L’Arme invisible – Les Habits Noirs – Tome IV

Chapitre 3Chapitre aux portraits

 

C’est un pays original et qui ne ressemblenullement aux autres quartiers de Paris.

D’abord les rues ne s’y appellent point commeailleurs : Louis-le-Grand, Bonaparte, aux Ours, de laChopinette, Chilpéric ou Oberkampf ; on a eu la bizarre idéede leur donner des noms de poètes, quoique ce soit très loin del’Odéon ; il y a la rue Balzac, la rue Chateaubriand, la rueLord-Byron.

C’est un drôle de coin où l’alignementdésormais nécessaire au bonheur des peuples et de M. le préfet dela Seine n’a pu encore pénétrer ; on y monte, et y descend, ony tourne, comme si la baguette d’une fée avait mis cette petitemontagne à l’abri des aplatissements universels.

Paris passe à droite et à gauche par leboulevard Haussmann et par la grande avenue des Champs-Élysées,mais on dirait qu’il n’entre pas là. On y respire la paisible odeurdes capitales étrangères. Tout le monde y est anglais, russe ouottoman ; les hommes qu’on y voit sont grooms, lesfemmes school mistresses ; on n’y vend rien en effet,sinon des chevaux de sang noble et la pâle éducation desboarding houses.

En 1838, on trouvait là de grands terrainsvagues ayant appartenu à la Folie-Beaujon ; il n’était pasencore question de l’avenue Friedland. À part quelques pensionscosmopolites, une célèbre maison d’accouchement et trois ou quatrehôtels perdus dans de magnifiques jardins, il n’y avait deconstructions importantes que sur les anciennes voies decommunication, telles que la rue de l’Oratoire et la grande avenuedes Champs-Élysées.

La principale de ces maisons était, sanscontredit, l’hôtel habité par Mme la marquise d’Ornans,veuve d’un ancien pair de France et sœur d’un ministre de laRestauration.

C’était une charmante maison de style italien,dont le principal corps de logis avait été bâti, dit-on, par lecélèbre financier qui a laissé son nom à tout le quartier. Elleétait beaucoup plus grande que le petit temple grec où mourutDelphine de Girardin, de l’autre côté de l’avenue, mais l’œilallait involontairement de l’une à l’autre, attiré par une vagueressemblance de style.

La blanche colonnade, élevée au-dessus d’unperron circulaire d’aspect monumental, était tout ce qu’onapercevait de l’hôtel d’Ornans. Des bosquets touffus, aidantl’inégalité des terrains, cachaient entièrement le surplus desconstructions, qui étaient considérables. Il y avait par-derrièreun jardin qui eût presque mérité le nom de parc ; unepasserelle entourée de lianes franchissant le chemin qui portemaintenant le nom de Balzac et prolongeait le gracieux domaine dela marquise à travers des pelouses veloutées, de grands massifssombres et des corbeilles de fleurs jusqu’au mur duBel-Respiro.

On démolit l’hôtel vers la fin du règne deLouis-Philippe, et ses dépendances furent morcelées.

Mme la marquise d’Ornans, née Juliede la Mothe-d’Andaye, avait déjà franchi, à l’époque où se passenotre histoire, les dernières limites de la jeunesse ; elle secoiffait en cheveux gris et ne détestait point qu’on lui donnât letitre de femme politique.

Elle avait aussi quelques prétentions au belesprit.

Sa politique, du reste, était plutôt unereligion, et rarement son chapeau sortait de l’étui dévot où ellele gardait au fond de son armoire.

Elle croyait à Louis XVII.

C’est un fait assez remarquable que l’allureuniformément paisible des divers personnages, imposteurs ou non,qui jouèrent le rôle de Louis XVII. On en vit beaucoup dans lapremière moitié de ce siècle : quelques collectionneurssoigneux en ont compté, je crois, jusqu’à une douzaine ; maistous ces prétendants, ainsi que leurs partisans, avaient, depuis lepremier jusqu’au dernier, des physionomies débonnaires.

Aucun d’eux, à ma connaissance, ne battit bienvivement le briquet pour allumer le flambeau de la guerrecivile.

On eût dit que leur ambition se bornait àréunir autour d’eux une petite église de gens riches et crédulesqui pussent les appeler tout bas « Votre Majesté », enleur assurant bonne table, bon logis et chaude garde-robe.

Ils furent pourtant, on doit le dire, malgréleur inertie, un des dissolvants les plus efficaces de ce grandparti royaliste qui, malade dès le temps de la Restauration,gardait encore sous Louis-Philippe une considérable vitalité. Aussila sagesse bourgeoise du gouvernement de Juillet se gardait-ellebien d’apporter la moindre entrave au commerce pacifique desprétendus héritiers du roi martyr ; le mot d’ordre était donnéd’un bout à l’autre de la France ; les Louis XVII pouvaient sepromener dans le faubourg Saint-Germain et en province sans êtreinquiétés le moins du monde.

Volontiers leur eût-on signé des feuilles deroute, avec secours, pour faire pièce à l’opposition légitimiste.Tout ce qu’on exigeait d’eux, c’était de garder l’oriflamme sousleur chemise et de ne se faire sacrer qu’à huis clos dans le salonfermé de quelque vieux manoir ou dans la salle à manger d’unpresbytère.

Mme la marquise d’Ornans possédaitune très belle fortune et nourrissait un Louis XVII qu’elleespérait bien un jour voir assis sur le trône de France, mais celasans verser préalablement des flots de sang, et grâce au seultravail de la Providence qui, tôt ou tard, dessille les yeux despeuples aveugles.

Pour aider tout doucement la Providence etfavoriser la restauration de son prince, Mme la marquised’Ornans donnait en son hôtel des Champs-Élysées de fort joliesfêtes où elle recevait le meilleur monde.

Nous ne saurions trop répéter que ses salonsn’avaient aucune couleur politique ; on y trouvait réunis despartisans du gouvernement et des orateurs de l’opposition, quelquesécrivains, quelques membres du clergé ; beaucoup de joliesfemmes et bon nombre d’hommes à la mode, parmi lesquels nous devonsciter un jeune magistrat de haut avenir, honoré de l’amitié dugarde des Sceaux et qui, certes, se fût éloigné de toutconciliabule suspect : le juge d’instruction Remy d’Arx.

Remy d’Arx, malgré ses travaux sérieux, et lesavances qui l’appelaient vers le monde officiel, était un fidèlehabitué de l’hôtel d’Ornans. La marquise et son cercle intimel’accueillaient avec le plus vif empressement.

Il était surtout le favori d’un hommevénérable qui trônait dans toute la force du terme, à l’hôteld’Ornans, et qui partageait avec le « prince » lesrespects religieux de la marquise. C’était un vieillard de trèsgrand âge, fort riche et de bonne maison, qui s’était fait de labienfaisance une occupation, on pourrait presque dire une carrière.Il avait servi autrefois dans les armées des Bourbons de Naples etportait de préférence son titre militaire. On l’appelait le colonelBozzo-Corona.

Au-dessous du prince et du colonel, untroisième personnage était admis fort avant dans la familiarité dela marquise : c’était un de ces gentilshommes dont il ne fautpoint fatiguer les parchemins, d’autant plus qu’il se livraitfranchement à la pratique des affaires ; il avait nom de laPerrière et ne se fâchait point quand on passait sous silence sontitre de baron. La marquise lui avait dès longtemps confié sesintérêts, qu’il administrait avec une minutieuse probité.

Nous ajouterons, mais c’est un grand secret,que M. de la Perrière, qui était un des hommes les plus répandus deFrance et de Navarre, avait mission, sans rien compromettre et enusant de la plus extrême prudence, de tâter les gens et derassembler autour du « prince » un noyau de partisansdiscrets.

On n’arrivait jamais tard chez la marquise,c’était la loi de la maison, et bien que dix heures vinssent àpeine de sonner, les salons commençaient à se remplir.

Au côté droit de la cheminée en marbre blancrehaussé d’or, se tenait un groupe composé de M. de Saint-Louis,comme on appelait le « prince », du colonel Bozzo et d’unvieux prêtre à cheveux blancs.

M. de Saint-Louis n’avaient rien en lui deprécisément remarquable, sinon sa personnalité même et l’intérêtqui ne peut manquer de s’attacher à une position romanesque. Ilétait gras et même un peu joufflu ; son nez aquilin, maischarnu et un peu court, avait précisément cette forme qu’on estconvenu d’appeler bourbonienne ; son habit bleu semblaittaillé sur le patron de celui que les gravures prêtent au comte deProvence de 1810 à 1815. Il portait les cheveux ramenés en arrièreet rattachés en une petite queue, qui laissait au collet une légèretrace de poudre.

Ce genre de coiffure ne courait assurémentplus les rues en 1838, mais vous en eussiez trouvé encore plus d’unspécimen dans les vieux hôtels du faubourg Saint-Germain.

Le prêtre était un chanoine de la cathédralede Paris qui occupait ses vieux jours à rassembler les matériauxd’un livre intitulé : Histoire miraculeuse du dauphin,fils de Louis XV.

Entre ces deux figures insignifiantes, la têtedu colonel énergique et fine, ressortait vivement.

C’était un homme de taille moyenne, maigre,vêtu avec la simplicité qui convient à son âge, mais portantmerveilleusement l’habit noir. Bien des gens croyaient qu’ilplaisantait lorsqu’il se vantait lui-même d’avoir plus dequatre-vingt-dix ans. Malgré ses rides, en effet, le dessin de sestraits restait net et harmonieux. Il avait dû être très beau, etavait dû garder longtemps sa beauté.

Maintenant encore je ne sais quel charmerestait autour de ce front d’ivoire, garni de rares cheveux blancs.Il y avait dans son sourire une spirituelle bienveillance, et sousses paupières, largement tombantes, ses yeux bleus, presquetoujours muets, comme ceux des magnétiseurs et des diplomates,retrouvaient parfois de pétulants éclairs.

De l’autre côté de la cheminée, Mmela marquise d’Ornans, ancienne jolie femme aux manières courtoiseset presque caressantes, présidait un petit cercle de damesauxquelles se mêlaient quelques invités.

Très loin de là, auprès du piano ouvert, il yavait un groupe de jeunes filles qui semblaient attendre l’heure desauter.

Car on dansait à l’hôtel d’Ornans, depuisqu’était revenue d’Italie la nièce de Mme la marquise,la belle, la délicieuse Valentine de Villanove.

Nous n’avons point parlé encore de celle-làqui était la vie, qui était la joie, mais qui était aussi un peu lemystère de la maison.

Un beau jour, Mme la marquise avaitdit à ses nombreux amis : « Ma nièce est arrivée »et huit jours après, Mme la marquise avait donné sonpremier bal pour présenter sa nièce, qui était bien la plusravissante créature du monde.

Il en vient comme cela d’Italie qui sontcharmantes à éblouir, et le nom de Mlle de Villanoveindiquait suffisamment son origine ; mais les connaisseurs,pourtant, ne trouvaient point en elle le type italien trèsnettement accusé. Il y avait de la joliesse française parmi sabeauté florentine, et sous l’admirable fierté de sa paupière, je nesais quelle espièglerie parisienne couvait.

Mme la marquise expliquait cela dureste fort naturellement : Valentine était la fille de sacousine germaine, une Lamothe-d’Andaye qui avait épousé en ItalieM. le comte de Villanove, dignitaire de la petite cour deModène.

Valentine était orpheline de père et demère.

Par un hasard heureux, ce comte de Villanovese trouvait être un assez proche parent de la famille Bozzo-Corona,et le colonel témoignait à Valentine une tendresse paternelle.

Voilà tout ce qu’on savait de sonhistoire ; on ne connaissait pas davantage sa position defortune, mais les arithméticiens de salon qui vont supputant lesprobabilités de dot cotaient la sienne dans les plus hautscours.

Mme la marquise, en effet, manquantd’héritiers directs, était maîtresse de sa fortune ; elletraitait Valentine comme une fille chérie, et d’un autre côté, ilétait facile de voir que ce noble Crésus, le colonel Bozzo,comptait, en cas de mariage, dorer abondamment la corbeille.

Rien ne pressait, Valentine n’avait pasdix-huit ans, et pourtant le nuage des prétendants commençait à sedétacher de l’horizon.

Il y avait de tout dans ce nuage qui couvraitdéjà la moitié du ciel : il y avait d’abord ce qu’on appelledes « partis » au faubourg Saint-Germain, un bataillon deces braves petits gentilshommes que leurs mamans poussent etcasent, le mariage étant une chose de règle comme la vaccine et laconscription ; il y avait ensuite de purs calculateurs, dejeunes diplomates qui voyaient l’affaire sous ses deuxfaces sérieuses, l’argent et l’influence ; il y avait enfindes amoureux, de vrais amoureux, car il en reste, quoi qu’ondise ; et n’en fût-il plus, Valentine, l’enchanteresse, avaittout ce qu’il fallait pour en ressusciter la race éteinte.

Elle semblait plutôt petite, comme toutescelles dont la taille a d’exquises proportions, mais sa démarche serelevait en de gracieuses et juvéniles fiertés. Tout en elle étaitcharme, et comment dire cela ? le charme variait de minute enminute, toujours attrayant et ne se ressemblant jamais àlui-même.

C’était dans toute la force du terme unenature abondante, variable, pleine d’imprévu et de surprises.

Elle avait tour à tour, et presque au mêmeinstant, la molle indolence de la jeune fille créole et cesexplosions de vivacité féminine qui éblouissent l’esprit, quiétonnent le cœur comme les paupières cherchent et fuient l’éclattrop brillant d’un feu d’artifice.

Elle était gaie, mais rêveuse ; il yavait d’étranges tristesses au milieu de ses joies d’enfant. Alors,l’éclair de ses prunelles se voilait et ses grands yeux bleus,limpides sous l’arc de ses sourcils noirs, semblaient chercher dansle vague quelque chose qu’elle seule voyait, quelque chose quiétait le secret de son âme à la fois candide et impénétrable.

Dès les premiers jours, ses compagnesnouvelles, qui pourtant s’étaient prises bien vite à l’aimer,l’avaient déclarée capricieuse ; plus tard, son histoire, quechacune espérait connaître avant les autres, étant restéeincomplète comme un livre auquel manqueraient de nombreuses pages,ces demoiselles avaient essayé loyalement d’en combler les lacunes,et il était arrivé que plusieurs d’entre elles, se rencontrant dansla même pensée, avaient mis à la place du mot caprice cetautre mot soucis.

Les romans vont et viennent dans notre mondequi pourtant a la prétention d’être positif, et quand on commence àvoir clair à travers les brumes de l’adolescence, que ne peut-onexpliquer par ces vagues échos du passé qu’on nomme dessouvenirs ?

Cette belle Valentine avait peut-être dessouvenirs. Pourquoi non ? Mais quand il arrivait à sescompagnes, trop curieuses, de poser leur doigt indiscret surquelque feuillet de sa rêverie, elles reculaient confuses oudéroutées devant un clair regard de la vierge, si un franc éclat derire ne les mettait pas en déroute.

Aussi, parmi ces demoiselles, y avait-il desimpatientes qui disaient déjà que Valentine était une énigme.

Il arrive parfois que le mot de cesravissantes énigmes est tout bonnement un nom.

Parmi ces demoiselles, quelques-unes n’étaientpas sans connaître le moyen de deviner les rébus.

Elles cherchèrent le nom, et il arriva un jourqu’elles crurent toutes à la fois avoir fait la grandedécouverte.

Le nom que ces demoiselles soupçonnaient depouvoir bien être le mot de l’énigme, appartenait à un jeunemagistrat dont nous avons déjà fait mention et qui se promenait ence moment dans la serre contiguë au salon avec la belle comtesseCorona, petite-fille du colonel Bozzo.

C’est ici le chapitre aux portraits ;nous ne ferons pas celui de Francesca Corona, noble et malheureusecréature dont nous avons dit ailleurs la bizarre histoire. Elle n’apoint de place dans ce drame ; mais il nous faut peindre aucontraire son cavalier, M. Remy d’Arx, qui est un de nos principauxpersonnages.

C’était un homme de trente ans, à la taillehaute, élégante, mais un peu roide. La gravité, dans la professionqui était celle de M. d’Arx, peut passer quelquefois pour un masqueou tout au moins pour un accessoire nécessaire à l’uniforme ;mais il suffisait de jeter un regard sur la belle figure de Remypour éloigner toute idée de parti pris théâtral.

Son caractère sautait aux yeux : c’étaitune intelligence laborieuse et forte, mariée à une âme sincèrejusqu’à la naïveté. Il était aimé généralement et universellementestimé, malgré les chances de grande fortune judiciaire quel’opinion publique lui accordait.

Il ne faut pas toujours juger l’importancespécifique d’un homme par le grade qu’il occupe. Tel général, qui aeu ses épaulettes comme les poires mûrissent, donne souvent desordres à de simples officiers qui ont leur valeur notée et qu’onmettra en lumière vienne le premier coup de canon. Les supérieursde Remy d’Arx n’ignoraient point que le ministre avait l’œil surlui et ils le traitaient en conséquence.

La ressource des envieux était de dire qu’ilappartenait à une puissante famille de robe, et qu’il arriverait endépit de tout par cette sorte de droit de succession qui,malheureusement, n’est pas sans influence sur les fortunesjudiciaires en France.

Il y avait du reste une circonstance quipermettait aux prophètes de prédire à coup sûr en donnant unegrande valeur aux titres que Remy d’Arx aurait pu faire valoir pourson avancement. Son père, procureur général près d’une des cours dumidi, était mort violemment dans l’exercice de ses fonctions et enquelque sorte sur la brèche.

C’était une très dramatique histoire.

Mais de tout cela on peut dire que le jeunejuge d’instruction s’inquiétait médiocrement.

Dans tout le tribunal de la Seine, il étaitpeut-être l’homme que la question d’avancement personnelpréoccupait le moins. Jamais il n’avait rien sollicité ; ilremplissait ses fonctions avec zèle, parce que sa vocation demagistrat était très fortement développée, il allait droit sonchemin, parce qu’il était l’honneur même ; mais loin dechercher les occasions de se pousser, il semblait fuir le mondeofficiel et employer les heures que ses fonctions laissaient libresà un travail opiniâtre dont nul ne connaissait bien la nature.

C’est encore là, dira-t-on, un moyen deparvenir. Tel ouvrage de doctrine ou de jurisprudence bien fait,bien appuyé et lancé à l’heure propice, est un outil excellent pourpercer le trou par où les réputations sérieuses jaillissent parfoishors de terre comme des champignons.

Mais le travail de Remy d’Arx, quel qu’il fût,ressemblait un peu à celui de Pénélope ; il se continuait sanscesse et ne s’achevait jamais.

À propos de ce travail, le meilleur ami deRemy d’Arx, l’excellent colonel Bozzo-Corona, laissait volontiersdeviner qu’il en savait un peu plus long que les autres. Quand onl’interrogeait à ce sujet, il souriait bonnement, caressait laboîte d’or émaillée sur laquelle l’empereur de Russie lui avaitdonné son portrait, et murmurait tout doucement :

– Il y avait longtemps que personne necherchait plus la pierre philosophale !

Mais il ajoutait tout de suite en prenant unair sérieux :

– Il ira loin, fiez-vous à moi ! et s’illa cherche, je ne connais au monde que lui pour être capable de latrouver.

Et, en vérité, ce beau Remy d’Arx, avec sestraits pâles, son regard inspiré, son grand front déjà dégarni decheveux sous lequel semblaient lutter silencieusement la passion etla pensée, avait un peu la physionomie que notre imagination prêteaux mystiques ouvriers du grand œuvre.

Malgré son apparente gravité, l’espritd’aventure n’était pas mort en lui ; il avait eu une jeunessetrès chaude ; on lui connaissait au moins un duel où il avaitpoussé la bravoure jusqu’à la folie ; il était doux comme unefemme, mais tous les chevaliers sont ainsi, et sous les plis de satoge peut-être y avait-il encore une épée.

Nous ajouterons qu’indépendamment despromesses de son avenir M. Remy d’Arx avait soixante mille livresde rentes.

Avant l’arrivée de Valentine, plus d’une parmiles belles dames qui fréquentaient l’hôtel d’Ornans avait tentépeut-être de nouer ses couleurs à l’épaule de ce magnifiqueberger ; plus d’une mère aussi l’avait montré à sa fille d’undoigt discret en prononçant ces paroles utiles qui ouvrent les yeuxde la vierge sans maculer l’entière blancheur de sa robe ;aucun résultat n’avait été obtenu, Remy passait doux et indifférentdans ce monde où l’attiraient la marquise elle-même, ancienne amiede sa mère, le colonel Bozzo, pour qui il professait un respectfilial, et cette charmante comtesse Corona, qu’il aimait comme unesœur.

Au premier moment, on put croire que laprésence de Mlle de Villanove ne modifierait point lasituation, du moins en ce qui concernait Remy d’Arx.

Aux yeux de ce petit monde dont il était lefavori, son seul défaut était un tantinet de sauvagerie. On cruts’apercevoir qu’il devenait un peu plus sauvage, mais ce futtout.

Le jour où l’une de ces demoiselles découvritque Valentine, pour employer la locution si prudente et siexpressive du bon monde, avait « remarqué » M. Remyd’Arx, la grande nouvelle fut naturellement publiée dans tous lespetits coins, et il y eut bien des sourires moqueurs échangés entapinois, car la froideur de Remy était chose notoire. On aurait pumême aller plus loin : ses visites à l’hôtel devenaient deplus en plus rares, et c’est à peine si, dans ces occasions, iladressait à Mlle de Villanove les paroles exigées par lasimple politesse.

Mais si clairvoyantes que soient généralementces demoiselles, quand il s’agit d’intrigues mignonnes et de petitsromans à la douzaine, elles sont sujettes à se tromper auxmanifestations inconnues de cette chose si rare : un grand, unpuissant amour.

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