieu a détruit la tour deBabel et tous se sont mis à parler des langues différentes. Maisdans Son infinie bienveillance, Il a créé également une sorte degens qui allaient reconstruire ces ponts, permettre le dialogue etla diffusion de la pensée humaine. Cet homme (ou cette femme) dontnous nous donnons rarement la peine de connaître le nom quand nousouvrons un livre étranger : le traducteur.

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