La Faneuse d’amour

Chapitre 8

 

Dès leur montée à la fortune, les Mortselavaient mis leur fille en pension. Elle y resta trois ans,subissant cette vie de prisonnière avec de sourdes révoltes ;camarade farouche, pupille quinteuse, au demeurant bonne écolière.La maîtresse de littérature lisait comme des modèles ses devoirsrévélant une imagination riche mais un peu excentrique, unesensibilité que les sentiments ordinaires semblaient émousser etque piquaient les causes les plus inattendues. Elle avait desintermittences de belle humeur et de mutisme. Elle s’attachaitdifficilement. « Son grand cœur en demandaittrop », écrivaient naïvement les bonnes institutrices dansleur bulletin mensuel. Elles remarquèrent que, lorsque Clara seprit d’amitié sérieuse, ce qui ne lui arriva que deux ou troisfois, durant cette période d’études, ce fut pour une compagne peujolie, peu coquette, une inférieure sous le rapport de la fortune,un souffre-douleur comme avait été le « Mouton ». Cesamitiés étaient violentes, concentrées, avec de brusquesexpansions ; elles rappelaient l’idylle de son enfanceouvrière : « Voyez cette maniaque de Clara, chuchotaientles pensionnaires, est-elle assez jalouse de ses laiderons ?Qui songe cependant à les lui disputer ? » Pour leslaiderons elle aurait arraché les yeux et les cheveux aux plusgrandes. Plus d’une de celles-ci fut traitée comme ce lâcheBastyns. En revanche, elle ne pardonnait pas la moindre trahison àses favorites. Elle aurait plutôt souffert à se briser le cœur dedésespoir et de regret que de rendre apparemment son affection àune ingrate.

Elle se brouilla avec toutes.

Gamine, elle était intéressante. Sa beauté nes’annonça qu’à dix-huit ans, au sortir de l’internat ; maisalors Clara Mortsel représenta un de ces types de jeunes filles quiperpétuent à travers les siècles la réputation du sang d’une ville.Portrait avivé et mieux en chair de Rikka, elle ajoutait auxattaches fines, à la physionomie régulière de l’ex-camériste, larobustesse sanguine, la belle santé animale de l’ancienbriquetier.

Les parents s’extasièrent devant cettetransfiguration. Nul n’aurait suspecté dans cette florissantecréature la bassesse de son origine. Eux avaient beaus’observer ; chez l’entrepreneur et sa compagne, touttrahissait la plus infime roture. Clara s’épanouissait, aucontraire, avec la grâce d’une héritière : son geste, sonport, sa mise, sa parole, revêtaient ce naturel suprême que confèreseule la longue habitude d’alentours policés. Ces glorieux dehorsdonnèrent aux Mortsel tout apaisement sur la nature de leurenfant.

Les bizarreries de la fillette à Boom, sapassion de gamine pour le goujat de Duffel ne les avaient jamaisinquiétés ; les réticences et les observations formulées dansles bulletins de la directrice de pension ne les préoccupèrent pasdavantage ; et aujourd’hui ils ne songèrent pas plusqu’auparavant à contrôler les rouages de cette nature et à liredans le tempérament derrière ses aspects. Ils subirent avec unehumilité naïve et touchante la supériorité de « leurClara ». Loin de songer à la diriger, ils se laissèrentconduire par elle, sans jamais la contrarier, heureux de se prêterà ses fantaisies. Ils la trouvèrent accomplie, irréprochable. Elleflattait leur orgueil de parvenus, elle démentait leurscommencements plébéiens. C’était la justification de leur fortune,la raison d’être de leurs millions, leurs vivants titres denoblesse.

À la vérité, Clara méritait leuraffection ; seulement, s’ils avaient été des analystescapables de se rendre compte des ressorts secrets d’un être, leuramour fut parti d’une profonde pitié plutôt que d’une admirationidolâtre.

Chez cette adolescente de formes si nobles, enqui, sauf les vertigineux yeux noirs, rien n’évoquait la petitesauvagesse de jadis, se développaient les anciens instincts. Lasociété n’eut pas plus raison de ses penchants que l’internat. Soncaractère impressionnable ne se trempa point et continua de serefuser aux impressions communes ; ses imaginations excessivesne se tempérèrent pas au frottement de la vie ; ses affinitéset ses antipathies s’accentuèrent de part et d’autre et serepoussèrent davantage au lieu de s’équilibrer.

La mansuétude de l’enfant, sa partialité pourles ouvriers, loin d’avoir été corrigée par l’éducation,croissaient, gonflaient avec l’ardeur d’une suggestion rare, d’unsentiment incompris. Du jour où, fille de millionnaire, lesconvenances adoptées par ses nouveaux pairs la forcèrent de rougirde son extraction et de mépriser ses anciens égaux, sa tendressepour le peuple ne se manifesta plus, mais la dévora d’une passionintense et inextinguible comme un feu souterrain. Peut-êtreeût-elle proclamé ses prédilections malgré le monde et les loissociales, si ce besoin de se dévouer, de se ravaler, d’êtrecomplaisante à des gens au-dessous d’elle, de consoler les gueux deleur abjection en partageant celle-ci, si ces élans de sœur decharité ne s’étaient compliqués de curiosités physiques,d’aspirations à des voluptés exceptionnelles, de désirs d’angesépris de simples hommes et anxieux de choir à n’importe quelleprofondeur pour retrouver ces êtres faits d’argile et d’ouvrir destrésors de caresses et de douceurs aux victimes de nos conventions,souvent les élus de la Nature, souvent les plus beaux et lesmeilleurs d’entre nous.

Elle était attaquée de la nostalgie de ladéchéance. Elle construisait son roman à rebours de celui querêvaient pour elle ses parents éblouis : son prince charmantserait un fruste enfant du peuple.

Elle portait à l’humanité laborieuse une sortede culte panthéiste. Une plèbe énorme, rousse et farouche comme lesfauves, hantait ses rêves.

De bonne heure elle se prêta à l’attirance desfoules. En temps de réjouissances populaires elle entraînait Rikkavers les champs de kermesses, rien n’étant comparable à la douceurde se perdre dans ce grouillement.

Pâmée comme un baigneur langoureux quis’abandonne à l’action des vagues gaillardes, elle se laissaitporter par le remous des flâneurs forains, dans la tourmente descymbales et des gongs accompagnant les parades. Soldats, ouvriers,rôdeurs, badauds de tout poil, entretenaient autour d’elle unmoutonnement de têtes animées. Elle goûtait la pression chaude descorps, le serrement des poitrines contre les poitrines,l’écrasement des gorges contre les dos, les jambes entrant l’unedans l’autre, les jupons des femmes s’ériflant aux pantalons deshommes, les poussées des drilles facétieux.

Elle n’oublia jamais la cohue d’un soir de feud’artifice, où sa mère avait failli la perdre et où elle étaitrestée, sans répondre aux cris de Rikka, enivrée par la bousculade,pleine d’un vague désir de mourir sous les souffles de toute cettehumanité bruissant au-dessus d’elle. Et sa mère l’avait ramasséecomme elle allait tomber sous les pieds d’une bande de gars éméchésfendant la cohue à coups de coude et de genoux.

En même temps, surtout depuis sa puberté,s’intensifiaient ses préférences sensorielles.

Certain timbre de voix lui rendait unpersonnage à jamais bien voulu ; elle n’eût jamais distinguéce passant sans la nuance et les plis du vêtement qu’il portait,sans tel débraillé crâne ou cet autre sans telle façon de se calersur ses hanches. Ses narines palpitaient devant un ton fané commesi elles subodoraient une capiteuse essence.

Elle devait garder toute la vie, de sapremière idylle, une prédilection maladive pour les manœuvres etparticulièrement pour les maçons. Et comme dans le rappel des êtreset des choses elle ne séparait jamais leur forme de leur couleur etde leur entourage, les teintes vagues des hardes des goujats lacaptivèrent entre toutes.

Elle en tint toujours pour le rouge briquetirant sur le brun, les blancs fatigués et blafards, les indigosbrouillés, les amadous bavochés, les roux éteints.

Aucun ragoût ne lui était comparable auxcassures et à la patine de ces vestes et de ces grègues de velours,luisantes par places, usées aux angles et aux protubérances destâcherons.

Elle savourait les subtiles dégradations deces frusques rapetassées qu’on dirait composées de feuilles mortespoudrées à blanc par le givre et qu’elle s’imaginait, au souvenirtragique et lancinant du doux manœuvre, son pitoyable ami,éclaboussées d’une pourpre plus aveuglante que celle desfrondaisons septembrales…

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