Chapitre 30
Le dimanche de Pentecôte, au mois de juin verssept heures du soir, une longue caravane de pèlerins suivait lachaussée bordée de ces ormes qui n’ont plus d’âge, continuantdepuis Aerschot jusqu’à Montaigu. La plupart étaient des habitantsde Lierre qui étaient partis de cette ville, à l’aube.
Leur cortège, renforcé de quelques confrériesdes villages environnants, n’avait fait étape qu’à Heyst dit opden berg – ce qui signifie sur la montagne – et à Aerschot.Devant, marchaient les hommes, presque tous en blouse et encasquette, s’appuyant sur leur rondin de cornouiller, les grègueset les chaussures poudreuses. Puis venaient les femmes,endimanichées, les matrones, les fermières, la tête prise dans cesgrands bonnets campinois, dont les ailes de dentelle badinaient auxsouffles intermittents de la brise crépusculaire et sur lesquels secabrait un chapeau en forme de cabriolet, garni de larges etlongues brides de soie gros grain et à ramages ; – les jeunesfilles en cornette blanche ornée de blondes, de guipures, debouquets de fleurs, de coques vertes ou bleues.
De poupines figures de fillettes s’encadraientencore dans ce casque de cuir foncé, coiffure délicieusementmartiale qui prêtait aux roses blondines un air de valkyriesenfants et que les modes urbaines repoussent de plus en plus de labanlieue vers les confins de la Campine jusqu’à ce qu’il aillerejoindre la kyrielle de mœurs caractéristiques, de pittoresquesusages, de costumes nationaux déjà tombés en désuétude ouabolis.
Chez toutes, un chapelet s’enroulait autour dupoignet et quelques-unes pressaient un livre de prières dans leursmains jointes contre leurs poitrines.
Des mères portaient dans leur giron lenourrisson, le culot, oscillant à leur marche hommasse de rudestravailleuses et les pères tenaient à la main des enfants plus âgésqui, fatigués, se faisaient remorquer ou, distraits par le paysage,trébuchaient et s’attiraient des rebuffades.
On avisait, parmi cette traînée, les anciensde leurs clochers, chenus et voûtés, des gars maflus dans toute larobustesse de la vie rustique, des adolescents farouchesqu’abêtissait leur puberté naissante, de roses et blondes pucellesdissimulant à peine l’éclat provoquant de leurs yeux smaragdinssous la frange ombreuse des cils – ainsi se cache la blavelle entreles faisceaux d’épis.
À la tête plusieurs prêtres : le doyen deLierre et les curés des bourgs représentés, accompagnés de leursmarguilliers et fabriciens ; ceux-ci, des vétérans engoncésdans leur longue redingote, récitaient les litanies de la Vierge.Et les ouailles répondaient sur un ton suppliant, en traînant lavoix : Ora pro nobis – Miserere – Amen.
Pleins de ferveur, ils priaient presque sansinterruption depuis leur départ, au point de s’enrouer et dechercher leur salive. La poussière soulevée par leur colonnepicotait les yeux. Les vêtements moites et chiffonnés adhéraient àla peau, la transpiration coulait de leurs fronts : ils n’yprenaient garde.
Quelques-uns, en accomplissement d’un vœu,avaient fait la route déchaux et emportaient leurs souliersattachés au cou par une corde.
Ils marchaient comme sur des braises ;les ampoules, crevées à la pointe des pavés, saignaient ; lapoussière poivrait leurs plaies ; ils traînaient la jambe,mais ne se plaignaient pas. Un rictus de martyr, exprimant plus debéatitude que de souffrance, convulsait leurs faces.
À la suite des pèlerins, cahotaient etgrinçaient trois spacieux omnibus et plusieurs charrettesmaraîchères, bâchées de toile blanche. Ces véhicules charriaientles infirmes, les malades, les variqueux et aussi plusieurspèlerins, frappés d’insolation au milieu de la bruyère nue.
Après, venait un landau armoirié, d’un modèleantique mais confortable, attelé de deux magnifiques carrossiersbai, qu’un cocher en livrée sombre maintenait difficilement aupas.
Dans la voiture sommeillait une nourrice avecson poupon emmailloté dans l’eider, les dentelles et le satin, tousdeux anonchalis par cette longue étape.
Un peu en arrière de la foule, immédiatementavant les diligences, marchaient deux personnes que leurphysionomie comme leur mise distinguaient du gros de la caravane.C’étaient les maîtres du landau, le comte et la comtessed’Adembrode. Le diagnostic favorable des médecins se vérifiait. LaVierge venait d’exaucer le vœu de Warner en lui accordant un garçonsuperbe. Reconnaissant, il avait voué le nouveau comte Jeand’Adembrode à la Gentille Dame et pour remercier la toute puissantemédiatrice, il allait avec la mère, l’enfant et tous ses féaux,fermiers et métayers, l’adorer dans un de ses templesd’élection.
La psalmodie monotone des pèlerins, toujoursreprise et toujours interrompue, semblait la respiration de laplaine oppressée. À présent, en même temps que se rabattait lapoussière, avec l’ombre, de la fraîcheur sourdait des prairies etdrapait d’une brume bleuâtre la contrée morne. Sous les arbresrégnait un suggestif clair obscur et, entre les troncs rugueux,alignés comme les fûts d’une colonnade, on découvrait à l’infini ledamier des prés et des guérets éclairé par les pâles rayons jaunesdu couchant.
L’alouette ne grisollait plus en pointantau-dessus des moissons, comme lorsqu’ils s’étaient mis enroute ; le rossignol préludait à peine. Seuls, les grillons etles grenouilles mêlaient à la lamentation des voix humaines leursappels rauques ou stridents ; et un essieu fatigué seplaignait.
À un dernier crochet de la route, ceux de latête aperçurent devant eux, aux bout de la drève, la basiliquerenommée. L’imposante rotonde se détachait sur la trame rosâtre duciel ; au bout de l’avenue obscure, le dôme parsemé d’étoilesdorées chatoyait dans les derniers prestiges du soleil.
C’était le Port.
De rauques cris d’allégresse saluèrentl’apparition du sanctuaire des Miracles. Les pacants étendaientavidement les bras vers la coupole sacrée et les agitaient commedes ailes. Quelques-uns se daubaient la poitrine, d’autresfringuaient, d’autres s’accolaient, des femmes tombaient à genouxet, prosternées, leurs lèvres allaient humecter la terre ;d’aucuns, béats, ne bougeaient plus et sentaient courir sous leurcuir le frisson de l’horreur sacrée ; des jeunes gensfaisaient le moulinet avec leur casquette, lançaient leur bâton etle rattrapaient, et des larmes coulaient le long des jouesparcheminées des vieux devant ce temple si souvent revu mais qu’ilsne reverraient plus peut-être.
Cette exaltation effaroucha les pies logéesdans les faîtes des arbres et, poussant des cris, ellestournoyèrent quelque temps au-dessus de la plaine avant de regagnerleur nid.
Haletants, après le terme de leur traite, lacaravane s’ébranlait en redoublant de jambes, mais sur l’ordre desprêtres on prit d’abord le temps de reformer les rangs un peudébandés. Il fallait pénétrer en belle ordonnance, dans la villeprivilégiée.
Le comte d’Adembrode avisa dans le groupe desXavériens de Santhoven un gars qui se distinguait par sa frénésie àla vue du sanctuaire.
– Hé Sussel Waarloos ! appela Warner.
Le jeune homme, interrompu dans sa pantomimeturbulente, accourut un peu pantois vers ses maîtres. Il allait semarier au retour du pèlerinage. Warner lui avait fait don d’uneferme et de plusieurs hectares de bonne terre. La comtesse, netrouvant plus de prétexte pour ajourner ce mariage, avait étéinvitée par son mari à en fixer elle-même la date. Depuis ce jour,elle semblait éviter les Waarloos. Elle ne se rendait plus que deloin en loin chez la vieille Kathelyne et n’adressait à son favorid’autrefois, lorsqu’elle le rencontrait dans la campagne, que derares paroles. C’est à peine si elle s’informait de Trine.
Les braves gens attribuaient cette froideur àdes lubies provenant de l’état « sanctifié » de leurbonne dame.
Sussel, tout réjoui de l’heureux événement quise préparait, avait, un des premiers, félicité Clara !
Lorsque survint la délivrance, ce fut une fêtedans toute la contrée. Au jour des relevailles, les paysansremarquèrent avec étonnement l’air triste et languissant del’heureuse mère. Le comte Warner s’en apercevait aussi, mais nes’en inquiétait pas, imputant cette langueur dolente aux suites descouches. La naissance d’un héritier l’avait littéralement rendu foude joie. Et quel fils ! Un bébé digne de rivaliser avec lesenfants les mieux en chair du pays. Rien d’étonnant que cevigoureux rejeton eût épuisé sa mère. Mais la comtesse était femmeà reprendre rapidement son opulente santé.
Au moment où Sussel s’était approché, lacasquette à la main, saluant son généreux protecteur d’un bonjoursonnant en plein la joie de vivre, Clara ne lui fit qu’une simpleflexion de la tête, et s’éloigna de quelques pas, tandis que lecomte donnait des instructions au jeune pèlerin.