L’Arme invisible – Les Habits Noirs – Tome IV

Chapitre 2Le confessionnal de Toulonnais-l’Amitié

 

Il était environ huit heures du soir et leboulevard du Temple, ce rendez-vous des plaisirs populaires quireste dans la mémoire de tous les Parisiens, malgré le squarelugubre qu’on a mis à sa place, éclatait en mille bruits joyeux. Lafoule se pressait autour des théâtres dont l’enseigne promettait lerire ou les larmes, la foire des petits marchands allumait seslanternes et ceux-là mêmes qui n’avaient pas trois sous pour entrerchez le regretté Lazari trouvaient à passer leur soirée gratisdevant la baraque de quelque successeur de Bobèche.

Quand le singulier personnage qu’on nommait M.l’Amitié déboucha par la rue Charlot en quittant le logis du papaKœnig, le boulevard était à l’apogée de son allégressequotidienne ; mais ces joies, paraîtrait-il, n’étaient pasl’affaire de notre homme à la houppelande juive, car il n’accordapas même un regard aux fameuses illuminations de la foire, ettourna court dans la direction de la colonne de Juillet.

Le coupé aux stores fermés fit comme lui etlongea lentement le trottoir.

Le costume choisi par M. l’Amitié serencontrait alors plus souvent qu’aujourd’hui dans le quartier duTemple. Les choses caractéristiques tendent à s’effacer de plus enplus et les vieux vautours de la petite semaine s’habillentmaintenant comme des casse-noisettes ordinaires. Les jeunes ontparfois leur tailleur aux environs de l’Opéra.

M. l’Amitié pouvait donc continuer sapromenade sans exciter autrement l’attention des passants. Ilallait d’un pas doux comme la peau de mouton qui rembourrait sesbottes et chantait à demi-voix cet air qui n’eut jamais rien defactieux :

il pleut, il pleutbergère,

Ramenez vos moutons…

Mais tout en fredonnant, il songeait et sarêverie ne ressemblait point à sa chanson.

– Le colonel, pensait-il, m’a tracé mon cheminpouce par pouce et je fais comme à l’ordinaire le métier demarionnette. Voilà longtemps que ça dure. Au commencement jem’amusais à deviner ses manigances qui sont cousues de fil blanc,mais j’en ai trop deviné et le bonhomme m’ennuie. Il serait temps àla fin que le vieux fit un peu de place aux jeunes, d’autant queles jeunes comme moi commencent à mûrir. Qu’est-ce que c’est quetout cet argent qui reste là-bas enterré dans un trou, au fond dela Corse ? et pourquoi continuer les affaires quand onpourrait rouler carrosse ? c’est joli les combinaisons dubonhomme ; ça a trois, six, neuf compartiments comme les bauxde mon propriétaire, mais la liquidation ne vient pas et tant va lacruche à l’eau…

Il s’interrompit et descendit jusqu’au bord dutrottoir, cherchant une place propice pour traverser la chaussée.Un sergent de ville qui marchait derrière lui dit toutbas :

– Bonsoir, Monsieur Lecoq.

L’Amitié regarda tout autour de lui avant derépondre :

– Bonsoir, Bonhomme.

– On dit là-bas, à la préfecture, reprit lesergent, que vous chauffez une histoire pour cette nuit.

– Fais ton ouvrage, répliqua brusquementl’Amitié, qui se lança sur le pavé boueux.

– Ma parole, grommelait-il, il n’y a pasbavards comme ces hirondelles ! On risque à chaque pas de secompromettre avec eux. Le Père est bien tranquillement à faire sonwhist pendant qu’on s’éreinte. Il a juré ses grands dieux quel’affaire de M. Remy d’Arx, le juge d’instruction, serait sadernière affaire, mais voilà dix ans qu’il radote cela. Moi, jepatiente et j’obéis ; mais du diable si je comprends, cettefois, la mécanique du vieux, avec ses diamants et toutl’embrouillamini qu’il a imaginé à l’entour. Quand je l’aiinterrogé, il m’a répondu comme moi au sergent de ville : Faiston ouvrage.

Il s’arrêta de l’autre côté du boulevard, etconclut :

– On fera l’ouvrage, papa, mais tout a unefin, et une fois l’ouvrage faite, je connais quelqu’un quivous demandera son compte un peu bien !

Le bruit et le mouvement qui donnaientautrefois un aspect si particulier au vieux boulevard du Temple nes’étendaient pas très loin. Chacun peut se souvenir que leChâteau-d’Eau d’un côté, les environs de la Galiotte de l’autre,étaient relativement des lieux déserts.

On appelait la Galiotte la dernière maisonformant angle entre la rue des Fossés-du-Temple et le boulevard,parce que l’entreprise des bateaux-poste du canal de l’Ourcq tenaitlà ses bureaux.

Derrière la Galiotte et très près de l’endroitoù la façade du Cirque éclaire maintenant ce quartier jadis simisérable, s’ouvrait, au milieu de maisons décrépites et de masuresà physionomie campagnardes, une ruelle étroite qui s’en allaitrejoindre, après un long et tortueux parcours, la rue duFaubourg-Saint-Martin à la hauteur de la mairie actuelle.

Cette ruelle n’avait point de nom officiel,sinon au point où elle coupait le faubourg du Temple, derrière leschantiers de Malte. Là un écriteau l’intitulait rue duHaut-Moulin ; mais partout ailleurs on l’appelaitfamilièrement le Chemin-des-Amoureux.

La première maison du Chemin-des-Amoureux, enentrant par la rue des Fossés, était un café borgne qui portaitpour enseigne ce hardi calembour : Estaminet de L’Épi-Scié.Cet établissement, entouré d’une détestable renommée et dans lequella police faisait de fréquentes razzias, avait sa façade tournéevers le boulevard, à cause d’un coude brusque de la ruelle.

Du lieu où M. l’Amitié s’était arrêté, ilpouvait voir à travers les rideaux rouges de deux fenêtres leslueurs de la salle de billard. On y jouait la poule, selon lapromesse d’un petit écriteau, fabriqué à la main et placé sous lalanterne rouge qui disait aux passants du boulevard les prix dugloria et de la demi-tasse : 10 et 20 centimes.

Le billard, large comme une prairie, haut surjambes et recouvert d’un tapis abondamment graisseux, était placéau milieu d’une salle assez spacieuse, mais basse d’étage. Tout àl’entour, des tables de bois, soutenues par deux pieds seulement,s’appuyaient de l’autre côté sur une tringle appliquée contre lemur.

Vis-à-vis de la porte d’entrée il y avait uncomptoir de marchand de vins, où trônait une grosse mère à lafigure violette dont le bonnet, garni de vieux rubans rouges,laissait échapper des mèches de cheveux gris pommelé.

Son nom était Mme Lampion ;elle avait ruiné des porteurs d’eau dans sa jeunesse.

La poule, bien nourrie, comptait une douzainede joueurs dont les costumes étaient sensiblement disparates.Quelques-uns portaient des blouses, d’autres des paletots plus oumoins déguenillés ; d’autres, enfin, des habits de bon drap,presque propres et assez cossus.

La toilette semblait d’ailleurs être ici unélément de considération assez médiocre ; il y avait deshaillons qui parlaient haut et qui obtenaient le sourire des dames,tandis que certaine redingote tolérable gardait la timidité dusimple soldat, admis à la table des fourriers. Le lion, car il y apartout un favori qui fait la mode, était un jeune gars de vingt àvingt-cinq ans, avec une toute petite casquette posée de traverssur une forêt de cheveux blonds frisés.

Il jouait en bras de chemise. Il avait desbottes et son pantalon froncé sur les hanches le serrait à laceinture comme une robe de femme.

C’était lui qui « bloquait » le plusde billes et qui plaçait le plus de « mots ». Son succèsétait complet ; tous les hommes l’admiraient, toutes les damesle caressaient du regard. Cocotte, c’était le nom qu’on luidonnait, acceptait ces hommages comme une chose due et gagnaitgaiement les sous de ses partners en guenilles.

Deux personnes seulement, dans toutel’assemblée, paraissaient ne point s’occuper de lui. C’étaitd’abord Mme Lampion, qui, selon l’habitude, sommeillaitmajestueusement derrière son comptoir, et c’était ensuite un hommede taille herculéenne, dont la figure hâve et malheureuse secachait à demi sous ses cheveux en désordre. Cet homme occupait latable la plus éloignée du centre, à droite de la porte, et un largevide existait autour de lui, à droite comme à gauche. Il s’étaitfait servir un petit verre qui restait intact. Depuis son entrée,il demeurait immobile, la tête enfoncée entre ses deux robustesmains.

Les regards que les joueurs et la galeriejetaient à ce personnage étaient rares ; ils exprimaient à lafois de la répugnance et de la crainte. Cocotte seul lui avait ditlors de son entrée :

– Bonjour, marchef ; commentva ?

Encore avait-il ajouté à voix basse :

– Il y a du tabac, puisque voici leCoyatier ! Quand cet oiseau-là sort de son trou,méfiance ! Je parie que nous allons avoir du nouveau cettenuit.

Aussi quand la porte s’ouvrit pour donnerpassage à la judaïque figure de M. l’Amitié, il y eut uneffet produit, comme on dit au théâtre.

Les conversations se turent autour des tables,les billes s’arrêtèrent sur le billard, et, de groupe en groupe, onaurait pu entendre ce nom prononcé à voix basse :Toulonnais-l’Amitié.

– Qu’est-ce que je vous avais dit ?ajouta le jeune M. Cocotte en clignant de l’œil à la ronde,Tabac !

Le nouveau venu referma la porte et dit d’unebonne grosse voix toute ronde que nous n’aurions point reconnue,car il parlait sur un autre ton dans l’échoppe du pèreKœnig :

– Bonsoir, les petits vieux, ça va-t-il commevous voulez ? Je passais ici en me promenant, j’ai eu l’idéed’entrer pour savoir un peu ce que vous pensez du cours de laBourse et des affaires politiques.

Il y eut un éclat de rire un peu contraint, etquelques dames allèrent jusqu’à dire :

– Est-il farceur, ce M. l’Amitié !

L’homme à la taille d’athlète qui était toutseul dans son coin n’avait pas bougé, et Mme Lampiondormait toujours.

L’Amitié, en changeant de voix, avait changéaussi de tournure et de visage. Son allure était brusque, sonregard hardi et franc.

– Vous apportez de l’ouvrage, patron ?demanda Cocotte d’un air soumis et presque caressant.

– Savoir, bijou, savoir… Je ne vois pas tonami Piquepuce, hé ?

– Il n’est pas venu ce soir.

– Il viendra… nous avons à causer… Holà !amour, ajouta-t-il en secouant l’épaule massive de la limonadière,qui ouvrit en sursaut ses yeux frangés d’écarlate, je paye unetournée de vin chaud à tout ce joli monde-là pour boire à la santédu roi de Prusse et de son auguste famille.

On rit encore, mais au milieu du rire une voixlugubre se fit entendre.

C’était l’homme au bout de la salle qui avaitrelevé la tête et qui disait :

– Monsieur Lecoq, moi je ne suis pas ici pourm’amuser. On m’a ordonné de venir, et je suis venu. Dites-moi toutde suite ce qu’on veut de moi.

– Je n’en sais rien, répondit sèchementl’Amitié ; chacun son tour, tu auras le tien. Bois un verre devin chaud, marchef, si tu veux, et prends patience. Ce soir, il yen a d’autres que toi qui ne sont pas ici pour s’amuser.

L’athlète reprit son immobilité chagrine etrepoussa un verre plein que le garçon lui tendait.

– Amour, reprit l’Amitié, qui revint vers lagrosse dame de comptoir, fais allumer le confessionnal.

Et il ajouta en s’adressant àCocotte :

– Allons, petit, monte.

– C’est que, objecta le plus élégant desjoueurs de poule, ma bille vaut 1 franc 75.

– Je t’en donne 2 francs, repartit l’Amitié,et je l’offre à ce bon Coyatier.

– Nous ne jouons pas avec le marchef !dirent les autres d’une seule voix.

Celui-ci ne répondit point, mais ses yeuxs’ouvrirent tout grands et se fixèrent tour à tour sur chacun deceux qui avaient parlé.

Il n’y en eut pas un seul pour soutenir ceregard à la fois triste et terrible.

L’Amitié ricanait.

– Quand M. Piquepuce va revenir, ajouta-t-ilen se dirigeant vers un petit escalier en colimaçon, situé derrièrele comptoir, il faudra l’envoyer à confesse.

Cocotte le suivit.

Dès qu’ils furent éloignés, au lieu decontinuer la partie, joueurs et buveurs se massèrent en un seulgroupe où l’on se mit à parler tout bas. Le résumé de l’entretienaurait pu se traduire ainsi :

– Cocotte, Piquepuce et le marchef !c’est une mécanique à grand spectacle !

L’endroit que ce bon M. l’Amitié appelait sonconfessionnal était tout bonnement un cabinet particulier, situé aupremier étage. L’unique fenêtre de ce réduit, destiné à fêterl’amour en guenilles et Bacchus frelaté, donnait en face de laruelle et avait vue sur le boulevard. Une double porte toute neuveet bien rembourrée faisait contraste avec l’indigence malpropre del’ameublement. Ce luxe était dû à Toulonnais-l’Amitié, qui avaitfait de ce lieu une succursale de ses divers cabinetsd’affaires.

Car c’était un homme considérablementoccupé.

Au moment où Cocotte passait le seuil, unevoix cria du bas de l’escalier :

– Ne fermez pas, j’arrive à l’ordre !

L’instant d’après, Toulonnais était assis surle vieux divan entre ses deux acolytes.

M. Piquepuce avait une dizaine d’années deplus que le joli Cocotte, dont il était l’inséparable :Virgile, avant nous, avait mis cette différence d’âges entre Nisuset Euryale. L’apparence de M. Piquepuce était celle d’un rat dechicane prétentieux et romantique ; il portait de longscheveux, cachant le col d’un habit pelé.

– Cause, lui dit l’Amitié, le petit n’est pasde trop ; il est bon qu’il sache un bout de l’histoire.

– Eh bien ! commença Piquepuce d’un airimportant, notre jeune homme est à Paris.

– Parbleu ! fit Toulonnais, qui haussales épaules. Si tu veux, je vas te donner son adresse.

– Si vous en savez plus long que moi… voulutdire Piquepuce.

– Cela se pourrait bien, bonhomme, interrompitl’Amitié, mais tu es là pour répondre et non point pour te fâcher.As-tu vu la dompteuse ?

– Je la quitte. Elle a sa baraque placeValhubert, devant le Jardin des Plantes, et doit emballeraprès-demain pour la fête des Loges.

– Se souvient-elle de Fleurette ?

– Je le crois bien ! quand ce ne seraitque par jalousie !

– Ah ! ah ! fit l’Amitié avec unecertaine vivacité, voyons ça… Ce vieux Père a décidément de lacorde de pendu plein ses poches !

– J’ai donc payé le petit noir à la dompteuse,reprit Piquepuce, au café de la gare d’Orléans. C’est encore unefemme agréable, quoiqu’un peu puissante. Il paraît qu’elle entenait dans l’aile pour ce jeune Maurice et que ça lui est mêmeresté malgré la suite des temps. Vous savez, les dompteusesd’animaux féroces, c’est presque toujours des femmesromanesques ; il n’y a pas plus langoureuse que MmeSamayoux, quoiqu’elle ait mis jadis son mari à l’hôpital d’un coupde boulet ramé, en jouant et sans malice, dont il est mort au boutde cinq semaines de souffrances ! Elle fait des vers commepère et mère, sauf l’orthographe, et pince la guitare àl’espagnole…

L’Amitié frappa du pied.

– Il ne s’agit pas de Mme Samayoux,dit-il, mais de Maurice et de Fleurette.

– J’allais y arriver. Quand on vint chercherla petite à la baraque de la part de ses parents, pour la fairecomtesse ou autre, et MmeSamayoux dit que c’estencore là une drôle d’histoire, car l’enfant n’avait ni marque, nisigne, ni croix de sa mère, à l’aide desquels il est faciled’effectuer une reconnaissance dans les règles : quand donc onvint la réclamer, le jeune Maurice faillit devenir fou. Vous savezou vous ne savez pas qu’il était fils de parents comme il faut etqu’il s’était engagé chez la Samayoux pour le trapèze, la boule etla perche à cause de Fleurette, qu’il idolâtrait.

La petite était en ce temps-là somnambulelucide et manigançait la seconde vue. Ça a dû être un drôle de rêvetout de même quand elle a vu le carrosse qui venait la chercherpour la mener dans un hôtel des Champs-Élysées, où elle aprésentement des robes de soie et des cachemires… Ne vousimpatientez pas… Le jeune Maurice fit donc un coup de satête ; malgré que Mme Samayoux lui proposait del’épouser en lui laissant par contrat sa baraque, ses outils et sesbêtes, il s’engagea soldat et partit pour l’Afrique. Qui est-ce quipleura ? ce fut la dompteuse. Elle se serait même périe par lecharbon sans un musicien de son orchestre qui lui adoucitmomentanément sa douleur.

– Pour une chose racontée agréablement,murmura Cocotte, ça y est !

– Et la fillette ? demanda l’Amitié, nonsans donner de nouveaux signes d’impatience.

– J’allais y venir. Mme Samayouxfut cinq ou six mois sans entendre parler de la fillette ;elle ne savait pas même où elle était, car on lui avait compté unegentille somme pour avoir mademoiselle Fleurette, mais une foispartie, ni vu ni connu, tout s’était fait dans le plus grandmystère.

Un beau matin, à la foire de Saint-Cloud,Mme Samayoux, après avoir pris sa chopine de blanc,allait porter le déjeuner à ses bêtes, lorsqu’elle vit entrer dansla baraque une brassée de taffetas, de jais, de fleurs et dedentelles : c’était Fleurette qui se jeta à son cou en luidisant : « Où est-il ? j’en mourrai si vous nevoulez pas m’apprendre où il est ! »

– Je vous dis qu’il en a ! s’écrial’Amitié, qui claqua ses mains l’une contre l’autre, il en a toutun rouleau !

Piquepuce, interloqué, le regarda avecétonnement, mais Cocotte expliqua :

– Le patron entend de la corde de pendu… vatoujours.

– Ça lui importe donc, au vieux dont vous avezfait mention, poursuivit Piquepuce, que mademoiselle Fleurette etle jeune monsieur Maurice s’entradorent ? Alors tout va pourlui comme sur des roulettes, car la petite demoiselle est revenueplus de dix fois, au risque de se compromettre et rien que pourparler de lui. Il n’y a pas comme les dompteuses pour avoir de lasensibilité ; ça fendait l’âme de maman Samayoux de voirl’inclination mutuelle des deux jeunes gens, mais elles’intéressait à leurs amours comme si c’était une pièce de laGaieté, et elle a même fait là-dessus une romance qu’elle voulaitme chanter à toute force.

« C’est elle qui a écrit au jeune hommeen Afrique en lui disant : « Revenez, on vousattend », mais sans lui révéler les mystères de l’aventure,parce que mademoiselle Fleurette dit qu’il y a de grands dangersautour d’elle… et vous devez bien savoir si elle a tort ou raison,patron. Par quoi, il n’est pas toujours si facile de revenird’Afrique que d’y aller ; mais le jeune homme a fini partrouver la clef des champs, et Mme Samayoux était tantôtdans tous ses états, car c’est aujourd’hui même que monsieurMaurice doit venir la trouver pour savoir enfin ce que parler veutdire.

M. Piquepuce se tut et l’Amitié resta uninstant pensif.

– Voilà ! murmura-t-il ; j’essayedes carambolages absurdes et les trois billes du bonhommereviennent toujours dans le petit coin !

– À ton tour, Cocotte, ajouta-t-ilbrusquement. M. Piquepuce a fini et il peut aller voir en bas sinous y sommes.

Ce dernier obéit aussitôt, et dès que ladouble porte fut refermée, l’Amitié reprit :

– À nous deux, petit, ce n’est pas toi qui vasparler, c’est moi, et tâche d’écouter comme il faut. Ta besognen’est pas difficile, puisque tu as été dans la partie, mais il fautque la chose soit faite avec soin : c’est pour payer laloi Rue de l’Oratoire-du-Roule n° 6, tout auprès desChamps-Élysées, il y a un garni…

– Je vois ça, interrompit Cocotte, deux corpsde logis. J’ai connu une dame qui demeurait sur le derrière ;on montait une cour en pente pour arriver chez elle et sa fenêtreétait à cinq pieds du carreau parce que Mme la marquised’Ornans ne voulait pas qu’on regardât dans son jardin.

– C’est parfait, petit ; tant mieux si tuconnais les êtres. Il s’agit justement du second corps de logis oùdemeurait la dame ; il y a là deux chambres au second qui setouchent.

– Les n° 17 et 18, dit encore Cocotte.

– Précisément. Tu vas prendre avec toi tatrousse, et tu ouvriras la porte du n° 17.

– Minute ! objecta le jeune bandit, leconcierge m’a vu vingt fois.

– Tu arrangeras ta tête, ça te regarde.

– Mais s’il y avait quelqu’un dans la chambren° 17…

– Il n’y aura personne. Quand un amoureuxrevient d’Afrique et trouve quelqu’un à qui parler de sa belle…

– Est-ce que ce serait ?… commençaCocotte.

– La paix ! fit M. l’Amitié d’un tonpéremptoire, et note sur ton calepin le nom que je vais tedire : M. Chopin. C’est un pauvre diable de musicastre quicourt le cachet. Si le concierge te laisse passer tu ne dirasrien ; s’il s’arrête, tu lui jetteras ce nom de Chopin ;il a une classe le soir. Est-ce fait ?

– C’est fait.

– À la bonne heure ! Te voilà donc entréau n° 17…

– En crochetant la porte ?

– Oui, mais à l’œuf ! et sans laisser detraces. Au milieu de la cloison de gauche, en entrant et toutauprès du lit, il y a une porte condamnée qui communique avec lachambre n° 18. Nous te payons cher, petit, parce que tu es un desplus habiles serruriers de Paris ; il faut que tu nous fassesici quelque chose de soigné. Tu dévisseras d’abord les deuxverrous, puis tu briseras la serrure.

– Sans laisser de trace encore ?

– Du tout ! au contraire ! Tu jouesdésormais le rôle d’un voleur novice ; tout doit être faitgrossièrement et les preuves d’effraction doivent sauter aux yeux.Seulement, et voilà où tu montreras ton talent, les choses doiventrester en place et paraître en bon état jusqu’à ce que quelqu’untouche la porte condamnée, s’y appuie, la pousse… Tum’entends ?

– Oui, répondit Cocotte qui souriait, je vousentends… et après ?

– Après, tu laisses un« monseigneur » sous une chaise, une pince dans la ruelledu lit ; tu refermes proprement la porte d’entrée et tu filesen te disant : Voilà une soirée qui m’a apporté un billet decinq cents francs… Roule ta bosse et fait monter le marchef.

Quand Coyatier entra, M. l’Amitié étaitdebout. Il devint un peu pâle, en voyant l’athlète refermersuccessivement les deux portes, et, certes, il y avait de quoi.

Mme Samayoux n’avait point dans saménagerie de bête féroce comparable à celle-là.

C’était un homme grand et gros dont lesmembres massifs semblaient posséder une puissanceextraordinaire ; sa tête, écrasée, s’enfonçait entre deuxépaules d’une largeur énorme.

Il était laid, il était triste ; ilfaisait peur.

Pourtant, à le bien regarder, il n’avait pointce qu’on appelle l’air méchant, et le brutal ensemble de ses traitsdégageait je ne sais quelle expression de douleur résignée.

Il avait été soldat, bon soldat, et mêmesous-officier, comme son sobriquet de marchef l’indiquait. Il neracontait son histoire à personne, mais on disait qu’il avait ététrompé par une femme, et qu’il l’avait tuée dans un transportd’amour jaloux. Il s’était enfui après ce meurtre, et on avaittrouvé son rival couché sur une grande route avec la têtebroyée.

Quand il eut refermé les portes, il restaimmobile auprès du seuil.

– Bonhomme, lui dit l’Amitié en essayant deprendre un ton léger, nous avons de la besogne : il va fairejour cette nuit.

Coyatier ne répondit point.

– Tu n’es pas plus bavard qu’à l’ordinaire,reprit l’Amitié, dont l’accent se raffermit, mais tu es un garçonde bon sens et tu sais bien que nous t’avons mis une corde au couune fois pour toutes. Tant que nous serons contents de toi, lajustice aura beau faire et beau dire, tu n’a rien à craindre ;mais le jour où tu désobéiras…

– J’attends ! interrompit le marchef avecrudesse.

– À la bonne heure, nous sommes d’accord.C’est rue de l’Oratoire-du-Roule, n° 6.

– Écrivez l’adresse sur un bout de papier, ditle marchef, je vas perdant la mémoire.

L’Amitié fit ce qu’on lui demandait etpoursuivit :

– Tu pars tout de suite, car la route estlongue ; en entrant là-bas, tu diras au concierge : M.Chopin pour la classe du soir.

– Écrivez cela, dit encore le marchef.

– Soit ! Tu traverseras la cour ; M.Chopin demeure au troisième étage sur le derrière. Tu monteras auquatrième, où sont les greniers, et tu te cacheras dans le bûcher,à droite de l’escalier.

– À droite de l’escalier, répéta le marchef,c’est bien.

– Là, tu attendras pas mal de temps, car laclasse de M. Chopin finit à dix heures et il faut arriver avant lasortie de ses élèves ; d’un autre côté, la besogne n’est quepour deux heures du matin.

– Deux heures du matin, répéta encoreCoyatier, bon !

– Il y a une horloge à l’hôtel d’Ornans, tul’entendras comme si elle sonnait dans ton bûcher. À deux heuresjuste, tu descendras deux étages et tu frapperas doucement à laporte, qui est à gauche, sur le carré du second.

– Au second, dit le marchef, porte à gauche,ça y est.

– On te demandera : Qui est là ? turépondras : Le bijoutier.

– Ah ! fit Coyatier, le bijoutier…bon !

– On t’ouvrira, et tu te trouveras en faced’un homme armé.

– Armé… bien !

– Pour entrer en matière, tu l’assommeras d’uncoup de poing, car si tu montrais ton couteau il te brûlerait lacervelle.

Coyatier fit un signe d’assentiment.

– Ensuite, poursuivit l’Amitié, tu l’achèverascomme tu voudras.

– Bien ; et que faudra-t-ilprendre ?

– Rien, sinon une canne à pomme d’ivoire quetu trouveras quelque part dans la chambre. Cherche vite, car il yaura quelqu’un dans la pièce voisine.

– Bien ! et quand j’aurai la canne àpomme d’ivoire ?

– Tu t’en iras.

– Par la porte ?

– Non, il y a une fenêtre qui donne sur lejardin de l’hôtel d’Ornans, et le mur est couvert d’un treillage duhaut en bas ; tu pourras descendre comme par une échelle. Unefois dans le jardin, tu prendras la première charmille à droite, aubout de laquelle est une porte qui te mettra dans les terrains deBeaujon.

– Il faudra la forcer ?

– Voici de quoi l’ouvrir.

Sans s’approcher du marchef, l’Amitié lui jetaune clef enveloppée dans un billet de banque. L’athlète attrapa letout à la volée. Il déplia le papier, regarda le chiffre du billetde banque et dit :

– Qu’y aura-t-il une fois la chose faite,monsieur Lecoq ?

– Le double, répondit l’Amitié.

Le marchef tourna le dos, rouvrit les deuxportes et se retira sans ajouter une parole. L’Amitié respirafortement.

– J’ai toujours l’idée, murmura-t-il, que cesanglier-là, quelque jour, me plantera son boutoir dans le ventre,mais à part cet inconvénient là, quel meuble ! On le feraitfaire sur commande que jamais on n’en obtiendrait unpareil !

Il redescendit l’escalier en colimaçon ettraversa de nouveau la salle basse de l’estaminet de L’Épi-Scié, oùla poule était en pleine activité.

– Bonsoir, amour, dit-il à la grosselimonadière, qu’est-ce que nous offririons bien à tous ces bravesenfants-là ? Une goutte de punch ? Allons ! va pourun punch, puisque le vin chaud est bu.

Il déposa un double louis sur le comptoir ets’éloigna au milieu d’une acclamation générale.

À quelques pas de là, au coin de La Galiote,le coupé aux stores baissés l’attendait fidèlement. Il y monta endisant au cocher :

– Hôtel d’Ornans, Giovan, et brûlons lepavé !

Quand le coupé, après avoir traversé toutParis au trot allongé de son cheval, eut franchi la porte cochèreélégante de l’hôtel, situé aux Champs-Élysées, à droite de la ruede l’Oratoire-qui-Roule, ce ne fut point le Juif à la houppelandesordide et aux vieilles bottes fourrées qui en sortit.

L’homme qui sauta sur le perron, propre etrasé de frais, était chaussé de bottes vernies et portait un habitnoir tout chamarré de décorations étrangères.

Il passa dans l’antichambre, la mine haute, enhabitué de la maison, et fut annoncé ainsi à la porte dusalon :

– Monsieur le baron de la Perrière !

Le cocher ne parut nullement surpris dumiracle qui s’était accompli dans sa voiture et alla prendre placeparmi les équipages rangés en ligne le long des trottoirs de lagrande allée de l’Étoile.

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