Chapitre 9
Il y avait dans Clara un être raisonnable etnormal qui répudiait les goûts exceptionnels de sa seconde nature.Tantôt elle souffrait de ne pas ressembler aux autres jeunesfilles, tantôt elle se trouvait presque heureuse de l’inédit de sesimpressions.
Elle devint forcément dissimulée et cacha sesappétences comme on tient cachées ses pudeurs. Jamais un mot ne latrahit. Pour mieux dérouter ses auteurs elle fit taire sesrépugnances et parut supporter, sinon rechercher, tout ce que lasociété invente d’agréments et de distractions. Elle feignit desourire dans les sauteries bourgeoises à de jeunes fats dont lapeau satinée et parfumée refluait le fluide sympathique sous sonépiderme ; elle écouta en minaudant à propos leurs uniformesmadrigaux.
Ah ! combien se fût-elle rendue pluspromptement à l’éloquence d’un rauque juron et d’un geste debarbare !
Elle joua cette comédie à la perfection,trouvant moyen d’éconduire, sans trop les étonner, les prétendantsles plus opiniâtres et les mieux vus de ses parents. Le pèreMortsel, doublement aveuglé par sa gloriole de parvenu et par sonculte pour son enfant, attribuait à des visées plus hautes que lessiennes les dédains et les refus de sa fille. Loin de s’en délier,il inclinait à trouver cette morgue digne de leur nouvellecondition. Tant que ne se présenterait pas un gentilhommed’authentique lignage, au moins baron, il était bien résolu à nerecommander personne à sa fille.
La nécessité de donner le change à ses parentset au monde sur ses réquisitions, prêtait souvent aux allures deMlle Mortsel quelque chose de timide, d’effaré ou de distraitdont les physiologistes les plus clairvoyants n’auraient jamais pususpecter l’origine et qui l’embellissait encore aux yeux de sespoursuivants. Ils prenaient pour de l’ingénuité et de la pudeur auxabois les effets de la contrainte.
Dans la crainte de se trahir, Clara affectaitégalement de traiter avec plus de superbe que ses parents, lesouvriers de l’entrepreneur qu’elle rencontrait sur le chantier endescendant au jardin ou qu’elle croisait sous la porte.
Le digne Nikkel qui se reprochait souventcomme un crime ses rechutes de familiarité avec ses salariés, seréjouissait des façons altières de sa Clara vis-à-vis de cespeinards et se la proposait en exemple.
Qui aurait pu détromper l’heureux père etl’édifier sur la vraie nature de sa fille en lui racontant ce quise passa souvent dans la chambre virginale dont les fenêtress’ouvraient sur les magasins ?
Une main fébrile écartait légèrement le rideaude reps bleu, – ah ! si peu que Nikkel, Rikka oupersonne ne l’aurait remarqué – et longtemps Clara épiait leva-et-vient de cette gent infime.
Elle se délectait comme à l’époque de laruelle du Sureau et plus passionnément qu’alors aux mouvementsbrusques de ces francs travailleurs, à leurs coups de rein et dejarret, à leurs postures de gymnasiarques. Elle s’immisçait, enesprit, dans leurs chamaillis et, acceptant comme un soulas la partde gourmades et de taloches que l’un ou l’autre de ces mâles sevantait de distribuer à sa femelle, elle éprouvait des rages de sejeter à leur cou, d’être mordue et broyée, mais finalementpossédée.