L’Arme invisible – Les Habits Noirs – Tome IV

Chapitre 12Le colonel

 

Les petites fêtes de l’hôtel d’Ornans seterminaient d’habitude par un souper intime où n’étaient admis queles amis très particuliers et les joueurs de whist de lamarquise.

C’étaient tous gens de l’autre siècle :Louis XVII avait date certaine et le bon colonel Bozzo se vantaitd’avoir marivaudé dans sa jeunesse avec Mme dePompadour, qui était, à son dire, une très aimable femme.

Mme d’Ornans, elle-même, beaucoupmoins âgée, aimait les modes de jadis.

Ces petits soupers, assurément, neressemblaient point à ceux de la régence, mais on y causaitlibrement, surtout quand Valentine prenait la fuite pour aller seretirer dans sa chambre.

On se couchait alors au jour pour se leverDieu sait à quelle heure.

La marquise, femme de vie discrète etparfaitement régulière, confessait qu’elle n’avait point entendusonner midi depuis sa plus tendre jeunesse.

Le colonel, au contraire, entendait sonnertoutes les heures de la journée et de la nuit.

Il avait un côté fantastique, ce charmant etdoux vieillard : il passait pour ne jamais se mettre aulit.

Quarante minutes après que son coupé modesteavait quitté la cour de l’hôtel d’Ornans, vous l’eussiez trouvé enrobe de chambre assis à son austère bureau, dans sa maison de larue Thérèse, qu’il avait transformée en établissement debienfaisance.

Cette nuit-là, les invités de la marquiseavaient pris congé de bonne heure, peut-être parce Mllede Villanove, qui était l’âme de ces petites fêtes, s’était retiréechez elle tout de suite après son entrevue avec M. Remy d’Arx.

La danse avait langui ; cette bellecomtesse Corona n’était pas la femme qu’il fallait pour faire leshonneurs d’une réunion de jeunes filles : elle était triste,dès qu’un intérêt vif et actuel ne la distrayait point de sespeines, et le drame de sa vie la préoccupait trop passionnémentpour qu’elle pût prendre part à des amusements presqueenfantins.

À l’heure du souper Mme la marquisese mit à table d’assez mauvaise humeur ; elle n’avaitaujourd’hui, par hasard, qu’un seul fidèle, le colonel Bozzo,agréable causeur, mais médiocre convive, parce qu’il mangeait moinsencore qu’il ne dormait.

Une alouette eût jeûné si on l’eût condamnée àson régime.

Il s’assit néanmoins gaillardement vis-à-visde sa vieille amie et déclara qu’il était en disposition de faireune petite débauche cette nuit.

– Que vous a dit M. d’Arx ? demanda lamarquise en lui servant un blanc de poulet mince comme une feuillede papier à lettre.

– Rien, répondit le colonel, le cher garçonn’y était plus du tout ; il avait l’air d’un homme qui vientde tomber d’un troisième étage.

– Mais enfin vous avez pu deviner ?…

– D’excellentes choses, oui, marquise. Il m’ajeté un regard effaré et s’est sauvé plus vite que si le diable eûtété à ses trousses.

– Et cela vous fait supposer ?…

– Une réussite complète. Je le connais :il a le bonheur sauvage et l’allégresse mélancolique.

Il se prit à rire tout doucement et tendit sonverre par-dessus son épaule en disant au domestique quiservait :

– Une véritable orgie, Germain ! je mesens gai comme un pinson et je veux boire un demi-doigt de vinpur.

– Moi, je ne suis pas gaie, bon ami, reprit lamarquise avec impatience ; il y a des moments où toutes cescharades me fatiguent. Je suis fort mécontente de Mllede Villanove.

– Merci, Germain, dit le colonel audomestique.

Puis il ajouta en approchant le verre de seslèvres :

– Drôle de fillette !

Il but une gorgée.

– Quand vous avez lâché ce mot-là, murmura lamarquise, il semblerait que vous avez tout dit.

– Eh ! eh ! eh ! fit lecolonel ; savez-vous à quoi elle s’occupemaintenant !

– Je pense qu’elle est couchée.

– Non, elle fait tout uniment sacorrespondance.

La marquise faillit avaler de travers, car ilfaut bien avouer que l’excellente dame, malgré l’agacement de sesnerfs, ne perdait pas une bouchée.

– À qui peut-elle écrire ainsi ?demanda-t-elle avec une véritable colère.

– Bonne amie, répondit paisiblement lecolonel, je n’ai pas pu lire sa lettre par le trou de laserrure.

– Comment ! vous avez regardé par le troude la serrure !

La manière dont ces mots furent accentuésdonnait une certaine âpreté au reproche qu’ils contenaient.

Le colonel se frotta les mains etrépondit :

– Vous ne sauriez croire combien jem’intéresse à cette enfant-là. Vous n’êtes pas seule à être maladede curiosité, bonne amie ; je suis allé là-haut pendant qu’ondansait encore, la porte était fermée en dedans, j’ai glissé unregard d’aïeul… non, de bisaïeul, car elle pourrait être aisémentmon arrière-petite-fille, et croyez-moi, marquise, ce regard-làvaut celui d’une mère.

– Vous arrangez tout avec votre excellentcœur, dit Mme d’Ornans.

– Je n’ai pas de nerfs, voilà tout, réponditmalicieusement le vieil homme. Vous demandiez à qui elle peutécrire ? pensez-vous qu’il soit possible de supprimer sa viepassée ? Seize ans sur dix-huit ! huit cents pour cent,comme dirait notre financier, M. de la Perrière. La chère enfant atrès probablement ses petits secrets.

Il s’interrompit et repoussa son assiette.

– Là ! fit-il, on peut dire que j’aisoupe comme un chasseur… Si j’allais faire de nouveau ma ronde,peut-être que j’apporterais des nouvelles.

– Vous voulez me laisser seule ! s’écriala marquise. Elle eut comme un léger frisson.

– Est-ce que vous avez peur ? dit lecolonel en riant.

Il mit en même temps les deux mains sur lesbras de son fauteuil pour se lever avec lenteur et précaution.

– Mon Dieu, repartit Mme d’Ornans,je ne sais, il y a longtemps que je n’avais passé une soirée aussimaussade. Toutes ces histoires de voleurs… Avez-vous entendu ce queracontait M. Champion : l’habileté incroyable avec laquelleles Habits Noirs s’introduisaient dans les maisonsisolées ?

Le colonel, qui était debout, appela Germainet lui dit :

– Prends une pique, toi, et monte la gardeautour de Mmela marquise, pendant que je vaisopérer une sortie pour reconnaître l’ennemi.

Le valet resta bouche béante à le regarder, etMme d’Ornans dit d’un ton offensé :

– Voici vraiment la première fois que je vousentends risquer une plaisanterie de mauvais goût, bon ami.

Le colonel fit le tour de la table et luibaisa la main avec un redoublement de gaieté en disant :

– Que voulez-vous ! les suites d’unedébauche ! j’ai le vin tapageur.… Reste ici, Germain, je vaisrevenir.

Il traversa la salle à manger d’un pas tardifet lourd, mais aussitôt qu’il fut dans l’escalier, il en gravit lesmarches avec l’agilité d’un vieux chat.

Ses pieds, tout à l’heure si pesants, neproduisirent aucune espèce de bruit en foulant le parquet dudeuxième étage.

La porte de l’appartement de Mllede Villanove était la première dans le corridor ; le colonels’en approcha sans en avoir fait crier une seule planche, et mitaussitôt son œil au trou de la serrure.

– La lettre est longue, pensa-t-il. Oui, oui,je veille sur toi, ma jolie fille, me sollicitude égale celle d’unemère ; je te guette et j’ai mes raisons pour cela !

Il s’éloigna de la porte et descendit mêmedeux ou trois marches de l’escalier, qu’il remonta en mettant decôté toute précaution, puis il revint vers l’appartement deValentine en laissant sonner chacun de ses pas.

– Est-ce que vous êtes couchée,mignonne ? demanda-t-il.

– Non, répondit la jeune fille.

– Ne venez-vous point à table ?

– Je n’ai pas faim.

– Alors, ouvre-moi, petite, car je suis bienvieux pour qu’une gamine de ton âge me laisse sur le carré.

Deux ou trois secondes s’écoulèrent, puis laporte s’ouvrit.

– J’aurais désiré être seule, dit Valentine,dont la voix était froide et presque rude ; que mevoulez-vous ?

– On ne peut pas lancer quelqu’un dehors plusnettement, murmura le colonel, qui ajouta en la baisant aufront : « Drôle de fillette ! »

Il entra et referma la porte.

Son regard s’était dirigé tout de suite versle gentil bureau où Mlle de Villanove était naguèreoccupée à écrire.

Le bureau était fermé et la chaise oùs’asseyait Valentine avait été remise contre la boiserie.

– Qu’est-ce que tu faisais-là ? demandale colonel, dont l’accent était plein de paternelles caresses.

– Je pensais, répondit Valentine.

– À qui ? à ce beau Remy d’Arx ?

– Oui, répliqua encore Valentine.

– Et tu ne pensais qu’à lui ?

Elle garda le silence. Le vieillard s’assit enmurmurant :

– Il y a vingt-deux marches de la salle àmanger jusqu’ici, songe donc, je suis las.

Les sourcils délicats de Mlle deVillanove étaient froncés.

– Je vous ai demandé ce qu’on me voulait,dit-elle.

– Prête à faire des barricades si ce qu’onveut ne te convient pas, hein ? Et voilà la chose curieuse,les mauvaises têtes comme toi sont toujours adorées. Mignonne, tuas grand tort de te révolter, car ceux qui devraient te commandert’obéissent ; tu es la reine ici, on ne veut rien sinon savoirta fantaisie pour s’y conformer humblement. Tu as refusé ce pauvreRemy ?

– Est-ce lui qui vous a appris cela ?demanda Valentine.

– Non ! c’est moi qui l’ai deviné, commeje devine tout ce qui te concerne… à l’exception d’une chosepourtant : je ne devine pas pourquoi tu as refusé l’homme quetu aimes.

Pour la seconde fois, Mlle deVillanove resta muette.

Le colonel lui prit la main, la força des’asseoir auprès de lui et poursuivit d’un ton savamment calculéqui alliait une nuance de sévérité à l’affection la plustendre :

– Tranquillisez-vous, mignonne ; je n’enai pas pour longtemps, et comme je vous dispense de me répondre,cela abrégera encore notre entretien. Le cœur des jeunes filles estsujet à se tromper, interrogez le vôtre avec soin, écoutez bien cequ’il vous répondra. Mme la marquise a pour vous latendresse d’une mère, moi je ne vous dis même pas comme je vousaime. Si le jeune homme à qui vous écriviez tout à l’heure… nefrémis pas, va, petite, il n’y a pas de sorcellerie dans mon fait…si le jeune homme à qui tu as gardé ton petit cœur est digne detoi, compte sur moi. M’entends-tu bien ? Je suis avant tout duparti de ton bonheur.

Il pressa la main de Valentine qui restaitfroide entre les siennes et l’attira jusque sur son cœur.

– Voilà ce qu’on te voulait, ajouta-t-il dansun baiser ; on voulait te dire que tu n’as rien à craindre,que tes désirs sont des lois et qu’on se charge d’amener lamarquise à trouver bon, convenable, parfait, tout ce que tu aurasrésolu dans ta sagesse. Et là-dessus, mademoiselle de Villanove,reprit-il en quittant son siège, on vous souhaite la bonne nuit envous demandant bien pardon de vous avoir dérangée.

Le sein de Valentine battait violemment ;deux larmes jaillirent de ses yeux ; elle se jeta au cou duvieillard entraînée par un irrésistible élan.

Le colonel, malgré toute sa prudencediplomatique, ne put défendre à son regard d’exprimer unespoir.

Mais l’espoir fut déçu ; Valentine neparla point ou plutôt elle ne dit que ces seuls mots, prononcésavec une inexplicable froideur :

– Bon ami, je vous remercie.

Elle reconduisit le colonel jusqu’à la porteet la referma derrière lui.

En descendant l’escalier, le colonelfredonnait entre ses dents une petite ariette d’Italie.

– Eh bien ? demanda la marquise aprèsavoir renvoyé Germain, son garde du corps, allez-vous me dire autrechose que : Drôle de fillette ?

– J’avais le mot sur les lèvres, répliqua lecolonel. Sangodémi ! belle dame, plus drôle encore que vous nele croyez !

– Qu’y a-t-il donc de nouveau ? vousm’inquiétez…

– Il y a une simple bagatelle : je saispour qui était la lettre.

– Pour Remy ?

– Non, pour Maurice.

La marquise bondit sur sa chaise.

– Qu’est-ce que c’est que Maurice ?s’écria-t-elle.

– C’est un lieutenant de cavalerie.

– Un lieutenant ! répéta Mmed’Ornans avec une véritable horreur.

Le colonel consulta sa montre, qui marquaitdeux heures moins un quart.

– Et vous ne voulez pas, reprit-il avec unsingulier sourire qu’il avait dans les grandes circonstances, vousne voulez pas que je dise : drôle de fillette !

– Elle aime ce jeune homme ? balbutia lamarquise.

– Ma foi, c’est supposable, belle dame, nousavons tous un cœur. Mais, s’il vous plaît, mettons de côté cesdétails, l’important c’est de presser l’achat de la corbeille.

– Comment ! voulut interrompre lamarquise stupéfaite.

– Parce que, poursuivit le vieillard avec sonimperturbable tranquillité, grâce au lieutenant de cavalerie, lemariage de notre bon Remy avec Mlle de Villanove se ferapeut-être plus vite que nous ne le pensions tous les deux.

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