Guerrier De Lumière – Volume 3

Chapitre 3Manuel est un homme important et nécessaire

Manuel doit être occupé. Sinon, il pense que sa vie n’a pas desens, qu’il perd son temps, que la société n’a pas besoin de lui,que personne ne l’aime, que personne ne veut de lui.

Par conséquent, à peine réveillé, il a une série de tâches àaccomplir : regarder les nouvelles à la télévision (il a pu sepasser quelque chose pendant la nuit), lire le journal (il a pu sepasser quelque chose la veille), prier sa femme de ne pas laisserles enfants se mettre en retard pour l’école, prendre une voiture,un taxi, un autobus, un métro, mais toujours concentré, regardantle vide, regardant sa montre, si possible donnant quelques coups detéléphone sur son mobile – et faisant en sorte que tout le mondevoit qu’il est un homme important, utile au monde.

Manuel arrive au travail, se penche sur la paperasse quil’attend. S’il est fonctionnaire, il fait son possible pour que lechef voie qu’il est arrivé à l’heure. S’il est patron, il met toutle monde au travail immédiatement ; s’il n’y a pas de tâchesimportantes en perspective, Manuel va les développer, les créer,préparer un nouveau projet, établir de nouvelles lignesd’action.

Manuel va déjeuner, mais jamais seul. S’il est patron, ils’assied avec ses amis, discute des nouvelles stratégies, dit dumal des concurrents, garde toujours une carte dans la manche, seplaint (avec une certaine fierté) de la surcharge de travail. SiManuel est fonctionnaire, il s’assied aussi avec ses amis, seplaint du chef, dit qu’il fait beaucoup d’heures supplémentaires,affirme avec désespoir (et une grande fierté) que beaucoup dechoses dans l’établissement dépendent de lui.

Manuel – patron ou employé – travaille tout l’après-midi. Detemps à autre il regarde sa montre, il est bientôt l’heure derentrer à la maison, mais il reste un détail à résoudre par-ci, undocument à signer par-là. C’est un homme honnête, il doit faire deson mieux pour justifier son salaire et répondre aux attentes desautres, aux rêves de ses parents, qui ont fait tant d’efforts pourlui donner l’éducation nécessaire.

Enfin il rentre chez lui. Il prend un bain, met un vêtement plusconfortable et va dîner avec sa famille. Il s’enquiert des devoirsdes enfants, des activités de sa femme. De temps en temps il parlede son travail, uniquement pour servir d’exemple – il n’a pasl’habitude d’apporter des soucis à la maison. Le dîner terminé, lesenfants – qui ne sont pas là pour des exemples, des devoirs, ou deschoses de ce genre – sortent de table aussitôt et s’installentdevant l’ordinateur. Manuel, à son tour, va s’asseoir devant cevieil appareil de son enfance, appelé télévision. Il regarde denouveau les informations (il a pu se passer quelque chosel’après-midi).

Il va toujours se coucher avec un livre technique sur la tablede nuit – qu’il soit patron ou employé, il sait que la concurrenceest rude et que celui qui ne se met pas à jour court le risque deperdre son emploi et de devoir affronter la pire des malédictions :rester inoccupé.

Il cause un peu avec sa femme – après tout, c’est un hommegentil, travailleur, affectueux, prenant soin de sa famille et prêtà la défendre en toute circonstance. Le sommeil vient tout desuite, Manuel s’endort, sachant que le lendemain il sera trèsoccupé et qu’il doit recouvrer ses énergies.

Cette nuit-là, Manuel fait un rêve. Un ange lui demande : «Pourquoi fais-tu cela ? » Il répond qu’il est un hommeresponsable.

L’ange continue : « Serais-tu capable, au moins quinze minutesdans ta journée, de t’arrêter un peu, regarder le monde, teregarder toi-même, et simplement ne rien faire ? » Manuel ditqu’il adorerait, mais qu’il n’a pas le temps. « Tu te moques demoi, affirme l’ange. Tout le monde a le temps, ce qui manque, c’estle courage. Travailler est une bénédiction quand cela nous aide àpenser à ce que nous sommes en train de faire. Mais cela devientune malédiction quand cela n’a d’autre utilité que de nous éviterde penser au sens de notre vie. »

Manuel se réveille en pleine nuit, il a des sueurs froides.Courage ? Comment cela, un homme qui se sacrifie pour lessiens n’a pas le courage de s’arrêter quinze minutes ?

Il vaut mieux qu’il se rendorme, tout cela n’est qu’un rêve, cesquestions ne mènent à rien, et demain il sera très, trèsoccupé.

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